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Refaire des mondes

Marie-Anne Lorgé

Une fois le gui embrassé – coutume qui plonge dans les mythes et folklores de la nuit des temps grecs, celtes, nordiques… –, les voeux échangés – polis, spontanés, solaires, alarmistes ou pieux, biffez la mention inutile (mais «aimez ce qu’il y a à aimer, oubliez ce qu’il y a à oublier» pour paraphraser Brel) –, une fois les bonnes résolutions renouvelées rarement tenues et la fève couronnant royalement la frangipane d’une galette, voici janvier qui, glissant quelques sucreries dans le vinaigre  des voix (dixit Truman Capote), clôt un florilège de traditions (patience … jusqu’à la crêpe, qui saute dans 26 jours !).


Alors, quid de la gueule de bois de l’an dit neuf (sachant qu’un quart des pays du globe sont en guerre, et que sous nos yeux, les nuits polaires, des gens dorment dehors)? Selon les adeptes de numérologie, 2025 est qualifiée d’année «carrée parfaite», une curiosité mathématique dépourvue de signification mais… allez savoir ! En tout cas, comptez sur moi pour rappeler qu’il est permis de refuser de se résigner, qu’il en va de notre liberté de s’exprimer, de penser autrement, de créer aussi, et qu’il n’est pas interdit de rêver, toujours pas, surtout pas.

Sinon, le phénomène concrètement sublimateur (ou pour le moins bienfaisant pour notre santé mentale), c’est la lumière. Même sous ciel bâché, le jour gagne de 1 à 2 minutes de clarté, ce qui n’est pas pour déplaire… à mes balades en rase campagne.


Plutôt boueuse la campagne, mais, il n’empêche, janvier, c’est le mois du blanc. Une expression liée au linge de maison, draps de coton en tête, hissée en pratique commerciale (le rabais) au XIXe siècle par un vendeur au nez creux, Aristide Boucicaut, fondateur du premier grand magasin «Au Bon Marché» (Paris) mais d’abord chef des rayons châles dans une boutique de nouveautés où il a pu limer ses dents, à savoir «Le Petit Saint-Thomas», créé, lui, en 1830 par Simon Mannoury, homme d’affaires… aussi créateur du concept de solde, mot alors employé au singulier pour indiquer un coupon d'étoffe invendu.. C’est en 1906 que le pluriel (soldes) fait loi et n’en finit plus d’électriser/ anesthésier la vie des Sapiens.



Dans ces premières heures du mois du blanc – tristement précédé d’un carnet noir, avec le décès, le 29 décembre, de Marie-Claude Beaud, connue pour sa forte personnalité et son franc-parler mais surtout grande figure de l’art contemporain, inspiratrice du Mudam (Musée d’art moderne Grand-Duc Jean) qu’elle a dirigé de 2000 à 2008, lui imprimant son regard et ses convictions, celles-là qui ont profondément chamboulé le paysage culturo-artistique du pays, et celui de l’artiste luxembourgeois Arthur Unger, souvent appelé «l’alchimiste» en raison de ses peintures au feu sur de fines feuilles de cuivre électrolytique, ou «pyrochimiogrammes», mais aussi poète de l’encre de Chine, traçant sur papier des signes aux allures d’oiseaux (le Nationalmusée um Fëschmaart avait porté un coup de projecteur sur son oeuvre aussi vaste que singulière en 2023) – et donc, dans ces premières heures du mois du blanc, dis-je, je vous propose un bref rétroviseur (l’exercice est de saison) sur deux expos.


Celle que la galerie Reuter Bausch (au 14 rue Notre-Dame à Luxembourg) consacre à Gust Graas, histoire de célébrer le centième anniversaire de sa naissance l’artiste est né un19 décembre 1924, et l’expo s’est ouverte pile au jour anniversaire, pour se prolonger jusqu’au 25 janvier (www.reuterbausch.lu) – ce, en une sélection d’huiles datant des années 1960, 1990 et 2000, ce qui permet, sans que l’accrochage soit chronologique, de suivre la métamorphose picturale de Graas: ses premiers travaux figuratifs (visuel ci-dessus) capturant souvent avec humour les attitudes de ses concitoyens –, la libération des formes et couleurs, une abstraction lyrique primée dans les années 70 (notamment par le Prix Grand-Duc Adolphe), jusqu’à la recherche de lumière caractérisant le riche chromatisme de ses années majorquines (lesquelles, d’ailleurs, sont mises à l’honneur à neimenster, dans Poesia, expo d’énergie positive et bienveillante, jusqu’au 26 janvier).


Et celle de B & B, Jean-Marie Biwer & Geneviève Biwer, chez Valerius Gallery (1 Place du Théâtre à Luxembourg). Il s’agit de regards croisés à l’aquarelle et photographiques, autour d’un voyage… immobile. Je m’y attarde ci-dessous.



En vous signalant préalablement, puisque j’ai mentionné le Nationalmusée um Fëschmaart (ou MNAHA, Marché-aux-Poissons), que suite au succès des expositions La révolution de 1974. Des rues de Lisbonne au Luxembourg et Alfredo Cunha, photographe 50 ans de carrière (visuel ci-dessus), le musée organise un double finissage gratuit les 11 et 12 janvier, assorti de visites guidées et thématiques – tablez aussi sur la venue exceptionnelle du photographe Alfredo Cunha qui par son travail de reportage avant, pendant et après le 25 avril 1974 a produit une importante mémoire iconographique de la Révolution des Oeillets, immortalisant ses répercussions au Portugal mais aussi dans les anciennes colonies en Afrique (les 11 et 12 janvier, l’artiste fera deux visites guidées en portugais et commentera un film d’images mis en musique par Rodrigo Leão, diffusé en boucle).


Et vous signalant dans la foulée, si vous avez l’envie ou l’occasion de pérégriner, que Franck Miltgen expose à Bruxelles dans un lieu expérimental, baptisé LAGE EGAL, fondé par l'artiste et commissaire français Pierre Granoux qui, après une résidence de deux mois dans le bâtiment Rivoli, ouvre un nouvel espace rue Saint-Georges (à Ixelles) en proposant Skinned Light (Lumière Peau), associant donc, au chevet de la transformation de la matière et des formes, le Luxembourgeois Franck Miltgen et la Berlinoise Ulrike Bühl. Vernissage le 10 janvier à partir de 17.00h.


Et que, toujours à Bruxelles, à Saint-Gilles, chez ODRADEK  (35 rue Américaine), Aline Forçain expose S’orienter dès le 11 janvier (vernissage samedi de 16.00 à 20.00h, accessible jusqu’au 25/01 du mercredi au samedi) où elle partage un aperçu de ses récents projets réalisés pendant ces 3 derniers mois en Norvège il est notamment question d’une expérimentation de la tempera, technique de peinture à l’œuf.


Et qu’enfin, c’est à Trèves, dans l’expo collective I am rooted, but I flow (je suis enraciné.e mais je coule), phrase extraite de The Waves de Virginia Woolf, que Cristina Dias de Magalhaes réactive Embody, sublime série photographique où dialoguent visuellement et émotionnellement le corps – autoportraits de dos et son environnement – lieux intérieurs et extérieurs extraits d’archives du vécu. L’expo se répartit en deux temps et espaces, à la TUFA du 10 janvier (vernissage à 18.00h) au 2 février, et à la galerie Netzwerk du 17 janvier (ouverture à 19.00h) au 8 février. 40 artistes s’y collent, dont entre autres Luxembourgeois, Krystyna Dul, Serge Koch, Laurent Henn, Rol Steimes. Infos: www.tufa-trier.de et www.galerie-netzwerk.de


Retour à Luxembourg, rencontrer le couple Biwer, non sans d’abord aussi faire un détour par Bastogne, où l’expo Faire et refaire des mondes pour se délivrer du Monde nous immerge dans l’imaginaire captivant, souvent baroque, de Jim Peiffer. Ses paysages apocalyptiques, peuplés de créatures hybrides et figures totémiques, trahissent nos inquiétudes face à notre environnement. A découvrir à L’Orangerie (nouvelle adresse: Pôle Culture, 2 Place en Piconrue, Bastogne) jusqu’au 2 mars.



Terminus à la Valerius Gallery. Et on se dépêche parce que l’expo B & B expire déjà le 11 janvier.


Jean-Marie Biwer, le David Hockney luxembourgeois, celui qui, dans D’après nature, son solo show au Mudam en 2020, rassemblait un corpus d’huiles figuratives restituant l’intensité du moment présent, au travers de son environnement quotidien, du paysage surtout, avec portraits de bouleaux, là, dans sa campagne ardennaise du nord du pays. Attestant ainsi du rôle que la peinture peut encore jouer, celui d’offrir un espace de contemplation, ce qui somme toute est une forme de résistance à l’omniprésence des écrans et à l’accélération de nos rythmes de vie.


B & B marque la première exposition de Jean-Marie Biwer depuis ce solo show 2020, et il y est question d’aquarelles et de voyage. Ou pour le moins, d’un voyageur, en l’occurrence inspiré tout droit d’une célèbre toile du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich, contemporain de Goethe, à savoir: Voyageur contemplant une mer de nuages (1818). Alors, le long des cimaises, défilent 35 petits et moyens formats sur papier, des marines de jour, et une de nuit, où l’humeur des flots se confondent à celle des ciels. C’est le spectacle de l’incommensurable, vers quoi a toujours tendu Friedrich en quête de transcendance, représentant la nature non de façon réaliste mais dans sa dimension mystique et spirituelle. C’est ce spectacle miroir ou réceptacle d’états d’âme auquel souscrit l’aquarelle de Biwer.


Dans le tableau de Friedrich, le personnage qui contemple la mer de nuages est vu de dos, c’est l’homme qui fait face à sa destinée, périls et rêves mêlés, c’est l’homme saisi dans son impuissante mesure. Dans les aquarelles de Biwer, de même, souvent un personnage solitaire – mais promenant parfois un chien (visuel ci-dessus) –, sinon deux ou trois silhouettes fragiles – un couple avec enfant? – plutôt prêtes à basculer dans le vide, en tout cas qui se mesurent… au bleu marin et céleste, un infini sublime.


Plénitude? Comme tout séjour en bord de mer? Sauf que le propos de Jean-Marie Biwer n’est à l’évidence pas celui de la carte postale: en associant le bleu et le jaune du sable ou du rocher, il s’agirait, selon lui, de nous proposer une lecture associée à l’abandon de l’Ukraine à son sort ou, plus largement, à l’exil migratoire. En ce sens, le paysage Biwer rejoindrait le tragique dont Friedrich est passé maître.


Au jeu des analogies, il y a le rocher. Décor parfaitement imaginaire tant chez Friedrich que pour Biwer. Qui, en raccord probable avec sa villégiature au large de Fréjus, face au massif de l’Estérel par exemple, a éprouvé et dès lors traduit un voyage d’abord mental et émotionnel. Où l’humain et la nature font choeur.


Dans B & B, il y a aussi l’épouse, Geneviève Biwer, avec ses photographies en noir et blanc, autant de captations extrêmement sensibles de la simplicité des choses, dont barques ou pots devant un seuil, un art consommé de la nature morte d’où suinte une incontestable émotion poétique. Rien ne hurle mais une vision du paysage, et du monde, qui inspire et aspire à une harmonie.


Dans B & B, aussi il y a quelque chose du message du Petit Prince de Saint-Exupéry (qui, décidément, a actuellement la cote): L'essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu'avec le cœur.

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