Octobre sent le sous-bois cuivré et la citrouille. Mieux qu’un mois, c’est un univers singulier. Et en ce moment, sur les plates-bandes de l’art, des univers singuliers se ramassent à la pelle. En tout cas, dans les deux lieux de mon choix du jour. A savoir: L’Espace Beau Site à Arlon et le Mudam Luxembourg – oui, je sais, la combinaison est improbable, alors, disons que c’est un collage à la Prévert.
Dans l’Espace Beau Site, adresse discrète, huit artistes et autant d’accès à la fois à l’infiniment grand et au très petit, par le fil ou le feutre, la tapisserie ou le caoutchouc, la porcelaine ou la photo d’atmosphère – pas de prise de tête, mais un parcours vibratoire dans des matières et techniques nées du sensible (et trop souvent snobées). Au Mudam, temple de réputation internationale, une rencontre d’un genre inédit. Avec la liberté créatrice de Nedko Solakov. Un frondeur, un personnage attachant aussi. Et je commence par lui (au demeurant, très présent sur la scène luxembourgeoise).
C’est que l’inénarrable et inimitable plasticien bulgare Nedko Solakov, qui se qualifie lui-même d’«artiste au cœur tendre», nourrit un rêve. Saugrenu. Celui d’exposer ses meilleurs travaux commis durant les 40 dernières années… dans les endroits les plus insignifiants de musées prestigieux. Et il se fait que le Mudam Luxembourg est le premier lieu d’accueil de ce curieux challenge, et c’est tant mieux – Mudam qui, par ailleurs, ou pour rappel, consacre deux étages à une vaste expo collective réunissant 21 artistes originaires de 17 pays, intitulée Post-Capital: Art et économie à l’ère du digital (bien sûr, j’y reviendrai).
Si je m’attarde sur Solakov, c’est parce que son initiative baptisée A Cornered Solo Show #1 (photo ci-dessus © Rémi Villaggi) est diablement gonflée. Déjà, elle a toutes les chances de passer inaperçue. Sauf si on pousse la curiosité dans le vestiaire ou plutôt, là, à l’arrière de la boutique (Mudam Store), réduit a priori ignoré du public.
Et diablement gonflée, donc, eu égard à l’envergure artistique et humaniste de Solakov, un facétieux sceptique qui entend ainsi souffler le chaud et le froid sur la société et la condition humaine, un prolifique faiseur d’histoires aussi absurdes que poétiques, en même temps que très souvent caustiques.
«Faiseur d’histoires», c’est exactement en ces termes que le Casino Luxembourg avait invité Solakov en 1999, qui, alors, de concert avec Luxair, avait conçu On the Wing, une étonnante intervention, inscrivant sur les ailes de six Boeing 737 des petits textes uniquement visibles par les hublots, des textes du genre: Don't worry. Everything will be fine («Ne vous inquiétez pas. Tout ira bien») ou The same text appears on the right wing too... but you better check («Le même texte apparaît aussi sur l’aile droite… mais vous feriez mieux de vérifier...»). Phrases que le voyageur découvre à un moment où son regard… interroge le ciel.
Le ton est donné.
Au «Casino» encore, Solakov a remis le couvert (en 2003) à la faveur d’une vaste expo monographique découvrant (notamment) The Truth (The Earth is Plane, The World is Flat), 1992-2003, une installation réalisée «après l’effondrement de l’empire soviétique et de ses états satellites». Un bric-à-brac de documents, de déclarations manuscrites et d’entretiens enregistrés, où Solakov «démasque les mécanismes d’une propagande qui réussit à détourner les croyances les plus ancrées».
Et cette œuvre, intégrée en 2010 dans l’expo mudamienne Le meilleur des mondes fait désormais partie… de la Collection Mudam (cqfd).
Nous y sommes. Cette œuvre, tout comme On the Wing et toutes celles (dessins, peintures, installations, vidéos et performances) remarquées lors des 6 biennales de Venise et des 2 Documenta que Solakov a à son actif, sont ainsi compilées. En version miniature. Sous la forme d’une affolante constellation de petites photos assorties de commentaires savoureux (attention, tout repérer/apprécier requiert évidemment de prendre son temps, le plaisir est à ce prix modique, eh oui !). Une constellation qui borde totalement la silhouette en pied de Nedko, peinte en noir dans un miroir d’angle du Mudam Store.
C’est une démarche unique, absolument désarmante, à l’image d’un créateur-conteur… en froid avec la naïveté et les certitudes.
Une idée boostée à l’évidence par le confinement, contraignant chacun à rester dans son coin – sans être grand clerc, le titre The Cornered Solo Show illustre donc parfaitement l’idée de repli tout autant que sa localisation concrète, dans un endroit dérisoire/ exigu.
Dans sa démarche, pétrie par la narration, l’orchestration (des thèmes) dans l’espace et le scepticisme, Solakov dit se référer à un maître à penser pas si inattendu que ça, à savoir: Bruegel, qui, derrière ses farces et bouffonneries émaillant ses tableaux, chacun conçu comme une sorte de puzzle, cachait une oeuvre subversive, envers précisément l’Eglise de son époque, laquelle instrumentalisait les scènes macabres pour susciter une peur non de la mort mais de la damnation.
Dans le sillage, embarquant des sujets piochés dans les errements de tout acabit (idéologiques, géopolitiques..), Solakov fait dérailler la pensée unique en focalisant notre regard sur des détails prompts à semer un doute salutaire.
En clair, Solakov, avec son imagination fertile, est un irrésistible maître de «pièges à voir». Ça ne se rate pas, jusqu’au 18 avril.
Infos:
Mudam Luxembourg – Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean 3, Park Dräi Eechelen, Luxembourg-Kirchberg, tél.: 45.37.85 1, www.mudam.com
Je plante le décor. L’Espace Beau Site, c’est une galerie-mezzanine qui surplombe un garage du même nom, sis au 321 de l’Avenue de Longwy à Arlon, exemple réussi de mécénat d’entreprise.
Beau Site est piloté par Pierre François, qui s’y entend pour sublimer des savoir-faire aux allures de modes à penser, à ressentir et à métamorphoser. Pour l’heure, l’exposition est aussi singulière que les univers qu’elle fait cohabiter. Explication par l’exemple.
Tout commence par la triviale chambre à air, que la plasticienne Isabelle Linotte entaille, découpe, brode au point de transformer le noir caoutchouc récupéré en un fragile textile, voire en étrange dentelle – Isabelle Linotte est aussi celle qui suspend sur le mur blanc un nuage noir de 74 coquilles (imprimées) de moules, c’est la même encore qui matérialise l‘engramme, trace biologique de la mémoire dans le cerveau, par des cônes de feutre blanc cassé, et on bascule notamment à ras de banale pomme de terre, à ras de germes, ceux-là qui la rendent impropre à la consommation et que la céramiste Marie Chantelot anoblit en les déclinant par transferts sur des petits plots de porcelaine.
L’expo est donc une conjugaison d’inattendus, et de dimensions, dont celle, minuscule, à l’aquarelle, de la Luxembourgeoise Jip Josée Feltes penchée sur des fragments de corps (mains, bras…), noyés dans la surface du papier, comme flottant dans un brouillard mémoriel, et celle, vaste, en trompe-l’œil, du peintre et graveur Pascal Jaminet – seul électron masculin de la sélection –, qui, au fusain, crée une magnifique illusion, celle d’un espace industriel désaffecté clair-obscur qui aurait surgi dans un angle de la galerie.
Les lieux abandonnés sont aussi le sujet des affûts photographiques d’Anne Back, focalisés sur les portes et les fenêtres. Sinon, il y a les tissus enroulés comme des fleurs de sucre qu’Ann Graus (photo ci-dessus) plante dans un carré jardinier imaginaire. Et surtout, il y a la magique tapisserie de haute lice de Fabienne Séleck, qui renouvelle l’approche du tissage en épousant les méandres de l'Ourthe, rivière dont les courbes surfilées d’or s’inscrivent en silence dans un camaïeu de couleur terre. Technicité magistrale et poème tissé subliminal.
Univers singuliers où comment les arts dits beaux, visuels et décoratifs communient en un seul dessein, la création. A découvrir jusqu’au 14 novembre.
Infos:
Espace Beau Site, 321 Avenue de Longwy, Arlon, du lundi au vendredi de 10.00 à 18h00h. Le samedi de 10.00 à 17.00h. Les dimanches 30 octobre et 14 novembre (dévernissage), de 15.00 à 18.00h. Tél.: ++ 32 (0) 478.52. 43.58, www.espacebeausite.be
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