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  • Marie-Anne Lorgé

Un peu d’art frais

Sachant que l’art peut transfigurer la vie, je vous souhaite une belle année à crapahuter d’une expo à l’autre, ou d’un théâtre à l’autre; c’est aussi une façon d’ouvrir la fenêtre, de faire entrer la lumière, à plus forte raison si la météo est neurasthénique.


Alors, hop, détour joyeux du côté de la galerie Ceysson & Bénétière, parce que cet espace- cathédrale, sis à Wandhaff (ou Windhof) à Koerich, accueille conjointement, jusqu’au 26 février, des œuvres de Robert Brandy (nouvelles, mais pas que) et de Sandra Lieners selon un accrochage particulièrement inspiré, entre deux artistes luxembourgeois, un homme et une femme, deux générations (le premier est né en 1946, la seconde en 1990) et de sensibles résonances, dont la transversalité, l’annotation, le travail en série et la façon, d’abord ou avant tout d’éprouver la peinture.


Tout cela hormis la perméabilité de l’artiste à ce qui le contraint, au confinement en l’occurrence: alors que Brandy traduit son amertume par l’amplitude d’un geste à l’encre – le corpus exposé s’intitule pour la cause Stay Involved –-, Sandra trouve dans son atelier, loin des sollicitations parasites, un espace-temps créatif plutôt quiet – ce qu’elle propose, qui tient de l’installation, se nomme Interlude.


En tout cas, Brandy et Sandra se connaissent depuis fort longtemps, et leur estime réciproque est manifeste. Elle n’a évidemment pas échappé au galeriste Bernard Ceysson – c’est même le mobile complice de cette expo tandem –, qui clôt le «chapitre» Brandy – soit: un panel de 48 œuvres de 1982 à 2021 déployé en trois salles du vaste espace – avec quatre toiles jamais exposées datant de 1977 – le peintre avait alors 31 ans –, une configuration qui, subtilement, nous ouvre à l’univers de Sandra Lieners, qui a précisément... 31 ans, un univers qui tient en une salle, comme une manière pour le galeriste, par cet accrochage contigu, de prédire le devenir prolifique de l'Interlude de Sandra, à la signature déjà inclassable.


A l’évidence, pour l’un comme pour l’autre, 2021 fut un cru fécond. Pas moins de quinze nouveaux grands formats pour Brandy, tous en gamme orange – choisis parmi un généreux corpus d’autres formats plutôt inféodés «au bleu azur» (le fameux bleu glané en Provence dans les années 70). Et près de 60 formats, de tailles et de techniques diverses, pour Sandra, agencés comme une mosaïque, de haut en bas et de long en large d’un même mur. Pour tout percevoir, faut donc à la fois se baisser et s’éloigner.


Que la visite commence. Entre l’abstraction de Robert Brandy – de renommée internationale – et la figuration de Sandra Lieners, une figuration dont l’artiste, remarquée et déjà primée (Prix Pierre Werner 2018), trouble les limites.



De Vienne à Florence, où elle a suivi son cursus artistique, Sandra à la bougeotte. De ses pérégrinations, dans le flux visuel urbain, numérique aussi, elle capte son répertoire d’images, le photographie pour le restituer combiné à une intervention picturale, où, au final, dans une sorte d’héritage expressionniste abstrait, les accidents, signes et chiffres renvoient à l’accélération du monde et de l’information. Ou, déjà, à une grande liberté créatrice. La preuve par deux grandes toiles de 2018 et 2019. Qui mettent en œuvre les notions de trace et de processus. Lesquelles prévalent aujourd’hui, dans l’installation combinatoire qu’est Interlude. Je vais y venir.


Dans l’intervalle, en 2020, une autre grande toile se consume à dire la lumière par la peinture. Un impressionnisme atmosphérique sublimé. C’est dire si Sandra mène un corps-à-corps avec l’histoire de l’art, qu’elle n’en finit plus de questionner, tout comme la perception que l’on a d’œuvres que l’on ne voit plus à force de croire qu’on les (re)connaît. Et c’est à coups de flous, de cadrages, de recouvrements, détournements et recyclages que Sandra confond l’abstraction et la figuration.


Ça y est. On y est. Au pied du mur… hétéroclite, dadaïste. Un mur de manipulations, de mirages et de devinettes (photo ci-dessus © Studio Rémi Villaggi, Courtesy C&B). C’est bluffant, jubilatoire aussi. Des dizaines de formats cohabitent – une accumulation dans la tradition des accrochages du XIXe siècle –-, autonomes en même temps que dépendants, gigognes ou reliés par un jeu surréaliste proche du cadavre exquis. Je vous donne un exemple, celui des silhouettes sur bois, peintes en noir, qui sont en fait la transposition dans une autre dimension de taches noires, ces traces qui maculent le tissu (coton) dont Sandra enrobe les cadres de ses toiles.


Autre exemple. Celui des cotons-tiges souillés et autres boules d’ouate usagées, ces éléments et matières que l’artiste a utilisés pour décaper ou masquer partiellement un tableautin déniché aux Puces – ça, c’est un autre mode voyageur de Sandra –, cotons-tiges et boules d’ouate, dis-je, autant de rebuts récupérés, changés de contexte qui, mis en scène, acquièrent une autre valeur que celle de leur usage, en l’occurrence évocatrice de la fuite du temps.


Il en va de même avec les tubes de couleur, vides, compressés, sériels, alignés comme une marqueterie, objets voués à la poubelle mais dès lors sanctifiés car inhérents au processus artistique qu’ainsi ils révèlent.


En fait, dans l’arsenal iconoclaste de Sandra, la citation, procédé postmoderniste friand d’humour, est un art de l’ambiguïté. Démonstration par ces énièmes pérégrinations dans les musées, où Sandra repère des tableaux iconiques – genre La Naissance de Vénus de Botticelli, Medusa du Caravage – ou plus méconnus – dont «trois portraits de femmes peints par trois femmes», Portrait d'une femme noire (Madeleine) par Marie-Guillemine Benoist (1800) y compris – que tantôt elle pastiche en les floutant, ou que tantôt elle pixellise jusqu’au quadrillage coloré abstrait. Ce qui exige de l’observateur d’aiguiser son regard. Et le plus miraculeux, c’est que chacun y consent… par jeu.


Pérégrinations encore, mais dans les brocantes. Dans l’histoire familiale aussi. Où Sandra ne résiste pas au kitsch. Des canevas à broder, notamment. Dont elle rehausse le motif par une touche de peinture alchimiste, un dahlia devenant alors un tournesol Van Gogh.


Voilà. Une intervention, une apparition ou une disparition, et tout bascule, la perception comme la complexité de la réalité. Tout l’art de Sandra Lieners, c’est d’effacer le temps, l’espace, les hiérarchies, l’élitaire et le populaire, les beaux-arts et la publicité, le geste et la digitalisation. Surtout, l’artiste Lieners est un accélérateur d’imaginaire.


C’est l’heure, on passe à Brandy.



D’avril à novembre 2021, le MNHA (Musée national d’Histoire et d‘Art) a consacré à Brandy, une expo rétrospective, un arpentage des 50 ans de carrière de ce «pionnier du statut de l’artiste libre et indépendant au Luxembourg». En 70 œuvres (peintures, dessins, sculptures, installations, œuvres sur papier), tout a été dit de son vocabulaire plastique, de son évolution, de l’influence du mouvement Supports/Surfaces, de son goût pour la matérialité – insertion de matières, d’objets et de collages sur la toile –, de son désir «d’introduire le récit dans sa peinture» – régulièrement ponctuée d’inscriptions, de datations –, de son yo-yo entre dissolution et saturation de la couleur, tout a été dit de sa lumineuse gamme chromatique, de ses giclures, de sa sanctification de la forme et de la ligne, de sa mise en espace entre flottaison et crucifixion.


Tout a été dit? Et pourtant, l’actuelle série Stay Involved nous surprend encore, parce que l’artiste «n’a pas le goût de se copier» et que chacune de ses toiles est un moment de sa vie (photo ci-dessus © Studio Rémi Villaggi, Courtesy C&B).


Et le Brandy de ce moment est celui qui retourne à l’encre de Chine, technique sans compromis et très physique, l’artiste traçant l’encre sur la toile posée enroulée au sol, puis déployée au fur et à mesure du geste. Une toile, du reste, patiemment préparée, et des fonds longuement élaborés, où le jaune s’émiette parfois comme une poudre, où l’orange vibre, palpite parfois comme un feu, comme une sorte de cycle du lever au coucher du jour, une épiphanie rompue par les lignes noires – pour le coup, aucune coulure –, mais un noir pas complètement noir et des lignes larges comme une main, comme une queue d’orage, comme une traînée de bile, d’où, têtue, va naître la lumière.

Et donc, Brandy ni jamais le même, ni tout à fait autre? Pour éclairer les va-et-vient entre l’hier et l’aujourd’hui, une sélection d’œuvres plus anciennes escorte Stay Involved. Certaines déjà exposées au MNHA – ou au Musée de la Boverie à Liège en 2013 –, et d’autres rarement vues. Dont des œuvres sur papier de 1982, des techniques mixtes de format 66 x50 cm, où l’épure se débarrasse de la monumentalité pour gagner en intimité.


Infos:


Galerie Ceysson & Bénétière (13-15 Rue d’Arlon, Koerich/Wandhaff): Robert Brandy, Stay Involved et Sandra Lieners, Interlude. Peintures. Jusqu’au 26 février. Tél.: 26.20.20.95, www.ceyssonbenetiere.com

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