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Un phare

Marie-Anne Lorgé

Depuis des siècles, et aujourd’hui encore, la bougie conserve une dimension sacrée et un pouvoir d'attraction indéniable – ça reste aussi un symbole de soutien aux droits fondamentaux, aux combats d’Amnesty International (notamment) préconisant d’allumer le 10 décembre (et jours suivants) l’emblématique bougie entourée d’un barbelé (au vu de la situation géopolitique, déjà des injustices du bout de son pré carré, mieux vaut allumer une bougie que maudire l’obscurité).

En même temps, en marge des excès festifs de saison, j’ose espérer que les ampoules qui actuellement clignotent dans nos rues et maisons participent d’une aspiration spirituelle, au moins solidaire. Alors, lumière…

 

Dans mon dernier post, je me promettais de vous raconter ma visite de l’atelier de David Brognon  & Stéphanie Rollin, duo d’artistes belgo-luxembourgeois pour qui l’art donne un sens à notre vie et à notre monde, eh bien, on y est. Je tenais à cette rencontre, à replonger dans les démarches et pratiques du binôme, belles d’engagement, poétiques aussi, esthétiquement impeccables, et d’une humanité inouïe.

 

La preuve avec Le Phare, évoqué précédemment (visuel ci-dessous: photo © Clemence Piot – Mucem), ce puissant faisceau lumineux qui du haut de la tour du Fanal du fort Saint-Jean (Mucem) à Marseille balaie le Vieux-Port toutes les 15 minutes, durée correspondant exactement… à la capture du mouvement des pupilles de Pone.

C’est que Pone, iconique beatmaker, est atteint de la maladie de Charcot et que l’activité oculaire reste son seul mode de communication, son unique outil d’expression créative. L’œil écrit… et Le Phare en est la démonstration spectaculaire, aussi irrécusable que sensible; surtout, avec cette œuvre de métamorphose d’une vie rétrécie en un monument, David et Stéphanie rendent tangible la pensée qui tient Pone debout – et qu’ils partagent –, à savoir: «tout est possible» !



Commençons par le début.

 

C’est parce qu’ils viennent de rapatrier leurs œuvres de leur repaire parisien (aux Batignolles) à Luxembourg, avant transfert vers la Toscane (à Sienne), que David et Stéphanie ont invité les Amis des musées. Plus de deux heures dans les pas de ces créateurs voyageurs – de Jérusalem à l’île de Gorée en passant par Los Angeles (où ils ont vécu 5 ans) –, tous deux perfusés par l’empathie, par la notion de sacré, tous deux engagés à expérimenter le temps, l’attente, la durée, la suspension, la transmission aussi. Et à arpenter des espaces intermédiaires, la fragilité des frontières réelles et figurées.

 

Travaillant en binôme depuis 20 ans, autour de photos, performances, installations et vidéos avec protocoles, David et Stéphanie manipulent un matériau sociétal brut, ils s’occupent de gens dont généralement on ne s’occupe pas, que l’on ne regarde pas, le laissé-pour-compte, le marginal, le condamné (à la prison ou en fin de vie). Et au final, des œuvres toujours polysémiques et poétiques.

 

Explications en déambulant dans l’atelier.

 

D’abord, au mur, un magnifique néon, réplique lumineuse monumentale d’une ligne de la main, la main droite d’un toxicomane, fruit d’un patient travail de collaboration avec Abrigado, en 2011. A ce jour, 25 néons réalisés et autant de… lignes de destinée. C’est que juste par une ligne, on peut se projeter dans la vie de quelqu’un, dès lors, chaque ligne est unique car chaque destin est unique, et donc, 25 néons pour mettre en lumière un questionnement existentiel, la prédestination, le choix ou la fatalité.

 

Lire le futur dans les lignes de la main, c’est aussi l’enjeu des (380) photographies – série Famous People Have No Stories initiée depuis 2013 – de paumes de statues de personnages célèbres (dont Jeanne d’Arc, Victor Hugo, George Washington…), de celles qui errent dans les parcs publics, comme une romanesque tentative de vérifier l’adéquation entre ce qui est historiquement advenu desdits personnages et la prédiction chiromancienne. 

 

Mais la ligne, c’est aussi un tracé, et ça, c’est le fil incubateur d’un projet complètement fou, baptisé Cosmographia, perpétré en 2015 sur une île. Celle de Tatihou (au large de la Normandie), qui fut tour à tour geôle et lazaret. Et celle de Gorée (dans la baie de Dakar, Sénégal), grand centre de la traite négrière. Îles choisies en fonction de leur sinistre histoire, en l’occurrence parcourues par Brognon & Rollin centimètre par centimètre des jours durant, puis archivées, contours reproduits/décalqués sur papier, à l’échelle 1 : 1, soit, des milliers de calques alors envoyés par la poste pour être enfermés – ah, l’enferment, motif récurrent ! dans une étagère inox.

 

Ligne encore… à Jérusalem. Dans le périmètre d’un terrain de football, à géométrie contrariée, et pour cause, les buts ne se font pas face. Du coup, voilà The Agreement, le nouveau compromis géométrique proposé par David et Stéphanie, utilisant les corps des joueurs comme unités de mesure, traçant à la craie sur le sol le juste emplacement du rond central.

 

Autre compromis, toujours à Jérusalem, induit par la fabuleuse histoire de l’échelle en bois située sous l'une des fenêtres de la façade de l’église du Saint-Sépulcre qui abrite le «tombeau» du Christ. Construite au IVe siècle, elle fait l’objet de conflits incessants liés à son occupation, son usage et son entretien. C’est l’échelle de la discorde devenue celle du statu quo, en vertu d’un décret éponyme promulgué par un sultan ottoman en 1852 qui la rend immuable, spécifiant ainsi qu’aucune de six communautés chrétiennes ne peut y modifier quoi que ce soit  (même d’un millimètre) sans le consentement des cinq autres. En attendant, chaque jour, sur le coup de 5 heures du matin, une  famille musulmane vient ouvrir la porte du St-Sépulcre

 

Et l’histoire fabuleuse de féconder Statu quo nunc, concept tout aussi fabuleux, à savoir: une photographie de l'échelle accompagnée d'un contrat signé entre les artistes et des collectionneurs stipulant un remboursement du prix payé par ces derniers si l’échelle venait à disparaître ou être déplacée dans un délai de 30 ans, scellant ainsi la rupture de l’entente chrétienne. On est dans un temps biblique dans lequel on entre avec un temps juridique.  



Sinon, dans l’atelier, après le néon, voici, installée sur une table, de la marqueterie de paille, une paille de seigle teintée dans la masse, avec un effet vernissé. L’effet est séduisant mais comptable de la réalité carcérale. Celle du centre de détention d’Ecrouves. Avec ses portes et ses lieux, cour de promenade, parloirs, infirmerie, greffe, atelier, dont la marqueterie épouse/raconte le marquage au sol et la déambulation qu’il implique, tout en éprouvant la perception du temps, attente et silence inclus, jusqu’à la fin de peine, la rédemption – d’où le titre de l’œuvre, Attempt of Redemption, 2012-2013 (visuel ci-dessus).

Du reste, dit David, nous passons notre vie à attendre, dans une laverie, un arrêt de bus, un café, le sujet est pop mais la technique ancienne.

 

Plus fondamentalement encore, tous les prisonniers sont des hommes. Et tous les hommes/femmes sont prisonniers d’un espace-temps contraint, celui de l’inéluctable, de la non remise de peine, la fin de vie. C’est notre seule certitude… dont on ignore l’heure. Sauf qu’il existe des départs volontaires, ce qui fait écho dans Until Then (2018), oeuvre bouleversante, expérience insoutenable, celle d’un line sitter – personne consentant à faire la queue à la place d’un(e) autre, contre rémunération – invité par les deux artistes à attendre… la mort d’un patient par euthanasie – il est précisé qu’il s’agit d’un line sitter de New York et que la performance, qui a eu lieu dans une église du XIe siècle, aura duré 26 jours.

 

Au regard de l’éternité des siècles, 26 jours, ça fait 37.440 minutes.

Selon qui on est et où que l’on se trouve, on ne perçoit pas le temps de la même manière, ni le silence, selon David.

Dès lors, comment mesurer une minute de silence, celle-là qui s’observe partout dans le monde après un drame, une catastrophe? Réponse? Sous la forme d’un juke-box. Ou, plutôt, au travers des étiquettes qui indiquent les titres des chansons compilées dans ledit juke-box, étiquettes en l’occurrence alignées comme un tableau entomologiste. Concrètement, chaque minute de silence a été compressée sur vinyle, et chaque vinyle a été placé dans le juke-box, qui, en tout, contient 80 disques 45 tours composant au final une playlist de 1.440 minutes intitulée 24 H Silence.

 

Je presse le pas, sans toutefois passer sous silence le projet concernant La Gomera et le remplacement de la sonnerie d’une école par le langage sifflé, pour, en bout de visite, découvrir Résilients, une sculpture (porte à tourniquet) de 6 mètres de haut en acier, à la fois œuvre de transmission – trace d’un savoir-faire immense , et mémorial, symbole durable d’un souvenir traumatique, celui de  la fermeture en septembre 2016 de l’usine Caterpillar à Gosselies (B). Une œuvre minimaliste, épurée, d’abord puissante, à l’image de la solidarité et de la colère des 2.500 ouvriers laissés sur le carreau, mais galvanisés comme un seul homme autour… de l’art, de la fierté et de la postérité d’une oeuvre. 

 

Parler à l’humain, être au plus près de l’humain, il est bien là le moteur de l’engagement créateur de David Brognon & Stéphanie Rollin – on adhère, on succombe et moult institutions (Mucem, Centre Pompidou, MAC VAL, Mudam, BPS 22, MAC’S Grand-Hornu…) y souscrivent. Comme à un phare dans les failles et la nuit des hommes.

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