top of page
  • Marie-Anne Lorgé

Trait de caractère

Le café était prêt, on parlait sur la terrasse, des heures durant, puis c’était cap sur le pré, je connaissais chaque feuille de chaque arbre, une mémoire aujourd’hui, et à jamais, tatouée des moments passés là avec mon père, ma mère, mes frères et sœur. Et qui ont façonné mon goût randonneur, une musette toujours à portée de main, ce sac à dos qui relie tous les nomades du monde, contraints ou non, à géométrie variable, entre habitacle, habitat et maison fantasmée – en l’occurrence, selon la version textile de Chalisée Naamani, jeune artiste française «qui fait œuvre des alentours du corps, de tout ce qui l’innerve et l’informe, l’adresse au monde et le jette dans l’interrelation» (œuvre actuellement exposée au Mudam dans After Laughter Comes Tears, visuel ci-dessous ©Aurélien Mole).



Tout ça pour dire que dans les 50 nuances de gris haineux du temps – et là, il ne s’agit bien sûr pas d’une météo à ce point poisseuse qu’un canal se serait perdu –, existe un hymne de paix qui percole par l’art: le poète Rilke ne dit rien d’autre, «seul l’amour peut saisir les oeuvres d’art»… Et d’ajouter, «l’artiste, c’est l’éternité qui pénètre d’en haut les jours».


En fait, j’invoque Rilke pour vous parler de celui qui le citait, Hubert Reeves, ce célèbre astrophysicien aux allures de druide qui vient de rejoindre les étoiles – ça s’est passé silencieusement le 13 octobre, en pleine commémoration médiatisée des 60 ans de la disparition de Piaf, un 10 octobre 1963, en oubliant du reste un décès quasi simultané, celui de Jean Cocteau, le 11 octobre 1963.


Les poètes hantaient les galaxies d’Hubert Reeves, qui, d’ailleurs, avait emprunté le titre de son premier livre, Patience d’azur, à un poème… de Paul Valéry: «Chaque atome de silence - Est la chance d'un fruit mûr!»


Reeves, qui aimait comparer l’être humain à des poussières d’étoiles, était aussi un cueilleur, qui nommait les fleurs, parce que nommer, ça fait fuir l’ignorance, ça force le respect – et ça vaut aussi dans la société des hommes, dans le vivre ensemble. Et Reeves, devenu militant de la cause environnementale, de commettre Mal de terre, un opus qui depuis 2003 n’en finit pas de réveiller les consciences… en écho derechef…à Rilke: «Qui parle de vaincre? Ce qui compte c'est de survivre».


Dans le même sillon, je nomme Peter Wohlleben, ce forestier allemand qui, en 2015, a publié La vie secrète des arbres, fruit de sa vibratoire complicité avec hêtres, chênes et merisiers condamnés à l’abattage dont il a découvert la sensibilité à la douleur, la mémoire et les interactions avec des milliers d’autres organismes. Or, il se fait, c’est la belle surprise du jour, que le dessinateur Benjamin Flao, flanqué de Fred Bernard, auteur de bédé, viennent de relever le défi de traduire le récit de Wohlleben dans un roman graphique éponyme: dessiner la vie de ces personnages par nature immobiles et muets que sont les arbres, un pari insensé mais comblé par «une poésie du trait qui épouse les beautés intimes de la nature».


Au final, un livre «qui sent l’humus», attentif à ce qui est invisible, souterrain, comme aux radicelles de l’arbre, par exemple, ce, «en jouant avec des gouttes d’encre qui boivent l’eau et se ramifient».


Et c’est comme ça, par la poésie du trait, que je vous propose Automne graphique, la nouvelle expo de l’Espace Beau Site (Arlon).



Non sans d’abord vous faire remarquer que dans ces mêmes 50 nuances de gris haineux du temps, un proverbe me revient – enfin, proverbe ou non, quelque chose que mon grand-père ne se lassait pas de répéter, à savoir: l’amour passe par l’estomac. Et donc, voici, coup sur coup, 3 propositions d’arts visuels et vivant qui activent les papilles.


Avec All you can eat au Lëtzebuerg City Museum, une expo qui, à l’aide d’exemples provenant du Luxembourg, «tente de mettre en lumière les relations entre l’Homme et sa nourriture. Elle suit le parcours des aliments, de la production à la consommation en passant par la transformation, et ose également un regard sur les habitudes alimentaires du futur» – dans vos assiettes jusqu’au 14 juillet.


En parallèle, le Cercle Cité monte en sauce Hors-d’œuvre, une très chouette expo consacrée à la métaphore de la nourriture dans l’art contemporain – 7 artistes nous régalent, Trixi Weis, Florence Haessler, Alexandre Lavet, Simone Decker, Bea de Visser, Puck Verkade, Ugo Li et Jieun Lim. On salive du 20 octobre au 21 janvier 2024 à tout hasard, notez que le vernissage a lieu ce soir (19/10), à 18.00h.


Sinon, pour fêter ses 50 ans, le TOL (Théâtre Ouvert Luxembourg) met les petits plats dans les grands, avec Mangez-moi, un cabaret festif et gourmand, par les mots, non par les mets. Si comme Jean-Jacques Rousseau, vous pensez que «nul n’est plus heureux que le gourmand», ne manquez pas ce spectacle-anniversaire, éloge de la gastronomie et du partage (visuel ci-dessus)! A partir du 26 octobre.


Au menu: textes savoureux de tout genre et de toutes les époques, agrémentés de chansons et de musique, pimentés par un grain de folie et une équipe de 6 comédiens-musiciens prêts à vous servir des plats qui se lisent et des livres qui se mangent. A consommer sans modération… jusqu’au 18 novembre, infos: www.tol.lu


En marge, selon une association d’idée farfelue, notez CHUUUT(e), un voyage chorégraphique de Z Art Dance Company – Giovanni Zazzera (LU) «qui passe par le réel et l’absurde, par la grandeur et la décadence, et qui détache la chute de l’idée de la défaite». Tomber amoureux, tomber malade, tomber de haut ou bien bas, tomber à pic ou à l’eau… Qu’elle soit physique ou émotionnelle, il y a un avant et un après la chute. «Expérience aussi essentielle qu’inévitable, la chute nous apprend à accueillir le déséquilibre pour avancer». Découvrons le plaisir de tomber … aux Rotondes, encore le 22/10, à 11.00h et à 15.00h (à partir de 6 ans, sans paroles).


Enfin, ultime régal des yeux, Steel Life, l’expo-hommage consacrée au photographe Romain Urhausen dont le finissage, à la galerie Schlassgoart (Pavillon du Centenaire/ArcelorMittal, Esch/Alzette), ce 21 octobre, à 16.00h, s’accorde avec une visite guidée et un verre de l’amitiéà l’initiative de Lëtz’Arles.



«Faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse»: cette citation qui a l’accent d’Hubert Reeves, voire aussi de Charlie Chaplin, mais redevable en fait à Nietzsche, je l’ai extraite d’un carnet de voyages, celui du dessinateur André Hames, qui croque des instantanés traités à l’aquarelle, ce, en complément de quelques approches du corps, d’après modèles nus, tantôt circonscrits par le trait noir, tantôt dissous dans l’eau de la peinture.


Et André Hames est l’un des 8 artistes belges actuellement réunis à l’Espace Beau Site, à Arlon – je vous cause régulièrement de cette galerie pas comme les autres, déjà, c’est une mezzanine… qui emprunte son nom au garage qui l’abrite. Entre eux, le lien, c’est le trait.


Le temps de brosser un Automne graphique, une expo (de/sur papier) «qui aborde au sens large les arts graphiques, selon différentes techniques»: le crayon, le fusain, le trait à l’encre combiné à du pastel, l’impression (dont gravure sur bois et sérigraphie), le collage et, bien sûr, le dessin.


En l’occurrence, celui de Gérard Michel, un virtuose du trait, un observateur d’une minutie inouïe, transcripteur à 360° de lieux, dont le site de l’abbaye d’Orval, de quartiers, de rues, surtout de la «Cité ardente», Liège, port d’attache de ce joyeux luron architecte de formation, très prolifique – un dessin par jour –, qui s’évade parfois de sa représentation géomètre millimétrée pour un dessin affectif (dans le visuel ci-dessus, de pots en terre pour dire la serre, sinon le jardin, secret ou non) et qui ne court pas les galeries, préférant propager ses carnets de croquis, sa collection d’urban sketchs sur Flickr, site web de partage gratuit.


Et puis quoi? Du paysage, réel, observé mais intériorisé et réinterprété. Avec, au final, une composition à mi-chemin entre figuration et abstraction. Dans le cas d’André Dael (autre Liégeois), tout part d’un trait minuscule, démultiplié à l’infini sur la page – tantôt blanche, tantôt jaunie, le papier kraft racontant le temps passant/passé –, histoire d’agencer une sorte de brouillard pointilliste vibratoire, où le regard se perd. Quant à Marylène Daussin (Bertrigeoise), elle structure l’espace à coups de lignes de force, de rapports contrastés de masses grises et noires, un noir lumineux, habité grâce à la poudre de graphite.


Pour la couleur, rendez-vous avec Colette Leroy, qui se promène en bord de rivières, le long de la Sambre et de la Meuse, dont elle traduit l’atmosphère, aspirée par une variation de lumières surtout crépusculaires, en une série de petites gravures sur bois (format 10 x 10).


Sinon, du noir encore, avec Marie-Cécile Clause et ses magnifiques aplats sérigraphiés/gaufrés: une plongée dans la vie souterraine des racines qui débouche sur de mystérieuses formes abstraites, de l’imperceptible devenu sensible.


La suite – les collages, les portraits miroirs, aussi intimistes qu’endeuillés – s’apprivoise à l’Espace Beau Site (au 321 de l’Avenue de Longwy, Arlon) jusqu’au 12 novembre, du mardi au samedi de 10.00 à 18.00h, ainsi que certains dimanches de 15.00 à 18.00h, dont précisément ce 22 octobre pour une rencontre avec l’artiste Gérard Michel. Infos: www.espacebeausite.be.

++++

A propos… du Lëtzebuerger Konschtarchiv



Cette œuvre (visuel ci-dessus, photo © Serge Ecker), une structure textile faisant écho à la maison sécurisante, au «chez soi» chaleureux, tout autant qu’à l’abri de fortune de tous les damnés de la terre, en exil ou non, est celle de Diane Jodes, créée pour la manifestation Cicatrice Urbaine qui a récemment eu lieu au VeWa, tiers-lieu devenu espace de création à Dudelange. Et cette œuvre m’apparaît comme un opportun trait d’union entre le poète Rilke, inspirateur de ce post, et le… Konschtarchiv.


Késako?


Le Konschtarchiv est un centre de documentation sur les arts plastiques créé en 2021 au sein du MNAHA (Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art du Luxembourg). Et c’est un outil fabuleux. Pour les artistes, les curateurs/commissaires d’expos, les critiques d’art, les historiens et tous les chercheurs ou simples curieux de l’évolution du paysage artistique au Luxembourg.


Concrètement, depuis 2023, le Konschtarchiv constitue une collection… documentaire, donc, clairement, point n’est question de collectionner des œuvres d’art mais de répertorier… les «sources contextuelles».


Et ces sources sont de deux ordres. D’une part, sont collectés les fonds d’archives historiques privées – ce qu’on appelle «les fonds clos» et d’autre part, on retrouve la documentation actuelle, dont articles de presse, dépliants, publications et autres documents produits dans le cadre d’événements artistiques.


En clair, «pour comprendre une oeuvre, il faut retrouver les clés». Et ça signifie chercher les esquisses d’un artiste, son journal de notes, sa bibliothèque, les études théoriques éclairant son travail, mais aussi le matériel préparatif à sa production, ses documents personnels (dont diplômes), sa correspondance et ces variables que sont les coupures de presse, les photos non privées, les brochures et listes de prix.


Et ce n’est pas tout, parallèlement à la collection, développement il y a du Konschtlexikon, un dictionnaire biographique et relationnel, un dictionnaire en ligne bilingue (Fr/En).

Pour tout savoir sur le quoi et le comment, un mode d’emploi: cliquez sur l’onglet «A propos» du site www.konschtlexikon.lu


L’enjeu du Konschtarchiv, avec sa collection – ou inventaire d’archives – et son dictionnaire qui est une forme de biographie, une médiation , c’est «de donner de la littérature au secteur, incluant le contexte socio-économique et politique de l’artiste». Un travail crucial, parce que sans clé, pas de fondement possible d’une hypothétique future galerie d’art nationale. D’ailleurs, c’est de cette idée de création de galerie nationale, préconisée en 2016 par Xavier Bettel, et alors mal reçue, qu’a germé l’urgence d’une approche scientifique. C’est Sam Tanson en 2018 qui a donné mission au MNAHA de lancer le projet, c’est en 2019 que le concept de centraliser les sources et de les rendre accessibles a été mis en place et c’est donc en 2021 qu’est officiellement né le Lëtzebuerger Konschtarchiv, un centre de recherche… à l’allure de ruche.

73 vues
bottom of page