L’expression remonte au temps des loups, poussés par la faim à quitter leur forêt. Par extension, de la faune sauvage à l’espèce humaine, Sortir du bois signifie que ce qui fait agir, c’est… la nécessité.
Y a donc de la turbulence dans l’air, sinon de l’urgence: voilà précisément la salutaire option prise par l’événement bisannuel Störende Wahrheiten – à traduire par «vérités troublantes» (ou dérangeantes? ) – dont c’est la 2e édition, mise en œuvre à Lorentzweiler, avec une sélection de 5 artistes luxembourgeois qui, aiguillonnés par la nécessité d’interroger/secouer notre société en crise, bouffie par toutes les formes de repli et de cupidité, tentent de semer la pagaille dans la meute… des moutons, en organisant, à leur façon, une résistance, voire une solidarité.
Vaste programme, que rallient Jerry Frantz, Claudia Passeri, Nora Wagner, Gilles Pegel et Chiara Dahlem. Ce, «avec les moyens de leur choix», soit, grosso modo, en recourant à l’installation tantôt sculpturale ou lumineuse, tantôt peinte, comme devant la façade la Maison des jeunes, où l’agitateur pourfendeur Jerry Frantz, transformé en agent immobilier, présente via une bâche grand format l’implantation d’une forteresse où emprisonner à perpétuité la bêtise humaine (photo ci-dessous) – je vais y revenir.
Mini flash-back pour bien planter le décor. En initiant le projet Störende Wahrheiten en 2019, ce que la commune de Lorentzweiler ambitionnait – et qui se confirme aujourd’hui –, c’est de surligner son ouverture d’esprit… par l’art, celui-là qui stimule la réflexion quant aux grands débats de société actuels, et qui est rendu accessible au plus large public grâce à son intégration dans l’espace public.
Pour sûr, «le contexte de la rue, du monde réel est très différent de celui de l’institution ou de la galerie». Et certes, il s’agit pour les usagers d’ainsi s’approprier l’art dans leur quotidien. Sauf qu’à Lorentzweiler, il s’agit aussi de les impliquer dans les phases de conception et de réalisation, du moins dans le cas des boîtes-sculptures de Nora Wagner, exemple d’oeuvre participative, assortie d’une performance citoyenne prévue le 2 octobre – je vais aussi y revenir.
En 2019, la première édition articulée autour du thème de l’Anthropocène, embarquait le public dans la forêt. Cette fois, le public est littéralement invité à sortir du bois, à déambuler le long de la portion de la N7 – ou Route de Luxembourg – qui traverse le cœur de Lorentzweiler sur 3,5kms.
Concrètement, le parcours démarre sur le trottoir qui fait face à la gare, pour s’étirer, à gauche et à droite, de l’ancienne station-service devenue poste de gardes-forestiers jusqu’au rond-point. Comme une occasion aussi de découvrir la ville autrement, sous un autre angle.
Et le parcours de se prolonger dans la campagne, donc, au-delà de la gare, grâce au passage sous la voie ferrée, d’où on emprunte le chemin pédestre/cyclable, lequel est aussi le théâtre à ciel ouvert des sculptures lauréates des différents symposiums organisés par la commune.
C’est là, au bord des terres détrempées, que patiente ROTM (Rise of the machines), la discrète sculpture de Gilles Pegel, composée de deux spirales, donc, comparable à la structure de la double hélice de l’ADN, cette macromolécule présente dans presque toutes les cellules ainsi que chez de nombreux virus, sauf que la dimension biologique – la spirale faisant mine de développer une vie propre, vrillant sans fin dans la terre avant de remonter – est ici plagiée par la technologie – le travail en torsade de l’acier inoxydable – censée incarner l’ordre. Plus réel que le réel. Réfractaire au chaos.
En fait, ce dont parle ROTM, c’est du désir de s’affranchir du fardeau du corps à travers l’univers de la technologie… qui confond l’image et la réalité. C’est une illusion, un pacte (le fatal pacte faustien) signé avec le diable promettant l’immortalité. Du coup, en résonance avec l’actuel spectre sanitaire, ROTM pose la question du piège de la séduction (foncièrement trompeuse), et Gilles Pegel, tout en le créant, fait le pari d’affirmer que, malgré tout, l’art demeure l’un des derniers refuges où trouver sa propre voie, d’où le miroir peut s’inverser.
Autant la question est brûlante, autant la tentative de réponse se décline sans tapage, pour qui sait regarder… au détour du chemin.
Et justement, à bien y regarder, il y a la qualité physique de l’objet dans l’espace, sa brillance, sa sensualité, et il y a sa charge invisible, à savoir: l’énergie. Irradiante. C’est l’agent transformiste, qui fait se confondre le côté clinique (du produit industriel) et la dimension organique, le tout se réconciliant dans la nature, déposé comme un plant dans le paysage.
A flanc de N7, pour apprécier le «Vulcan Salute» (photo ci-dessus), il faut non pas regarder ses pieds mais lever les yeux. A l’évidence, on ralentit, c’est même un élémentaire conseil de prudence…
Voilà l’œuvre de Claudia Passeri, qui, dans sa pratique, s’imprègne d’abord patiemment du lieu, son contexte ou son imaginaire, avant de s’y projeter et de proposer – en oubliant jamais d’injecter sa géographie intime, italienne – un mécanisme qui modifie notre perception.
En l’occurrence, l’œuvre, d’une esthétique minimaliste, inspirée de l’enseigne publicitaire en néon, bouture la poésie, l’étrange et le lointain, le familier aussi, et le geste autant que le voyage mental. Et donc, quoi?
L’œuvre, une main géante d’1,5 m de haut, fait référence à la fois à Vulcain, dieu romain nommé en anglais (Vulcan), qui, selon l’étymologie, est le «maître de l’éclat lumineux» – pour la cause, il s’agit donc d’une oeuvre lumineuse – et au langage de la main, à ce familier signe de bienvenue qui fait partie de la panoplie de base des formules de politesse et de toute signalétique d’accueil, en l’occurrence placée à l’entrée d’une localité – ce qui est le cas.
Sauf que le signe est ici métissé par un souhait plus inattendu, celui de la bonne santé, adressé en italien. D’autant plus inattendu que l’œuvre – qui parodie l’identité visuelle, le logo en coquille de mer de la société Shell – est juchée sur le toit de ce qui l’on peut encore identifier comme une station-service, donc, comme une invitation… à la route à prendre. Ce qui ne manque pas… d’ironie.
Sauf aussi que dans son invitation, Claudia, perméable au paysage et à la transmission, fait appel au pouvoir des images, soit, aux longues routes lynchéennes, sinon aux départs symboliques, aux adieux initiatiques voire aussi poignants que celui chanté par Leonard Cohen dans So Long, Marianne – du reste, c’est à la dédicace de Cohen que l’œuvre de Claudia emprunte son titre, So Long. Photo ©Joseph Tomassini.
«Si l'art ne fait pas de politique, qui d'autre en fera ?», dixit Dieter Roelstraete, commissaire de la Documenta. Poser la question, c’est déjà y répondre. Et c’est ce que fait Jerry Frantz – à deux pas de So Long –, en version spectaculaire. Incarnation parfaite de l’artivisme, ce nouveau terme désignant la combinaison entre l’action et l’art.
Et voilà le frondeur, l’empêcheur de penser en rond Jerry Frantz, dynamiteur du politiquement correct, des errements et abus du pouvoir par détournement de symboles, des concepts de nation et de nationalisme, coupable récidiviste impénitent de moult hauts faits, comme la création de la République Libre de Clairefontaine – dont l’ambassade se trouve à l’IKOB (Eupen) –, Jerry Frantz, donc, a encore frappé. Bien sûr, ça provoque des crises d’urticaire. Et justement, c’est le but…
Alors, à «la bêtise, la connerie, l’imbécilité (ça vaut aussi avec 2 «l»)», à cela qui gangrène quotidiennement et universellement la société, Jerry a trouvé la solution: un centre où interner les personnes «dotées d’un taux de stupidité dépassant un certain niveau» (dont misogynes, fascistes, racistes, bigots, conspiratifs, avares, belliqueux, mauvais curateurs...). Et l’artiste de brosser l’architecture de ce centre de rétention, en passe d’être construit «comme projet pilote mondial» sur le site de l’ancienne Maison des jeunes. Un grand panneau explicatif y est implanté pour éclaircir le public (sur le comment, le pourquoi et surtout le pour qui). Rire (jaune) garanti !
Est stipulé que si vous repérez des individus suspects, signalez le à l’APIBH, l’Association pour la prévention internationale de la bêtise humaine, à l’adresse email: apibh@storende-wahrheiten.com. «Ceci en vue d’une rétention imminente. Vous n’aurez pas de réponse».
A l’autre bout de la route de Luxembourg, au rond-point, Chiara Dahlem a installé Toujours les autres, une famille de mannequins – ces figurines (armatures de fer habillées de tissu, puis recouvertes d’époxy) utilisées dans les vitrines de magasins de mode – soit: deux couples et leurs enfants, parfaitement formatés, identiques, anonymes, qui tous se cachent les yeux en tendant le bras pour dire «ce n’est pas moi, c’est l’autre».
C’est le reflet instantané de la communauté humaine dans sa désormais consternante passivité, immortalisée en plein déni de responsabilité, qu’elle soit personnelle ou collective. Œuvre efficace, faussement candide, et inévitable – eh oui, visible comme une girouette au milieu du carrefour giratoire, du coup, les autres, c’est nous.
«Cette "dévalorisation de toutes les valeurs", la rupture de toute attache significative crée un vide qui ne demande qu'à être comblé». Et c’est ce à quoi s’attache une créative attachante, adepte de l’imaginaire actif, Nora Wagner. Dont l’art, éminemment collaboratif, est infusé par la générosité.
La pratique de Nora hybride la performance, la métamorphose et l’installation, toujours en interaction avec le lieu, toujours en interaction avec «la lune intérieure» de celles/ceux avec qui elle entre en communication. C’est dire si à l’origine des choses, il faut une rencontre. Laquelle, à Lorentzweiler, a pris la forme de workshops. C’est comme ça que le projet fait sens.
Et c’est ainsi, entre la fronde de Jerry et la mise en garde de Chiara, là, devant la commune, que nichent trois boîtes-sculptures (photo ci-dessus), toutes intégralement conçues et réalisées «avec le plus grand soin» par ceux qui ont participé aux workshops, tous affectés au service technique communal: «ce sont eux, les créateurs, et les voir, fiers, regarder leur création, c’est ça, mon oeuvre au final», dit Nora.
Mais tout n’est bien sûr pas dit. Les boîtes-sculptures impliquent un autre niveau participatif, celui des habitants. En fait, lesdites sculptures sont des «boîtes de communication» où chacun peut déposer suggestions et histoires… que les élus locaux seront invités à découvrir et partager lors d’une action performative.
A chaque boîte son usage. A chaque usage une forme. Il y a celle qui s’intitule Suergekäfeg, c’est «La cage à soucis»: destinée à recueillir vos préoccupations, elle a donc l’allure d’une boîte aux lettes emprisonnée dans une cage à oiseaux, perchée au-dessus d’une massive stèle en béton, où bouteilles et canettes sont emmurées. Et puis, il y a Wonschsafe, où confier ce qui compte le plus pour vous – dont tous vos souhaits en matière d’embellissement et de vie sociale plus vivante ou plus inclusive – et qui, pour la cause, ressemble à un petit-coffre, auréolé d’un cœur de lierre, campé sur une sorte de grosse jarre de béton, avec, enchaîné, un petit arrosoir de plastique jaune.
Enfin, il y a Geschichte-Sammel-Këscht, boîte insérée dans une étagère façon Mondrian, une bibliothèque moderniste, idéale pour collecter vos histoires, tristes ou drôles, en vue d’une publication dans le prochain Gemengebuet.
Les boîtes seront vidées au bout de deux mois et les lettres, anonymes ou non, en luxembourgeois, français, allemand ou anglais, seront officiellement lues devant le maire par l’artiste, dans le cadre d’une représentation publique le 2 octobre, au Centre culturel de Lorentzweiler. Il est précisé que chaque citoyen.ne qui assiste à cette performance, peut participer à l’échange, sachant que le maire s’est engagé à prendre position à propos de chaque lettre.
L’art peut donc changer le monde comme il va – en tout cas, avec le politique, il peut faire bon ménage –, d’autant qu’avec Nora, il le fait avec bienveillance et poésie.
Infos:
A Lorentzweiler, Störende Wahrheiten, projet artistique en espace public, avec Gilles Pegel, Claudia Passeri, Jerry Frantz, Nora Wagner, Chiara Dahlem, jusqu’au 3 octobre
Pour être complète, je m’en voudrais de passer sous silence Paysages frontaliers – «à la frontière de la commune de Lorentzweiler et de la lumière» –, la magnifique expo de photos (infrarouges) que Jean-Luc Koenig déploie au bout du chemin des sculptures. En 30 formats (surtout ronds comme des lentilles ou des trous de serrure), Koenig documente ce qui se passe le long des 24 kms de la frontière communale. A travers prés, buissons, clôtures, son regard nous conduit «au-delà de la frontière du visible», il nous révèle ce qui serait resté inaperçu sans sa déambulation… racontée au jour le jour dans un très beau livre.
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