Dans ma tasse de café du matin, des paillettes de cuivre et de pourpre, tombées d’un châtaignier et d’un érable, décor d’un octobre brasillant, d’humeur à vous faire oublier que les jours basculent à l’heure d’hiver (silencieusement, la nuit du 26 au 27/10, horloges et montres ont donc conspiré, faisant croire à leurs aiguilles qu’elles avaient le pouvoir de tricoter le temps).
Et par les couleurs, les odeurs… de marrons cuits au feu de cheminée, de tarte aux pommes, de champignons caramélisés, autant d’exhausteurs olfactifs de souvenir – il paraît que tout grandit en se changeant en souvenirs, c’est encore plus palpable dans les allées de la Toussaint, et par la plume de Victor Hugo: les morts sont des invisibles mais non des absents.
Alors, dans mon encrier du jour, une pensée émue, dédiée à un regard aussi bienveillant qu’expert, Paul Bertemes, journaliste, conservateur et éditeur, fondateur de mediArt et commissaire d’expos – en mai-juin 2024, avec Volumes et Graphisme, il rendait hommage à son ami Jeannot Bewing à la galerie Schlassgoart –, un infatigable homme d’art héritier aussi de l’œuvre d’un peintre immense, Roger Bertemes (1927-2006), son père, poète de la lumière et de la couleur. Paul nous a quittés (le 13 octobre, à 71 ans), et nous, amis, artistes ou non, sommes en deuil.
Sinon, en cet octobre qui expire, je vous parle de Plus d’épines que de roses, la cueillette singulière de Letizia Romanini, une incarnation du sensible – cette expo qui est une offrande aussi sublime que douloureuse du paysage s’est installée à la Reuter Bausch Art Gallery, je vous y mène par les sens ci-dessous (oui, lire tout en bas, ça mérite le détour).
En chemin, de la photographie, avec le Prix Pictet, grand prix mondial consacré aux enjeux les plus décisifs de notre époque en matière de développement durable, qui revient cette année dans l’espace Ratskeller du Cercle Cité présenter les photographes finalistes de sa dixième édition, douze grands conteurs visuels explorant le thème Human.
On passe du chaud (Mexique, Colombie, Pérou, Iran) au froid, avec notamment le noir & blanc de l’Arctique et la façon dont l’Islandais Ragnar Axelsson documente la vie des chasseurs inuits. Photo documentaire donc, ou photoreportage, mais aussi de la photo plasticienne, des études de lumière, de la couleur, du portrait, du paysage.
Et au travers des genres et procédés, des regards uniques, parfois de douloureux instantanés: sur le sort ou les croyances de peuples indigènes – à l’exemple de Hoda Afshar qui, dans les îles du détroit d’Ormuz, éclaire un rite en communion avec le vent –, sur les conflits – à exemple du War Diary de l’Ukrainienne Gera Artemova qui livre ses ressentis par les mains, symboles à la fois intimes et universels –, sur les mouvements migratoires, sur la violence des gangs – que Federico Rios Escobar commente crûment lors d’un périple dans le «fossé du Darién», une dangereuse zone au carrefour de l'Amérique du Sud et de l'Amérique centrale – et sur l’enfance – cfr les petites écolières d’Anatolie portraiturées avec empathie par la Britannique Vanessa Winship.
Et la lauréate du Prix Pictet 2024, c’est Gauri Gill, photographe de New Delhi, distinguée pour son écoute active, pour son immersion d’un gris de velours dans le quotidien des populations rurales de l’Inde, dans les espoirs et désespoirs (moussons, tempêtes de sable, épidémies, immolations, mariages, naissances, mort d’un chapeau, élections…) d’une réalité périphérique complexe, celle du désert du Thar, à l’ouest du Rajasthan (visuel ci-dessus: Notes from the Desert, depuis 1999).
Dans le silence du Ratskeller (Cercle Cité, rue du curé), un voyage dans les exils et les survies de la planète, la Terre et ses hommes/femmes, une essentielle rencontre avec un pan d’humanité… jusqu’au 19 janvier 2025. Entrée libre tous les jours de 11.00 à 19.00h. Visite guidée gratuite tous les samedis à 15.00h. Magnifique catalogue. Infos: www.cerclecite.lu
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Au fait, puisqu‘on cause photo, je vous signale que Carine Krecké artiste et auteure luxembourgeoise dont le travail aborde des thèmes comme la surveillance de masse, la guerre, la violence, le terrorisme et dont les méthodes relèvent de l’enquête, est la lauréate du Luxembourg Photography Award 2025 et que son projet Perdre le Nord sera exposé aux Rencontres d’Arles en 2025, dans la chapelle de la Charité (expo produite par Lët'z Arles avec le soutien du CNA et du Casino Luxembourg - Forum d’art contemporain).
Sinon, en chemin, donc, je vous propose aussi de véritablement déambuler, en l’occurrence dans Luxembourg-Ville, histoire de découvrir un florilège de sculptures, toutes (il y en a 12) sélectionnées et dispersées dans l’espace public par Luxembourg Art Week qui ainsi, par ce programme baptisé Art Walk, célèbre la 10 édition de sa foire – laquelle, pour rappel, se déploie au Glacis au 22 au 24 novembre (avec une nocturne le 22/11, de 18.00 à 22.00h), laquelle, au-delà des statistiques, ses 5.000 m2, ses 20.000 visiteurs et ses retombées économiques (dont remplissage des hôtels), est une plateforme pour talents locaux, un carrefour d’échanges, de rencontres entre artistes et galeries (elles sont 80), sans compter le volet pédagogique.
La preuve notamment avec Art Walk, parcours qui a pour ambition d’amener le public à la réflexion à travers à travers l’art, la sculpture spécifiquement, déjà (sic) que les artistes nous entraînent ailleurs que dans les feuilles mortes…
Pour exemple, Avenue de la Liberté, vous croisez un Instant de paysage de Nicolas Schneider, il s’agit de quelques fleurs en bronze, un dessin dans l’espace transposé en sculpture, un travail qui respire la fragilité, sans prétention, à hauteur d’homme. Place de Metz, voici les Balik Arches du Studio Biskt qui hybride l’artisanal (la céramique) et l’industriel (l’acier) – les 3 arches vernissées, trempées dans un camaïeu de vert, font bien sûr allusion aux élégantes structures bucoliques qui ordonnancent un jardin et ses saisons.
Tout est déjà en place (et le reste jusqu’au 24 novembre), à l’exception de la pièce emblématique L'homme qui mesure les nuages (Monument à la mesure de l'incommensurable) 2019 de l’artiste belge Jan Fabre. Eh oui, c’est à partir du 10 novembre que cet hommage à la grandeur de l'imagination humaine sera installé à proximité de la foire, soit, au Rond-Point Robert Schuman (visuel-dessus: photo à Venise ©Floriana Giacinti).
Mais tout n’est pas dit.
Parallèlement au Sculpture Trail, il y a les Capsules, un projet qui introduit de l’inattendu dans la vie quotidienne, qui, de même, incite à une promenade singulière, arpenter la ville en soulevant des questions sur la capacité de l'art à engager les publics dans des discussions significatives autour des enjeux sociaux et des récits culturels.
Concrètement, ce projet Capsules permet de voir ou découvrir des œuvres (reflétant des thématiques telles que l'identité, la mémoire et l'interaction entre l'humanité et la technologie) dans ces lieux non spécifiques que sont les espaces commerciaux laissés vacants. Œuvres ainsi visibles de jour comme de nuit. Alors, attardez-vous (entre autres) au 26 rue Philippe II sur le Solarium d’Iris Helena Hamers, artiste allemande qui crée des mondes visuels complexes ancrés dans ses expériences subjectives. Abordant le désir de concret et de pérenne à une époque de consommation numérique écrasante, Helena manipule et fusionne différents types d'images produites pour, au final, proposer un capharnaüm «surréaliste», une installation de représentations qui, pour le moins, perturbent notre perception (visuel ci-dessus: Solarium © Courtesy of the artist).
Circulez, histoire d’apprécier la ville de haut en bas, autrement.
Aux épines de Letizia Romanini, on y est. Enfin, presque. D’abord, quelques autres pépites à garder à l’œil. A savoir:
Que le théâtre reste une caisse de résonance des aberrations et ignominies du monde. Alors, tout à trac, je vous le dis, là où Ce que j’appelle l’oubli figure au programme (en l’occurrence, ce fut le cas au Kinneksbond de Mamer), attendez-vous à une sacrée claque.
Le texte de Laurent Mauvignier – un récit de 60 pages déployé en une phrase, inspiré d’un fait réel, celui d’un jeune homme battu à mort par 4 vigiles pour avoir bu une canette de bière dans un supermarché –, son incarnation époustouflante par un Luc Schiltz bouffé par la douleur de mettre des mots sur l’impensable, de tenter de décrypter le mécanisme de la violence et de l’indifférence en s’adressant à son frère, de plonger dans ses souvenirs, de confier ses derniers instants (peut-être que celle qu’il aime l’attend encore à la gare), et la mise en scène tout en nuances de Sophie Langevin – avec accompagnement musical livre de Jorge De Moura –, tout nous fait basculer de l’horreur ordinaire au potentiel sublime de la fraternité. Impossible d’en sortir indemne.
Que la Philharmonie se visite pendant les vacances de la Toussaint, une équipe de guides dévoilant les mille et un secrets du célèbre bâtiment à travers de passionnantes visites guidées, selon un parcours qui passe de la scène aux coulisses, des dessous de la construction à ceux de la programmation à coups d’irrésistibles anecdotes! Donc, cochez le 01/11, à 20.00h, une déambulation nocturne en anglais (ou selon le public inscrit), le 02, à 14.30h, en allemand et le 03, en anglais à 10.00h puis en français à 11.00h. Tickets (6 euros) & infos: www.philharmonie.lu
Que la Konschthal (Esch) reprend le flambeau des Rotondes pour l’organisation du LEAP25 - The Luxembourg Encouragement for Artists Prize – qui se tiendra du 29 mars au 27 avril 2025 (avec remise du prix lors du vernissage le 28/03) – et lance aujourd’hui l’appel à candidature aux artistes: à soumettre jusqu’au 15 décembre via un formulaire online sur le site de la Konschthal: https://www.konschthal.lu/fr/expos/leap25
Que (oui, restons à Esch/Alzette) la galerie Schlassgoart prête ses vastes espaces à… un panaché de fils. En bref, Variegated Threads, ce sont de monumentales compositions textiles, d’hyper colorées créations tissées, brodées, crochetées ou tricotées par deux artistes luxembourgeoises, Reiny Rizzi-Gruhlke et de Liette Hoffmann, deux membres de Filum 66, collectif né en 2024 autour de pratiques utilisant la fibre textile dans une démarche contemporaine. Résultat ? C’est de l’artisanat, certes en rien utilitaire, bien loin en tout cas du travail de dames, et c’est spectaculaire mais pas là pour faire joli, en fait, ce corpus de formes et de structures aussi souples qu’abstraites vaut pour son potentiel narratif: avec son travail organique, ses allusions au corps, Reiny livre un récit personnel (lié à l’identité de genre), avec ses écheveaux perfusés par l’aléatoire, Liette se situe plutôt dans une interrogation écologique. On se laisse surprendre jusqu’au 2 novembre.
Et que la Kulturfabrik continue de célébrer ses 40 + 1 ans. Jusque fin octobre (donc, on ne tarde pas/plus). Ne ratez sous aucun prétexte l’extraordinaire installation de la Cie Bande Passante qui retrace la riche histoire du lieu à coups d’archives papier, dont des flyers et affiches découpés/détourés, travaillés comme un théâtre d’objets, parlant qui plus est. Et visionnez allègrement le film de la Cie Eddi Van Tsui, une docufiction, un assemblage détourné des faits historiques, un narratif alternatif intitulé Yes, we squatted, encore visible au Lino Bleu (une salle de la Kufa). Aussi, flânez sans modération dans l’espace d’expo du site transformé en café éphémère, meublé de bric et de broc dans un esprit latino, surtout très décalé (cfr statue de la Vierge nichée dans un frigo).
Au rayon projection, me faut vous rendre attentifs à un événement: le 30 octobre, à 18.30h, le Mudam célèbre Shake Night… 20 ans après. Késako ? Shake Night était une émission de télévision en direct qui a eu lieu le 9 juillet 2004. Un projet considéré comme un «modèle de collaboration» où le travail de centaines d'artistes a été présenté, un projet hautement expérimental conçu et organisé par 7 centres d’art de 7 pays européens (à commencer par Casino Luxembourg - Forum d'art contemporain). Soit: 2h d’émission retransmise en direct par les chaînes nationales des sept villes concernées, produite et coordonnée par …Tarantula Luxembourg (qui par ailleurs va fêter ses 30 ans le 8 mars 2025).
Raccord est ainsi fait avec le Festival du film italien de Villerupt, dont la 47e édition bat actuellement son plein (jusqu’au 11 novembre) et qui, dans sa programmation, met le focus sur La fourchette à gauche, le nouveau 9e documentaire de Donato Rotunno qui s’interroge sur la ou plutôt les façons dont le Circolo Curiel, sous ses allures de trattoria, a eu une influence majeure sur la vie politique et culturelle au Luxembourg (visuel ci-dessus: photo Tarantula). Les intervenants du film incluent des hommes et femmes politiques du Luxembourg, des personnalités du monde de la culture comme Enrico Lunghi, mais aussi des membres historiques de l’association. Projection à Villerupt le 7 novembre, 20.30h, à l’Arche Cinéma et sortie du film à l’Utopia (avenue de la Faïencerie) à Luxembourg le 20 novembre, à 19.15h (aussi le 24/11 ainsi que les 3, 6 et 15 décembre).
Cette fois, on y est vraiment. En compagnie de Letizia Romanini – ce qui accessoirement, ou par ailleurs, me permet de braquer le spot sur le traditionnel Salon du CAL (Cercle artistique de Luxembourg) qui se déroule du 2 novembre au 17 novembre 2024 au Tramschapp. 45 artistes au rendez-vous, dont, toutes disciplines confondues (photos, gravures, peintures, installations), Cristina Dias De Magalhaes, Serge Ecker, Luc Ewen, Andrés Lejona, Anneke Walch, Tine Krumhorn (qui expose également en ce moment à la Millegalerie à Beckerich) et donc... Letizia Romanini.
Mais quelle sublime expo que ce Plus d’épines que de roses et quelle attachante artiste, aussi fragile que talentueuse, transie de solastalgie.
En 2023, dans son expo dudelangeoise Aux bords d’un monde. A 5km/h et quelques degrés de plus, Letizia Romanini parlait de sa marche, 356 kms en 24 jours sur trois frontières (France, Belgique, Allemagne), à 5km/heure, et de son glanage, branches, tiges séchées, écorces, cailloux, minéraux, scories ou autres résidus comme des fils métalliques, des petites choses précieuses de l’environnement naturel alors installées dans l’espace du Centre d’art Nei Liicht pour raconter le chemin parcouru, surtout rendre visible le presque invisible, sa fragilité, ses tonalités, formes et aspérités.
Dont ceux du paysage, photographié puis traduit en marqueterie de paille. Cet art aussi ancestral que rare de cartographier le territoire par ses brillances et ses reflets, cet art de patience, ce savoir-faire d’une extrême minutie qui scelle les noces du geste et du matériau «pauvre» se retrouve aujourd’hui aux cimaises de la galerie Reuter Bausch dans la série Lux Field, une déclinaison de 9 champs abstraits, fragmentés, où le fétu végétal, aussi modeste que vital, nourrit la création au sens propre comme au figuré. Et ça tient du merveilleux…
Dans son actuelle expo, Letizia réactive donc son glanage, sa collecte d’objets trouvés, mais de la bibliothèque de ses trouvailles, elle sélectionne quelques éléments-archétypes, comme des vrilles de vigne, ces dérisoires spirales qu’elle convertit en l’occurrence en fonte de bronze plaqué or. Résultat? De délicats bijoux réunis en une collection baptisée Evonyme, mot synonyme du fusain, cette branche de saule destinée au dessin, dès lors, porter le bijou, c’est s’offrir un fragment de paysage, c’est en tenir la trace, le dessin, sur le corps.
De l’artificialisation du naturel, de cette conversion en bronze du végétal (feuille d’arbre, gorgone) ou de l’objet (concrétion, boule de polystyrène), il en est amplement question dans l’installation de Letizia, truffée de petites sculptures du genre, comme d’une tentative de pérenniser et sublimer ce qui est menacé de disparaître en l’inscrivant dans l’airain.
Inscrire à jamais, c’est le grand enjeu, atteint au mieux en diversifiant les médiums, les supports, les échelles, comme de concentrer/ramener le paysage sur du textile, ce qui a le pouvoir d’aussi faire entrer ledit paysage dans notre quotidien – du reste, ce textile qui met en jeu des dimensions fonctionnelles, symboliques, culturelles et narratives, correspond à une véritable passion pour l’artiste Romanini qui vient des arts décoratifs. Et donc, avec Mollis Topia, signifiant doux lieu/jardin, Letizia propose une série d’impressions forestières, sinon champêtres, sur mousseline – matière souple, flottante – ou sur velours – étoffe serrée, solide (visuel ci-dessus). Et ce qui se lit dans le mou et le doux, ce qui s’y trame est de l’ordre de la solastalgie, suite à la vision d’arbres abattus/couchés sur les rives de la Sûre, une scène de violence.
Symboles de douleur physique et spirituelle, voici le chardon et l’acacia, ce bois dont a été faite la couronne d’épines du Christ, ce bois qui en même temps symbolise la résurrection, l’immortalité. Et donc, le chardon et l’acacia (re visuel ci-dessus), ce sont ces plantes transmuées en fonte de bronze qui nous accueillent d’entrée de jeu, c’est par ces choses qui piquent que commence l’histoire d’une obstinée mais néanmoins magnifiée mélancolie du futur.
En fait, dans Plus d’épines que de roses, Letizia invoque son jardin et convoque l’enchevêtrement… de forme(s) et de sens, du micro et du macro, de l’existentiel et du métaphysique. Et c’est beau à pleurer.
Jusqu’au 9 novembre, Reuter Bausch Gallery, 14 rue Notre-Dame, Luxembourg –www.reuterbausch.lu
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