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Marie-Anne Lorgé

Stéphane Ghislain Roussel: Changer notre rapport au monde

Sensible, bosseur, défricheur, talentueux et engagé, l’électron multi-casquettes belgo-luxembourgeois Stéphane Ghislain Roussel – violoniste, musicologue, commissaire d’expo, dramaturge et metteur en scène déborde de projets qui hybrident les genres et dynamitent les codes. Rencontre en mode artistique et intime. Politique aussi.



Sous prétexte d’évoquer la bourse Focuna qui permet à Stéphane Ghislain Roussel de bénéficier d’une résidence artistique à Rome, à l’Academia Belgica – reportée en octobre (du 26/10 au 27/11/2020) pour cause de «lockdown» lié à la pandémie , la rencontre a eu lieu chez Pomme Cannelle, à Bonnevoie. Stéphane boit un thé. La conversation rebondit d’emblée sur le confinement. «Qu’est ce que ça veut dire être enfermé en ville, confiné dans un appartement à Paris? Je n’ai pas souhaité être créatif par rapport à une situation perturbante. J’ai tout arrêté. J’ai dormi plus que d’habitude. Et j’ai lu – plutôt des essais, pas de poésie même si j’aime ce qui est poétique. Et j’ai regardé des séries, dont celle tirée de la trilogie L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante. Je n’en pouvais plus de ne plus voir la nature, plus encore que de ne plus voir les gens. En même temps, tout arrêter, qu’est ce que ça veut dire dans un moment où j’étais trop dans le taf».


Dans la conversation surgit la bienveillante présence du chat, un Chartreux de six ans baptisé Adlon en souvenir d’un «chic hôtel de Berlin», là où Stéphane et son futur mari Julien se sont reconnus. «Les lieux que je préfère sont clairement une géographie de l’amour», et ça vaut surtout pour l’Italie: «L'île de Procida est mon paysage idéal, c'est celui de mon voyage de noces, sinon, l'(Italie, c’est le pays où, enfants, nous allions en vacances, en voiture, après avoir roulé toute la nuit, c’était le paradis. Et c’est là où je vais finir ma vie».

Pas loin de la mer, si possible, pour cet amoureux de la ville – et du monde de la nuit, et de l’atmosphère, du silence de la nuit , qui depuis quelque temps ressent «l’appel de la campagne, la vraie»: «je voudrais un âne, des chèvres». Déjà, Stéphane a la phobie de l’avion – du reste, le voyage, pour lui, n’est pas une destination mais une façon de se découvrir. Ce détail qui n’en est pas un révèle une profonde prise de conscience quant à la marche du monde, quant à la nature et «sur ce que les artistes ont à dire ou à faire là-dessus». On va y revenir.


La vie de Stéphane a commencé à Charleroi (Hainaut) où il est né en 1974. Lui qui, petit, rêvait d’être archéologue, luthier ou… bijoutier «en fait, ça changeait tous les deux ans» , a commencé la musique tard, à 13 ans. Une passion du violon qu’il a hérité de sa grand-mère. «J’ai travaillé comme un dingue!». Un entêtement qui a eu raison de la résistance de ses parents, et de son échec au bac Economie à l’Ecole européenne (à Luxembourg). «Parallèlement, j’étais au Conservatoire, j’ai adoré le clavecin, le saxo». Puis il y a eu les Conservatoires de musique de Liège, Bruxelles, Londres et Paris (excusez du peu). Puis, il y a eu le trac. Puis, pour le dire en raccourci là aussi on va y revenir , il y a eu le rattachement à différents musées parisiens.

En fait, il est long comme deux bras, le curriculum vitae de l’hyper créatif Roussel, qui, contrairement à la vieille chanson populaire du XVIIIe, n’est pas le cadet mais l’aîné d’une fratrie de quatre frères, gratifié, qui plus est, de deux prénoms, Stéphane, relativement tonique, et Ghislain, un tantinet suranné, associé, dans le nord de la Belgique, au saint patron des enfants.

Toujours est-il que si Stéphane a une moitié de cœur plutôt latine – fruit d’incidences (famille et formation) conjuguées , l’autre est plutôt germanophone. «J’ai développé une mythologie autour des langues, c’est un atout de l’Ecole européenne, en tout cas, ça me fait rêver».


Son versant latin, Stéphane en réserve plutôt la primeur dans sa sphère privée, dans sa sensualité et sa sensorialité – il adore (faire) la fête, recevoir des amis pour lesquels il cuisine des lasagnes d’exception, tout en sirotant un limoncello , alors que le versant germanique colore davantage ses créations. La preuve avec le remarquable et inédit Opéra Monde, accueilli au Centre Pompidou-Metz, de juin 2019 à Janvier 2020: «plus qu’une exposition consacrée aux scénographies d’opéra, "Opéra Monde" a été conçu pour mettre en lumière, en résonance, ou au contraire en tension avec l’héritage du "Gesamtkunstwerk" (concept d’œuvre d’art totale) wagnérien, comment les arts visuels et le genre lyrique se sont nourris mutuellement, et parfois même influencés de manière radicale».


La preuve aussi avec Monocle, portrait de S. von Harden, sa première pièce signée en 2010: ce monodrame, sacrant la performance du comédien Luc Schiltz dans une singulière métamorphose, s’articule autour du monologue de la célèbre journaliste Sylvia von Harden (née à Hambourg en 1894), une icône féministe, une intellectuelle émancipée, qui fut immortalisée en 1926 par le peintre et graveur allemand Otto Dix, associé aux mouvements expressionnistes et l’un des fondateurs de la Nouvelle Objectivité.


Monocle correspond à un moment-clé du puzzle qu’est la trajectoire de Stéphane, qui a dû mettre un terme à sa carrière de violoniste pour cause de «trop de trac», et qui, optant pour des études de management culturel, suivies à Paris, s’est retrouvé attaché à la programmation artistique de l’auditorium du Louvre, ce, pendant trois ans. Mais c’est lors d’une parenthèse à Berlin, dans le but d’écrire un livre sur l’histoire de l’art, que, tombant sur le tableau de Sylvia von Harden, il a très vite développé un monologue à partir du texte que lui inspirait le portrait. Sauf qu’à «la base, ce n’était pas une pièce de théâtre». C’est avec Luc Schiltz que tout a basculé, avec «un travail mené comme un laboratoire, comme un "work in progress"».


Alors, tout s’est enchaîné. Emballé. Il y a eu des performances, «réactivant les années 60/70, le mouvement Fluxus». Et la nécessité, alors, de créer une compagnie, l’éponyme Compagnie Stéphane Ghislain Roussel. Sauf que ce mot, compagnie, «fait trop théâtre, c’est trop réducteur». La structure artistique «Projeten» est ainsi née, qui colle au mieux à un bureau de création interdisciplinaire – du reste, «Projeten» est désormais conventionnée par le ministère de la Culture luxembourgeois.


Voilà, Stéphane, c’est un ADN expressionniste dans la forme – «c’est lié à ma sensibilité exacerbée, typique d’un natif du signe du scorpion, et au fait que je pense que l’image a une capacité expressive, surtout aujourd’hui, vu la surabondance visuelle» – et c’est une conviction quant à la concomitance des arts «due à mon parcours entre musées et musicologie»: «toutes les formes artistiques, surtout scéniques, sont des rassemblements de différents arts et du coup, toutes mes mises en scène interpénètrent les arts visuels, le corps et la musique».


«Le théâtre ne peut pas être que du texte, ce n’est pas non plus de la technologie d’ailleurs, la vidéo, c’est déjà dépassé: le chemin qui reste à faire, c’est vivre le texte par le corps, le souffle, c’est comment intégrer le réel».


Hormis la forme, il y a le fond. Non content de décloisonner les arts, sinon de les fusionner, Stéphane reste vigilant sur l’état du monde. «Je veux proposer quelque chose qui remue les tripes et ce qui m’importe, c’est de porter un message. Je ne fais pas du divertissement, ce qui n’empêche pas l’humour ou, plutôt, une causticité».


Alors, engagé? Oui, Stéphane l’est, assurément. «Il faut que quelque chose change. Dans nos façons de vivre. Dans notre relation au monde». «L’important, c’est de l’exprimer». Et comment? «En créant une mise en scène plutôt qu’une performance ou une expo? Je fonctionne par phase, selon ce que je sens le plus juste dans ma façon de dire. Et pour le moment, ce n’est pas le théâtre – qui a un devoir social, certes, qui est une catharsis en même temps qu’un truc de menteur, sachant que derrière chaque mensonge, il y a une vérité inouïe , mais c’est l’écriture».


Actuellement, Stéphane Roussel entreprend donc un projet du genre. Avec Marja-Leena Junker – avec qui il a déjà travaillé, notamment dans Golden Shower, une satire autour de la gloire et de la décadence d’une diva dans le milieu de la télévision (au TNL, en 2013). Pour l’anecdote, la comédienne était habillée de vert, la couleur maudite des théâtreux (une superstition qui remonte au Moyen Âge, au pigment toxique) mais fétiche pour Stéphane, tout comme le bleu.

«Pendant deux ans, je partirais (en train !) en Finlande, le pays natal de Marja-Leena, pour monter une forme à mi-chemin entre la lecture et le spectacle partant d’un texte qui lui serait dédié, lequel texte mêlera des éléments biographiques à des questions écologiques, dont comment cohabiter avec la faune et la flore et en quoi ça peut nous modifier. Ce sera une écriture documentaire, mais en même temps, une fiction».


L’écriture sera aussi au coeur de son projet de résidence à l’Academia Belgica à Rome. Ce sera un livret d’opéra, son premier: «Je veux interroger la figure de Parsifal de Wagner aujourd’hui, prétendue figure de pureté, or la pureté n’est-ce pas la nature?» Une interrogation qui ricoche sur la genèse du confinement où la dérégulation à l’œuvre est «une création de plus de l’être humain; si le système libéral continue à tout vampiriser, c’est foutu».


Et c’est là que l’engagement de Stéphane prend tout son sens: «L’artiste a une mission, celle d’éveiller le sensible… en faisant dialoguer d’autres sphères, comme la connaissance et… le politique».

Et précisément, sous l’angle de la politique culturelle luxembourgeoise, à l’heure d’un pressant plan de relance, voilà ce que ça donne: «Nous sommes à une époque charnière du spectacle vivant car le Covid met en lumière toutes les faiblesses du secteur… dans un petit pays qui a une offre démesurée. Mais l’énergie de la ministre de la Culture est fertilisante… »


A l’heure de se quitter, Stéphane se plie au questionnaire de Proust. Oui, il est sucré – son addiction pour les gâteaux ravive une enfance complexée, boulotte , oui, il adore dormir mais c’est un lève-tôt, qui court tous les matins, et s’il avait un bien précieux à sauver en cas de catastrophe, ce serait un enregistrement de Bach, sinon… son cher chat Adlon. Le plus déconcertant, c’est son goût pour la dentelle au fuseau: «c’est très méditatif, et la patience est requise pour pouvoir voir ce qui naît, ce qui se développe… or je suis très patient».


Oscillant entre le mot qu’il préfère, «féerique», et celui qui le met en colère, «injustice», Stéphane, qui ne fait «pas ce métier pour faire carrière», tricote déjà deux ouvrages attendus à l’horion 2022. Un opéra «ce terrain fertile d’expérimentations et de ferment pour de nouvelles sensibilités esthétiques et politiques» , à savoir: Der Kaiser von Atlantis, une oeuvre (en un acte) de Viktor Ullmann, composée en 1943 alors que l’auteur était détenu au camp de concentration de Theresienstadt. L’œuvre a été répétée à Terezin par des artistes qui ont été déportés et qui n’ont donc jamais vu le spectacle. Et le désir de Stéphane, c’est de «recréer la première de l’époque, qui n’a jamais eu lieu».

Le second chantier, c’est une expo sur le cri, «un sujet plastique et transhistorique»… dont le lieu d’accueil reste encore secret. Gageons toutefois que ça nous laissera sans voix…


Légende de la photo (copyright: DR): «L’artiste a une mission, celle d’éveiller le sensible...»

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