Eté jour 2, les blés ne sont pas encore blonds, les coquelicots déjà mûrs.
Entre les colonnes de feuilles de schiste d’Anne-Marie Klénès, le soleil noir de Claudia Passeri – installation cueillie parmi 23 autres sculptures – , la carte à manger «Tendres sauvages» – parmi les 17 interventions artistiques composant le projet Loop – et la palissade photographique d’Eric Chenal, qu’est ce qui fait monter la température? Un art qui prend l’air. Dans le vert – en l’occurrence, au coeur de ce lieu privilégié, entre forêt et étangs, qu’est Montauban, sorte d’île en marge des bruits du monde où s’ancre le Centre d’art contemporain du Luxembourg belge – et dans l’urbain, espace public, de Sanem à Esch-sur-Alzette en passant par Luxembourg-Ville.
Alors, avant de plonger dans l’absolument vert – la mer verdurée du précité site de Montauban-Buzenol (dont je vous parle chaque saison avec légitime délectation) –- rendez-vous… au parc.
Au parc Um Belval en l’occurrence, où, ce week-end du 23 au 26 juin, se cristallise le lancement (à coups de performances, d’installations, d’ateliers et autres festivités) de Loop, projet qui a pour ambition de faire (re)découvrir le territoire de la commune de Sanem d’artistique ou créative et participative façon: au final, 17 projets semés le long d’un parcours reliant/sillonnant les 4 localités de Sanem, Soleuvre, Belvaux et Ehlerange, autant d’histoires atypiques et de lieux méconnus, à l’exemple du Pavillon Source Bel-Val, structure pérenne conçue (par BeBunch et Laura Mannelli) «pour répondre à des fonctions pédagogiques permettant de raconter et faire découvrir l’histoire oubliée de la Source Bel-Val, à travers une expérience immersive».
A l’exemple aussi des serres de Soleuvre, restaurées en 2021 et transformées par le studio d-o-t-s en un espace dynamique ouvert notamment «à quatre expositions différentes autour de l’industrie de la rose, de la mer de plastique issue du monde agroalimentaire, de l’émancipation des femmes à travers les serres ou encore de la caisse de Ward repensée» (ci-dessus: Histoires de serres by studio d-o-t-s, photo © Mike Zenari).
Tablez en vrac – je promets une immersion vécue par le détail un peu plus tard –, sur «Tendres sauvages», projet herboriste mis sur pied par La Bonneterie, un collectif multidisciplinaire belge qui raconte les alentours de Sanem en cartographiant ses plantes comestibles –, sur la fête villageoise imaginée par Daniel Wagener et Patrick Galbats – apogée de leurs pérégrinations à travers la commune –, sur l’installation lumineuse monumentale de Claudia Passeri, PGR, acronyme de «Per Grazia Ricevuta» («Pour Grâce reçue»), trois lettres hautes de 7mètres pour rendre hommage à l’usine et ses travailleurs – et sur les sculptures gonflables (projet Blow-Up) du duo luxembourgeois Charles Wennig et Laurent Daubach: formes emblématiques et comprimées de morceaux d’histoire de la commune de Sanem rassemblées en un «parcours balisé par des panneaux signalétiques imaginés par les artistes pour connecter toutes les œuvres entre elles».
Moult projets ne se "consomment" pas d'emblée, tout participatifs et évolutifs qu'ils sont. En tout cas, la boucle de Loop est un réel marathon, sans doute y a t-il un choix à faire (à condition de mettre la main sur un plan!). Jusqu'au 21 juillet. Plus d’infos sur loop22.lu
Claudia Passeri et Wennig&Daubach que l’on retrouve d’ailleurs dans un autre parcours – mode déambulatoire à exposer/découvrir qui a décidément le vent en poupe –, celui qui zèbre Esch-sur-Alzette. Que j’ai déjà évoqué. Et que je trouve plutôt réussi. Parce qu’il ne fait pas l’économie de lieux peu courus – à l’exemple du gigantesque totem de pierre de Stefan Rinck, échoué comme une météorite au milieu du terrain vague du domaine Schlassgoart. Parce qu’il plaide pour une exigence internationale – en compagnie notamment de Wim Delvoye, Bernar Venet, Tony Cragg –, ce qui n’empêche pas la visibilité, ni la qualité, des 11 artistes luxembourgeois invités (dont Bertrand Ney, Martine Feipel & Jean Bechameil, Tina Gillen, Roland Quetsch) sur un corpus total de 23… tous choisis «par affinités» par le curateur-galeriste Alex Reding, et, certes, il y a… des oublis.
Et parce que les oeuvres sont toutes nouvelles, sinon créées spécialement pour l’événement, et que le tout, qui se mérite (2 heures de marche tout de même!), reliant vitrines, angles de rue, places, rond-point, parcs, anciennes et nouvelles institutions culturelles eschoises, pousse notre curiosité, avec poésie, humour, étrangeté, contemplation ou réflexion, «à confondre l’art avec une réalité qui s’autoriserait un détour vers l’extraordinaire» – ça, c’est le cas du surgissement inattendu/incongru du camion d’Erwin Wurm, escaladant une façade (de la rue de l’Alzette), «reste à imaginer ce qui l’a conduit à négocier cette trajectoire impossible».
Mais, donc, l’artère commerçante qu’est la rue de l’Alzette n’est pas l’épicentre de Nothing Is Permanent – c’est le titre donné au parcours des sculptures, titre emprunté à un tableau de Michel Majerus, exposé, du reste, à la Konschthal Esch, là où l’on croise le fabuleux module à billes de Jeppe Hein (j’y reviendrai, en même temps que sur les metalworks explorés dans le même lieu), titre qui «joue sur les notions d’impermanence et de variabilité… des formes, des sujets, des regards» – et tout n’a donc pas vocation spectaculaire... exception faite de Points of View de Tony Cragg, deux colonnes en acier traversées par un mouvement en spirale, trônant devant l’Hôtel de Ville (photo ci-dessus).
Critique est aussi «le rôle de l’art dans l’espace public dans un contexte urbain et sociétal en mutation constante». La preuve sur le parvis du Palais de justice, où, pertinemment, s’installe Heimatlos (Apatride), une image forte, un bronze de Barthélémy Toguo représentant un énorme tampon encreur, celui-là qui officialise des documents administratifs, posé sur le flanc, comme l’échec de la crise migratoire, comme un migrant débouté/refoulé.
Sinon, pour rebondir sur Claudia Passeri, voici Sunset Finale, une grande plateforme en résine époxy, flottant sur le petit plan d’eau du parc du Schlassgoart, ronde comme un soleil devenu noir par la suie, l’usine, et aujourd’hui naufragé. Echoué comme un Icare.
Noire est également la Belle haleine de Wennig & Daubach, une ludique sculpture en acier laqué qui bouture les lettres BR, initiales du Bridderhaus, et deux cheminées… lesquelles, raccord avec le passé sidérurgique de la ville, crachent à intervalles réguliers une fumée blanche.
La Belle haleine se dresse au pied de l’escalier d’entrée du Bridderhaus, 1 rue Léon Metz, bâtisse transmutée en résidence d’artistes, où une expo originale se consacre à L’invention d’Esch-sur-Alzette: autour du plan Stübben – du nom de l’urbaniste allemand Josef Stübben (1845-1936), qui, en 1924-25, releva le défi de contrecarrer l’extension industrielle-urbaine par un «plan vert» –-, autour de ce plan présenté pour la première fois, se déploie un florilège de dessins originaux des nombreux architectes eschois qui contribué à l’embellissement de la métropole de fer. Dessins issus du trop méconnu fonds du LAM (Lëtzebuerger Architektur Musée).
Alors, circulez, tout est à voir jusqu'au11 novembre. Infos: www.nothingispermanent.lu
Comme la couleur repasse au vert, on chausse les bottes de sept lieues. Direction Montauban –Buzenol.
Je plante le décor, aussi forestier que patrimonial (vestiges gallo-romains) et randonneur. Au cœur, les ruines d’une halle à charbon, un petit bâtiment blanc appelé Bureau des forges et l’Espace René Greisch, structure d’exposition agencée par une superposition de containers maritimes vitrés. Décor inédit. Dévolu cet été aux Séquences & vibrations.
On plonge ainsi dans l’univers du son –- et plus encore, du son en mouvement – qui relie trois créateurs, Pierre Berthet, Mathieu Zurstrassen, Anne-Marie Klénès, et leurs installations visuelles.
Pierre Berthet compose une chorégraphie de chaises musicales hétéroclites, insolites, bricolées à coups de branches, sachets plastiques, fils d’acier, boîtes à conserve, bidons, cuvettes et autres assemblages de matériaux improbables, qui, une fois que l’on s’y assied – l’expérience vaut d’être vécue, du reste, l’animation du projet est foncièrement tributaire de cette expérience du «s’asseoir dessus» –, déclenchent des mécanismes sonores, autant de frottements, de secousses, de clapotis de gouttes d’eau, soit: la mise en branle «d’une écoute intimiste de ce que l’artiste nomme "l’âme des choses"». ça se passe au premier étage de l’Espace Greisch. Et ça chatouille partout.
Avec Mathieu Zurstrassen, architecte de formation, pas de bricolage, mais une constellation de sublimes dispositifs cinétiques, un bijou d’orfèvrerie actionné comme une horlogerie de précision, avec des objets en laiton, tantôt coiffés de plumes, tantôt pasticheurs de sablier, des mini billes d’argent circulant dans de fins tubes. C’est hypnotique. Et on tend l’oreille. Souffles et chuchotis, tous ces effets acoustiques ténus réveillent notre imaginaire, suspendu au vol planant d’un goéland ou à un phare à la dérive. En fait, c’est tout un paysage maritime que l’artiste convoque dans le Bureau des forges, où, à l’étage, il est même possible d’entendre… le chant de la baleine.
Quant à Anne-Marie Klénès, c’est au chant du schiste qu’elle succombe, c’est à l’ardoise qu’elle se voue depuis plusieurs décennies, à ses multiples variations minérales, à ses lignes de crêtes, à sa tactilité, à son graphisme, bref, à sa beauté pure. A son potentiel vibratoire aussi, aux sonorités infimes qui la traversent comme une énergie. Et l’ombre vibre avec la lumière. Au dernier étage de l’Espace Greisch, promu caisse de résonance, circuler entre les colonnes d’ardoises superposées, c’est aussi une expérience de l’intime (photo ci-dessus). Sachant en prime que ces colonnes d’ardoises ont servi d’instrument pour une pièce musicale, diffusée dans l’espace du container, composée pour l’occasion par la formation Cadenza momentum. Qui revient sur site le 28 août, à 15.00h, le temps d’une performance.
Infos:
CACLB, Centre d’art contemporain du Luxembourg belge, site de Montauban-Buzenol (accès E411, sortie 29 Habay/Etalle): Séquences & vibrations, installations visuelles et sonores d’Anne-Marie Klénès (qui aussi accroche des paraboles acoustiques en acier de 2,5m de diamètre dans les ruines de la halle aux charbons, j’en reparlerai), Pierre Berthet et Mathieu Zurstrassen. Jusqu’au 28 août. Entrée libre samedi et dimanche (14.00 -18.00h) en juin, et du mardi au dimanche, de 14.00 à 18.00h, en juillet et août. www.caclb.be
Retour à Luxembourg-Ville. Le temps d’une prière, d’une offrande photographique d’Eric Chenal.
Une série de photos, les unes sur vinyle, les autres sur Dibond, et deux grands formats sur JET TEX, un textile mat, une toile illusionniste, entre papier peint et tapisserie, donc, différents supports et surtout différentes matérialités pour révéler autre chose… de la Villa Pétrusse (ancienne Villa Baldauff), au centre-ville, ce joyau de l’architecture de la fin de XIXe siècle aujourd’hui en transformation et pour la cause, masquée par une palissade. Cette façade de bois, protectrice et claquemurante, convertie pour l’heure en espace d’exposition. C’est là qu’Eric Chenal révèle son regard. Toujours en quête d’incandescence. Respectueux des murs et des objets, à l’écoute de l’esprit des choses, de leur lumière… qu’il capte et restitue en miroir (et qu’il baptise Palissada). Dès lors, la magie opère… qui tutoie l’indicible et l’invisible.
En même temps, oui, le mur de pierres existe, un vieux mur qui dit la racine, rejoint l’origine, mangé par du végétal hirsute, celui-là qui se longe à pied, à vélo ou en voiture, sauf que ce même mur balbutie toujours différent, en sept séquences photographiques (la moitié d’un chemin de croix!), en vertu d’une sorte de travelling hanté par d’obliques silhouettes d’arbres. Autant de fantômes… qui nous transportent dans une autre dimension. Eric nous invite alors à pénétrer dans la «maison», retranscrivant l’idée d’une rencontre intime, sinon spirituelle, et progressive.
Arrêts sur images habitées par d’insoupçonnés recoins architecturaux et par des objets, témoins survivants d’un narratif pétri par un artisanat d’art d’excellence, jeu de plein et de vide, de matières et de formes, surtout de clair et d’obscur, catalyseur de particules de mystère. La poésie percole, le temps sédimente, l’entre-deux aussi, cette brèche du lâcher prise, où tout disparaît en même temps que tout advient.
Au milieu de la constellation d’images, un instant de grâce, de qualité picturale. Ceint par les deux formats en JET TEX, tactiles comme une peau, tatoués par des lézardes, des trous et autres accidents. Et donc, au centre de ces stigmates de l’abandon, gros plan sur un vêtement rouge, une capeline feutrée, oubliée, recroquevillée, suspendue à la pénombre comme à une patère – une épiphanie essentiellement née de la lente déambulation et d’une ultrasensible disponibilité du regard (photo ci-dessus). A gauche, un détail de boiserie devenu minéral par la pose longue. A droite, un rideau pourpre irradié par un crépuscule rougeoyant, ou cousu par une lumière irradiant comme un feu.
Un instant de grâce, dis-je, point d’orgue de ce chapitre où Eric Chenal l’alchimiste célèbre la lumière comme présence. Où, aussi, il convoque Chardin (1699-1779), renommé pour ses natures mortes, pour avoir peint «non avec des couleurs mais avec des sentiments» (selon Malraux), pour sa «vision qui fait surgir d'une pénombre mystérieuse des objets résumés dans leur permanence».
Quant à la palissade, cet écran de bois qui soustrait au regard en même temps qu’il induit une attente, Eric y inscrit une expérience artistique, métamorphosant le matériau de construction/ déconstruction en support de contemplation.
Eric Chenal, c’est un vertige incarné, un accélérateur de transports, un sublimateur. Disciple d’un art d’apparition(s) et de transcendance.
Palissada en monstration depuis ce 22 juin – ensuite, raccord avec des dates symboliques, l’ensemble photographique changera par deux fois sa constellation: le 22 septembre (à la veille des Journées du patrimoine) ainsi que le 22 décembre.
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