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Marie-Anne Lorgé

Un éveilleur de regard

Dernière mise à jour : 15 sept. 2020

Pour le philosophe Gaston Bachelard, adepte d’images et de «métapoétique», les artistes sont des «dormeurs éveillés», pour l’historien de l’art Henri Focillon, ce sont des géomètres. C’est au milieu du gué que se situe le sculpteur Bertrand Ney, qui, pour la galerie Schlassgoart (vernissage le 18 septembre), met en œuvre un ovni non commercial, en tout cas «surtout pas une exposition de sculptures sur socle». Décantation.



Sculpteur luxembourgeois né en 1955 à Rodemack, membre de l'Institut grand-ducal d'art et de littérature du Luxembourg et du Cercle artistique de Luxembourg (CAL), auréolé en l’occurrence du Prix Pierre Werner en 1994, Bertrand Ney, qui fut élève (à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris) de Pol Bury, peintre et sculpteur (belge) adepte de cette science des solutions imaginaires qu'est la pataphysique, Bertrand Ney, donc, qui a participé à l’Expo Universelle de Séville en 92 et à la Biennale de Venise en 1993, est le lauréat du tout nouveau Prix de la sculpture Schlassgoart, prix créé en septembre 2018 fruit d’une collaboration entre la Ville d’Esch-sur-Alzette, la galerie Schlassgoart et le CAL et décerné pour la première fois en mai 2019.


Pour la cause, l’artiste Ney est donc invité à exposer dans ladite galerie Schlassgoart – sise dans le Pavillon du Centenaire/ArcelorMittal à partir du 18 septembre.


En fait, l’automne sera fécond pour Bertrand Ney qui exposera également, en octobre, à Differdange, dans l’ancien réservoir d’eau d’Oberkorn transformé en 2009 en un lieu d’exposition baptisé Espace H20.


A Oberkorn, l’expo aura «un caractère rétrospectif, des années 80 jusqu’à présent, regroupant des œuvres datant de la Biennale de Venise, des oeuvres sur la matière – qui est évolutive –, des bétons de fin 80 et une mise en situation de bronzes plus figuratifs des années 2000».

Alors qu’à Esch, les œuvres présentées, plus récentes, consacreront le retour du volume (simple) et de la forme (simple) avec, surtout, la volonté «de donner un sens», d’aller vers cela qui relève d’abord et avant tout «de l’expression intérieure de la sculpture».


Il s’agira donc de deux expositions totalement différentes. Celle de l’Espace H20 sera héritière de Bachelard «qui m’a toujours inspiré au niveau de la matière, des éléments et du temps» on y reviendra en temps voulu. Celle de la galerie Schlassgoart à Esch aura pour filiation Henri Focillon (1881-1943) et sa Vie des formes: cet ouvrage, écrit en 1934, devenu «un classique que tout étudiant en histoire de l'art se doit d'avoir lu», «témoigne de la perception et de la compréhension des œuvres d'art, formes construisant l'espace, la matière et l'esprit d'un univers imaginaire dont «les artistes sont les géomètres»».


C’est sur cette expo eschoise que je m’attarde. Parce qu’elle témoigne d’un long travail de décantation, fruit d’une profonde réflexion de l’artiste Bertrand Ney quant à la conception même de la sculpture aujourd’hui, quant à la place de cet art qu’il qualifie de fourre-tout sur l’actuelle scène des arts plastiques et, conséquemment, quant à son propre travail de sculpteur.


Désormais, l’oeuvre de Bertrand Ney dégage un lâcher prise … particulièrement fascinant. C’est que l’artiste n’est plus dans une logique de galerie. Ce qui ainsi s’affirme, c’est moins le besoin de produire pour vendre que l’envie renouvelée/décuplée de créer. De creuser jusqu’au sens. Et surtout, d’éveiller le regard. Voilà, Bertrand ne veut pas/plus «être gardien du temple» et de quel temple? Un melting-pot que l’accélération technologique rend moins lisible, où, de façon interchangeable, il est question d’installations, de figurations classiques et d’objets hybrides, dits sculpturaux? , non, ce qu’il désire, la sensibilité et la sincérité en bandoulière, c’est «être un éveilleur de regard», et ce serait même une mission d’urgence, eu égard à une société qui dévaste, castre, aplanit, eu égard à l’art et à l’artiste accouchés de cette société-là.


Démonstration, donc, à la galerie Schlassgoart, avec une exposition que d’aucuns qualifieraient de minimaliste. Sauf que le sculpteur Ney se méfie de l’adjectif, synonyme d’une réduction, privilégiant plutôt le mot «épure» et préférant surtout dire «équarrir», parce que «c’est un terme de tailleur de pierre, c’est le processus intermédiaire entre la matière brute et ce à quoi il aspire», à savoir: l’essentiel. Un essentiel au demeurant tout blanc. Eh oui, «l’exposition Schlassgoart sera avant tout monochrome pour revenir à la virginité du volume, donc, de la sculpture, ce, afin de reposer l’œil et l’esprit».


Sans fioriture, certes, mais, pour autant, «ce n’est pas abstrait». Pour simple que soit le volume, «à l’intérieur, il y a une vie… qui a un sens». En fait, «chaque volume est une réflexion autour de l’axe et du point central. Dès que tu poses ton crayon, tu poses un point sur le papier et de là, tu tires une ligne, dont l’origine est donc le point». Une forme est ainsi obtenue, mise alors en volume, c’est-à-dire: en 3D. Au final, de volume en volume se développe «une réflexion sur la géométrie, mais qui n’est en rien sèche, c’est même ludique: je ne fais pas une démonstration, non, je m’amuse».


En même temps, faire naître un volume, c’est aussi s’occuper de l’espace. Parce que, fondamentalement, «le volume, c’est quelque chose qui matérialise l’espace tout autour, qui donne un sens à l’éther».


En tout cas, partant de ses volumes, Bertrand Ney expérimente des assemblages: «je multiplie, je juxtapose pour créer d’autres formes». Le tout compose un ensemble graphique, comme autant de signes d’écriture dans l’espace. En prime, la position/ direction de chaque volume étant modulable, «ça donne à chaque fois autre chose, c’est un jeu».


C’est de tout cela dont Bertrand Ney entend nous parler dans la galerie Schlassgoart, le temps d’une exposition qui à l’évidence ne se veut pas commerciale, et «surtout pas une exposition de sculptures sur socle». Le but étant de provoquer une réflexion sur le processus de création, non pas d’exhiber un produit fini. Concrètement, sur une table, l’artiste disposera des petites formes, certaines en résine époxy, d’autres en mode maquettes en carton toutes susceptibles d’être commandées en grand format.


A noter que dans cet immaculé assortiment, certaines petites formes en époxy sont, elles, recouvertes de poudre de fer, une illusion de rouille qui brouille la perception puisque la pièce que l’on croit peser son poids d’acier est, en fait, un volume de légèreté.


De près comme de loin, la proposition est celle d’une expo-concept, dit Bertrand Ney, qui affirme «être un conceptuel»… sans toutefois «faire du concept», en précisant «je jongle entre le concept et la matérialité, le manuel, le geste», raccord sous ce dernier angle avec la conception qu’il a de la sculpture, art à la fois de la matière et de l’imagerie, un art en tout cas tactile.


Toujours est-il qu’au tout, Bertrand Ney greffera quelques estampes ainsi, légitimement, que l’œuvre pour laquelle il a été primé. A savoir: une pièce en acier «d’inspiration constructiviste». Et de fait, c’est une construction, un assemblage oxydé qui fait écho à l’univers de la sidérurgie. A son imaginaire aussi. Avec une paroi perforée, un plan incliné et une sorte de colonne crantée, peinte en rouge par référence à l’acier en fusion, autant d’éléments dont l’agencement, tout comme dans un rébus, forge une représentation, ou une image, de l’industrie sidérurgique. Mémoire et émotion autant que raison.


Infos:

Galerie Schlassgoart (Pavillon du Centenaire/ArcelorMittal), Esch-sur-Alzette: Bertrand Ney, Prix de la sculpture Schlassgoart, avec Sophie Medawar, mention spéciale, à partir du 18 septembre (vernissage à 19.00h).


Photo: Détail de la sculpture «Le phénix».

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