Dans la poche intérieure de son veston, mon père gardait un petit tract d’annonce de Bonsoir maman, cette pièce de théâtre qui a valu à son auteure Marsha Norman de décrocher le Prix Pulitzer en 1983. A chaque fois que mon père changeait de veston, le tract suivait le mouvement, à chaque fois gardé au chaud dans une nouvelle poche voyageuse, comme une chose trop précieuse pour finir dans le moisi sombre d’un tiroir amnésique.
Selon mon père, la pièce, mise en scène au Théâtre du Centaure par Marja-Leena Junker en 1989, aurait dû s’appeler Bonjour papa. Toutefois, au sein de la lutte émotionnelle qui y couvait comme un lait sur le feu, il y avait une fille, Jessie, et sa mère, Thelma, liées par le sang et l’amour, par des rituels, des révélations déchirantes, des douleurs indicibles, des malentendus et une fin tragique: le suicide de Jessie, au demeurant planifié.
Un drame cru, d’une intimité aussi intense que désarmante. Un théâtre universel d’une humanité bouleversante… qui a m’a façonnée à jamais. J’étais Jessie, et celle qui incarnait Thelma, c’était Marie-Paule von Roesgen. Et voilà que ma mère de théâtre s’est éteinte, un regard bienveillant dans le ciel d’un jour froid d’avant une première neige. Et voilà que la transmission à l’allure de petit tract endeuillé se retrouve aujourd’hui dans ma poche, comme un papillon de papier… d’une reconnaissance infinie.
Mais il me faut vous raconter d’autres chemins de cette galaxie salutaire qu’est l’art. Au menu, danse, cinéma et une salve d’expos, dont le regard de Julie Wagener sur ce qui nous façonne, dont aussi les points et traits d’Isabelle Lutz, une histoire simple qui ne retient rien et nous emporte dans l’infini.
Il est question de «partir ou rester», cette question universelle que le collectif HEDO explore en douze lettres dans une pièce chorégraphique et humaine intitulée pour la cause… Douslèt, inspirée de témoignages et de récits personnels – ça se passe le 3/12, lors du «3 du TROIS», la mensuelle soirée du TROIS C-L | Maison pour la danse, à la Banannefabrik, 12 rue du Puits à Bonnevoie – www.danse.lu
Rester… et errer? Sans toit? C’est l’enjeu de Who’s Next ? - Homelessness, Architecture and Cities, une expo engagée initiée par l’Architekturmuseum de la T.U.M. (Technischen Universität München) et actuellement proposée à neimënster qui, cherchant des solutions au problème mondial croissant du sans-abrisme, présente diverses initiatives… architecturales.
En complément de cette expo d’envergure internationale, une programmation annexe axée sur le Luxembourg avec des conférences, une table ronde, aussi La nuit des idées, laquelle, le 11/12, s’arrime aux Lignes de failles, dont la peur du déclassement menaçant les valeurs démocratiques. Ce programme – qui se développe jusqu’au 2 février – met également en lumière Street Dreams Are Made of This, une expo croisant l’objectif de Marc Wilwert et les récits de Ricardo J. Rodrigues captant à la fois les luttes et les espoirs, les aspirations, les rêves aussi, des invisibles de Luxembourg. Et puis, l’artiste luxembourgeois Jacques Schmitz a été invité à créer une réponse visuelle à l’exposition, à découvrir le 13 janvier: il s’agit de Heescheverbuet, une peinture à l’huile, une réflexion sur l’interdiction de la mendicité dans la ville de Luxembourg (visuel ci-dessus: photo ©Wilfredo Rafael Rodriguez Hernandez).
Homelessness? Cette situation peut toucher n’importe qui, n’importe quand, et donc, Who’s Next? pour nous empêcher de fermer les yeux, à plus forte raison en cette période de l’Avent qui, toute dévorée par la fièvre acheteuse, échoue à prendre soin de la vulnérabilité.
Et vulnérables sont les enfants. C’est à eux que la Fondation Sommer s’adresse, à leur émancipation, au travers de projets participatifs artistiques. J’en parle parce que ladite Fondation, en pleine phase de croissance, prend le temps de questionner ses missions, de réajuster sa façon de travailler à la lumière des 2 constats: le décalage entre l’offre pédagogique culturelle et la disponibilité des publics jeunes d’une part, et, d’autre part, le manque de coordination des pratiques et de mutualisation des résultats. Donc, un soutien qui fasse sens (pertinent, impactant, durable) et qui, dans tous les cas, n’encourage pas une production exponentielle d’initiatives, tel était l’enjeu de la 3e rencontre de travail de ce laboratoire qu’est Sommer (ce 27/11), convoquant une soixantaine d’acteurs des secteurs culturel, artistique, social ou encore scolaire luxembourgeois. Il s’est agi notamment d’évaluer des pistes d’amélioration pour la généralisation du dispositif des résidences d’artistes en milieu scolaire.
Et je dis chapeau, parce qu’une jeunesse innervée par la création artistique, c’est un sésame pour une société plus tolérante, moins anesthésiée par des peurs de tout acabit. Infos: www.fondation-sommer.lu
Allez, on file refaire le monde dans les cimaises.
Mais préalablement, deux bonnes nouvelles qui font bouger les lignes.
D’abord, il y a la sortie en salle, au Cinéma Utopia en l’occurrence, du docu-fiction Dany Cage, histoire d’une émancipation réalisé par François Baldassare, ce, le 4 décembre, à 18.30h, en présence d’une partie de l’équipe de tournage et des témoins – réserv.: contact@canopee-asbl.com (et notez d'autres projections à travers le pays en décembre: le 05 au Kinoler (Garnich), le 06 au Kulturhuef Grevenmacher, le 07 au Ciné Le Paris (Bettembourg), le 10 au Ciné Café Prabbeli (Wiltz) et le 11 au Ciné Orion Troisvierges).
Pitch: Ce film retrace la naissance, la vie et la mort d’un club rock-psychédélique au cœur de la ville de Luxembourg à la fin des années 60. Ce lieu mythique «Dany Cage» a existé à peine deux ans et demi, mais il a marqué les esprits de ses contemporains.
Ce film, construit à partir d’une série d’entretiens recueillis de 18 témoins de l'époque et documentés par des archives, insiste sur la chape catho-conservatrice qui étouffe la société luxembourgeoise au tournant des années 70… pour démontrer alors, partant des platines du «Dany Cage» – vinyles venus en droite ligne de Radio Caroline, radio pirate offshore, et des USA – à quel point le club tranchait dans le décor sclérosé luxembourgeois et à quel point la musique a pu être déterminante dans le processus d’émancipation de la jeunesse – d’ici et du monde (si si !!) – débarquant (même par avion) pour s’y déhancher. Le tout est servi par des documents visuels et sonores revisitant le contexte de l’époque, dont la guerre du Vietnam, Sommer of love, Mai 68, Woodstock et cetera.
Certes, les motifs qui ont conduit à la fermeture du «Dany Cage» sont un tantinet édulcorés/romancés, mais le rétroviseur, cette façon de noyer la petite histoire dans la grande, fait mouche: oui, cqfd, la musique, sinon déjà de réécouter les Doors ou Jimi Hendrix, a bien le pouvoir de faire bouger des lignes…
Ce à quoi s’attache aussi le collectif Eddi van Tsui – constitué de Sandy Flinto, Pierrick Grobéty et Daniel Marinengeli – avec son projet Island 2.0, une installation vidéo immersive dont le point de départ est la situation de l’archipel de Tuvalu menacé par la montée du niveau de la mer. En réaction, le collectif a donc a décidé d’en créer un double dans le métavers afin de préserver sa culture et ses traditions (visuel ci-dessus). Sauf que «prévu comme une solution à un problème écologique, ce projet de métavers soulève, paradoxalement, des préoccupations quant à la pollution numérique», et c’est précisément ce que le trio souhaite explorer.
En tout cas, Island 2.0, ainsi que _First A/V de Zohra Mrad et Damiano Picci, une oeuvre interactive pour tout âge, un dispositif portable fait de bois recyclé, de matériel informatique de seconde main et de logiciels gratuits, sont les deux projets lauréats de la Bourse Multiplica qui offre une résidence transfrontalière de quatre semaines à Metz, au tiers-lieu Bliiida, et à Luxembourg, aux Rotondes. C’est d’ailleurs aux Rotondes que, les 22 et 23 février 2025, aura lieu Multiplica Lab, un week-end de performances, d’installations et de rencontres avec les artistes. En juin 2025, c’est à Metz que seront présentés les projets finalisés.
Cette fois, tout schuss en musée et galeries.
A la Villa Vauban-Musée d’art de la Ville de Luxembourg – où, depuis ce 30 novembre, découvrir 90 huiles du peintre luxembourgeois Jean-Pierre Beckius, dont on célèbre le 125e anniversaire de la naissance (1899 -1946), apprécié, dit-on en raccourci, pour ses peintures de la région mosellane, sauf que l’artiste, qui a voyagé de Paris à Amsterdam en passant par Rome, a un regard étonnant, très contemporain, et une palette qui, du paysage au portrait (sublimes de tendresse et d’intériorité sont ceux de son épouse Gabrielle), va et vient entre impressionnisme et expressionnisme, entre une tentation abstraite et une manie architecturale (on n’y résiste pas jusqu’au 1er juin, et j’y reviendrai), mais, dis-je, à la «Villa», il y a aussi Julie Wagener, dont le travail interroge la condition humaine.
L’illustratrice a été invitée à revisiter la collection de 1.300 estampes, datant du XVe au XXe siècle, acquise par le musée en 2020. L’artiste y a opéré une sélection de 40 gravures en fonction de certains messages qui restent, à l’évidence, d’une confondante actualité, à l’exemple de l’idolâtrie – avec la dévotion religieuse détrônée par le culte de l‘argent –, du travail – exploitation, manipulation, précarité incluses –, du conflit, voire d’une droitisation politique – solutions bidons à des urgences sociétales, dont Technology want save us et néocolonialisme pour compenser notre transition écologique.
Partant de sa sélection, d’une interprétation libre des récits que les œuvres choisies véhiculent, Julie a créé 5 sérigraphies qui sont autant de synthèses graphiques – à la lisière de la caricature et du rébus – de ce qui a façonné la société hier projeté dans ce qui façonne notre société occidentale mondialisée d’aujourd’hui (visuel ci-dessus: photo ©Marion Dessard). Entre le passé et le présent, les parallèles ainsi interpellent, suscitant inévitablement une réflexion quant aux choses que nous transportons (The Things we carry, c’est le titre de l’expo), quant aux systèmes que nous suivons et aux vies que nous menons. Est-ce toujours la même chose? s’inquiète Julie. Sans doute… à moins d’en finir avec la cupidité, le pouvoir et l’injustice sociale. Un ange passe…
Toujours est-il que l’immersion de l’artiste Wagener nous donne l’occasion de nous familiariser avec cet art exigeant qu’est l’art gravé, et de découvrir à la loupe le fabuleux florilège technique et thématique de ces gravures qui gagnent à être connues; nombreuses sont celles qui s’inspirent de toiles de maîtres anciens, dixit Le cheval Mourant de Nicolaes Visscher d’après Paulus Potter (un écho à la guerre de Trente Ans) ou dixit, en mode visionnaire, la Destruction de l’humanité par le déluge de Johann Sadeler d’après Marten de Vos ou la Chute des damnés de Pieter Claesz Soutman d’après Rubens. Et puis, ci et là, une pointe de langage esthétique fantastico-macabre «façon» James Ensor ou de symbolisme. Prenez votre temps… jusqu’au 16 mars.
Petit saut à la galerie Simoncini (6 rue Notre-Dame, Luxembourg), là où Ann Vinck célèbre le règne de la vie en droit héritage avec les expérimentations spontanées de CoBrA, ce mouvement (validé en 1948) qui, en marge de la querelle entre l’abstraction et la figuration, plaidait pour des couleurs et des formes impulsives, et c’est ainsi, au travers de ses acryliques et gravures, qu’Ann libère des créatures irrationnelles (visuel ci-dessus). Souvent elle rejoint la dynamique de l’art brut, parfois elle s’accorde avec la rencontre, typique d’un Pierre Alechinsky, entre le signe et l’écriture – il n’est pas non plus impossible d’y lire une allusion à la calligraphie orientale ou au moucharabieh. Jusqu’au 22 décembre, du mercredi au samedi de 11.00 à 18.00h, www.galeriesimoncini.lu
Et puis, terminus à Beckerich, à la Millegalerie, petit lieu inspirant qui doit son nom au moulin du site. Un lieu lumineux de quiétude.
Une zénitude qui sied bien à ce qui perfuse d’œuvre d’Isabelle Lutz, à savoir: une portée spirituelle ou, plutôt, philosophique, bouddhique en l’occurrence, où prévalent des concepts-clés conditionnés par des maîtres-mots, dont le détachement et l’Eveil, l’infinité du monde, surtout l’impermanence.
Tout change constamment, tout est flux, rien n’est figé, c’est ce que racontent les points qui tourbillonnent comme des grains de poussière(s) et les traits tantôt densifiés comme des poils de brosse, tantôt fusant comme des cheveux de comète, points et traits, parfois noirs, surtout bleus, qui tracent sur le papier, parfois blanc, surtout céladon, des sortes de délicates cartographies d’un ailleurs, d’un au-delà (visuel ci-dessus). Il se peut, dans le cas des formats verticaux, d’y lire aussi une partition, une transcription de formes élémentaires (les fameux points et lignes) dont la combinaison traduirait l’intensité, voire le timbre, du cosmos.
Sinon, en d’autres formats rectangulaires, Isabelle nous plonge dans une nuit parfaitement bleue où de ténus fils blancs flottent comme d’imperceptibles cheveux d’ange et où de minuscules éclats d’or se prennent pour des étoiles.
Isabelle la bienveillante est une artiste aussi discrète que son travail est humble, dépouillé. C’est de gravure dont il s’agit, un procédé autant qu’un esprit, un art de patience et de méditation, à l’évidence magnifié en art de vivre.
Tout part d’une plaque de cuivre, puis, avant encrage, du geste, celui du berceau ou de la pointe sèche, c’est selon la technique privilégiée. Mais finalement peu importe, la gravure cultive une mine de secrets, et celui d’Isabelle Lutz féconde une inouïe poésie.
Temps suspendu… jusqu’au 8 décembre, du jeudi au dimanche de 14.00 à 18.00h, ou sur rendez-vous: contact Françoise Bande: millegalerie@kuturmillen.lu. Infos: kulturmillen.lu
Françoise Bande qui, parallèlement, expose dans l’Espace Beau Site à Arlon, aux côtes d’une quinzaine d’artistes, solos ou en binômes, tous tombés dans… les bulles. Champagne! Servi dans mon prochain post.
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