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Marie-Anne Lorgé

Un peu d’amour

8h du mat’. Ciel bleu de gel. Dans cette toile d’éther, d’un côté, la lune, frigorifiée, blanche comme un fantôme, de l’autre, un soleil encore pâle, transi, engourdi, qui s’effiloche. Au travers des arbres, ses traînées de poudre de lumière tamisent les prés peignés de givre. Arrêt. Le temps de manger le paysage des yeux.


D’autant que ça risque de ne pas durer (si ce n’est déjà le cas) – c’est la rançon éphémère de ce mot énorme qu’est la beauté.


Alors, vite, vous parler d’amour.


A travers quatre spectacles: Antigone et Pénélope – deux mythes –, Constance, une femme «de papier» qui se perd par désirs, et une jeune Lisboète anonyme dont la correspondance amoureuse à son fiancé, mobilisé à la guerre en pleine dictature salazariste, a été retrouvée en rue en 2009.


A travers aussi une expo – je dirais même deux, en revenant sur celle de Chantal Maquet à la galerie Reuter Bausch (rue Notre-Dame à Luxembourg), mais, là, il faut courir vite, l’accrochage expirant ce 11 février, et c’est bien dommage: sa série de peintures, Chantal l’a conçue lors du Covid, lors du confinement qui nous a réduits à de solitaires plantes en pot(s), de quoi, par analogie et matière poétique, dresser le portrait de végétaux d’intérieur, Yuccas et autres Ficus (avis aux botanistes experts ou amateurs), chacun flottant comme une âme en peine dans un fond de couleur irréelle, et tous entretenant un secret conciliabule, lequel dit en creux le manque et le besoin de vivre ensemble. D’ailleurs, la lumière qui irradie la couleur n’empêche pas la mélancolie de suinter par tous les spores. Infos: reuterbausch.lu


Sinon, l’autre expo est celle des folioscopes, ou flipbooks, ces petit livrets de dessins qui, feuilletés rapidement avec le pouce, donnent l'impression du mouvement: tel est l’enjeu étonnant de la réjouissante et astucieuse installation proposée par/aux Rotondes, où une vingtaine d’artistes luxembourgeois et internationaux, amoureux d’histoires (fictions, contes, romans, d’ici et d’ailleurs, d’aujourd’hui et d’hier, célèbres ou inédits), inventent des manières simples de raconter, «bien différentes des grands studios d’animation mais mille fois plus bluffantes». Le tout s’intitule Flip off et ça se passe dans le cadre de Fabula Rasa.



C’est adultes admis… pendant que les enfants se régalent à jouer des doigts. D’un côté, il y a le livre animé – l’artiste superpose au texte un dessin, le duplique, le photographie puis filme le «feuilletage» des pages. Et de l’autre, il y a la micro bande dessinée muette.


Donc, d’un côté, il s’agit de faire découvrir autrement, ou selon l’âge du «regardeur» de déjà donner accès au Petit Prince ou à Don Quichotte, aussi à Jack Kerouac (On the Road) ou à Rimbaud, à Queneau par exemple. Et de l’autre côté, c’est, par l’index, animer des images originales créées en mini séquences narratives par un dessinateur: un jeu optique, foncièrement interactif, plus efficace que les mots? – en tout cas, l’imaginaire ainsi mis en œuvre par le récit visuel de fabriquer ce qu’il veut.


Mon coup de cœur, c'est la façon dont la Française Marie Paccou revisite de son pinceau pétillant un monument de la littérature luxembourgeoise, le Renert, actionnant du bout du doigt le cordon du livre qui est en même temps… corde de pendaison (photo ci-dessus).


Flip off, c’est un joyeux, malicieux, poétique florilège de petits bijoux graphiques ou peints, suspendus par des fils comme des mobiles, c’est aussi un chapelet de boîtiers tactiles et c’est, grâce aux livres animés appelés «Livres flippés» agencés en un cercle, la naissance d’une petite bibliothèque singulière où les classiques prennent (une autre) vie.


Le tout se termine pas «Le cabinet de curiosités du pré-cinéma», où s’alignent – et se prêtent à la manipulation – des appareils aussi insolites qu’emblématiques, comme le praxinoscope (1877) ou la toupie fantoche (1878), qui renvoient à l’illusion, à l’image déformée ou en relief.


Des heures de pur plaisir, à partager par toutes les générations, aux Rotondes (Bonnevoie), pendant tout ce week-end encore, de 11.00 à 18.00h. Entrée libre.



Pour les spectacles, j’appelle donc Antigone la rebelle, Pénélope qui n’est plus patiente, et… Constance, celle qui se pointe chez son ancien amant George, dans sa caravane, avec une bouteille de whisky dans la cinglante et trash nouvelle (curieusement intitulée Un homme) du poète américain Charles Bukowski que Gaël Leveugle met en scène à l’Ariston, à Esch/Alzette – sauf qu’alors, il s’agit de se dépêcher, la pièce restant à l’affiche juste ce soir (11 février), à 20.00h (photo ci-dessus).


Quant à Pénélope, toujours à Esch, mais au théâtre municipal, là, vous avez le temps, ça se passe le 22 février. Et c’est non pas du théâtre mais de la danse. Et dans la chorégraphie de Jean-Claude Gallotta, Pénélope n’est plus celle qui attend, impassible et passive, le retour de son homme, «rivée à sa mélancolie vertueuse et à sa table d’une interminable tapisserie». Eh non, Pénélope brûle, vêtue de noir, s’élance en liberté, au point de devenir «un portrait éclaté de toutes les femmes». Infos: theatre.esch.lu. Réserv.: reservation.theatre@villeesch.lu


J’ajoute l’épisode des 400 lettres d’amour retrouvées dans une rue de Lisbonne par la documentariste Léa Promaja: point de départ d’un projet documentaire intitulé Et que tu te portes bien, initié par Radio Dragon (Isère) et le Centre de Documentation sur les Migrations Humaines (Dudelange), un projet évolutif qui, en l’occurrence, fait escale au Centre culturel portugais – Camões (Luxembourg Merl) le 14 février (symbolique jour de la Saint Valentin!), à 19.00h, sous la forme d’une lecture scénique bilingue (extraits sonores inclus) assumée par comédienne Rita Bento dos Reis. «Cette correspondance, écrite en pleine guerre coloniale, entre une jeune Portugaise et son fiancé, raconte le quotidien de la fin des années 60, tant dans le quotidien de la jeune Lisboète à l’époque que dans les casernes portugaises avant le départ du soldat, ou au Mozambique, pendant les deux ans qu’il y a passés». Entrée libre. Infos & réservation souhaitée: info@cdmh.lu


Et enfin, voilà Antigone



Dans notre société moderne, Antigone, l’antique figure tragique du refus obstiné de l’ordre établi, et de tout compromis aussi, a-t-elle disparue?


Peut-être que non, vu par exemple sous l’angle des actions d’activistes climatiques.


Peut-être que oui, vu sous l’angle de la pensée confinée ambiante, plombée par le Covid dont les séquelles sont irréversibles, à commencer par celles, imposées par la (dé)raison médicale, du traitement déritualisé de la mort (nombreux sont ceux qui sont partis seuls, dans la totale indifférence). Or, pour rappel, ce que revendique Antigone, c’est le droit d’enterrer son frère, c’est le droit de Polynice d’avoir une sépulture, un droit que conteste son oncle, le roi Créon, surtout désireux, par la puanteur dégagée du corps laissé au soleil, de cloîtrer la population de Thèbes.


Et pour Antigone, au-delà de la sépulture, l’enjeu, c’est de braver le patriarcat incarné par Créon. L’enjeu, c’est l’opposition, la résistance jusquau-boutiste, et c’est la décision suicidaire – qui requiert d’ailleurs de sacrifier l’amour, celui d’Hémon.


Dans la mise en scène du beau texte d’Anouilh, tout en nuances – du reste réduit à l’essentiel –, la Thèbes est celle d’aujourd’hui, ou presque. Pas de décor, sauf une sorte de désert, une matière indéfinissable mais mouvante, sauf aussi un fauteuil de direction pivotant où Créon s’accroche, fataliste, empêtré dans un destin qu’il n’a pas voulu et qui le mène au désespoir – c’est qu’Hémon, le fiancé d’Antigone, c’est son fils… qui finira par s’empaler sur son sabre, là, dans le tombeau où sa bien-aimée, pour le coup emmurée vivante, se pend avec les fils de sa robe.


Dans la mise en scène d’Antoine de Saint Phalle, des apartés (histoire d’expliquer face public ce que l’on ne voit pas), des masques, deux transes musicales electro et, surtout, une limpide valorisation du yo-yo entre fougue et douceur, hypocrisie et orgueil, véhémence et doutes, sans bouder ni le sarcasme ni l’humour (lequel prévaut dans les scènes où intervient le garde un tantinet niais savoureusement interprété par Anne Brionne).


Dans la mise en scène, Antigone (Nora Zrika) n’est pas sublimée, mais galvanisée (photo ci-dessus). Et Créon (Denis Jousselin) n’est pas une caricature impitoyable, mais sa vulnérabilité, épousant ses rides, oscille entre sincérité et feinte: il essaie d’éviter le pire, parle comme un père, ce qui le rend audible, mais indécrottablement retranché derrière sa fonction qu’il dit subir mais qu’il se refuse de remettre en question, du coup, «il fait son travail parce que quelqu’un doit l’accomplir», comme d’autres ont obéi aux ordres de sinistre mémoire et comme l’actualité n’en finit pas de nous tendre un sordide miroir.


Un spectacle captivant et émouvant, avec des interprètes d’une grande justesse, 70 minutes bourrées de sentiments humains à la fois intenses et paradoxaux qui font écho au combat de notre monde… qui détruit l’humanité.


Antigone, au Théâtre du Centaure, «Am Dierfgen», 4 Grand-Rue à Luxembourg, ça ne se rate sous aucun prétexte les 11, 20, 21, 24 et 25 février à 20.00, ansi que les 23 et 26 février, à 18.30h. Puis en tournée au Kulturhaus Niederanven en mars, et au Cube 521, Marnach, en mai.

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