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  • Marie-Anne Lorgé

Putain de facteur humain

Dernière mise à jour : 29 juil. 2020

Tandem artistique (luxembourgeois) depuis 2013, couple aussi dans la vie, Karolina Markiewicz & Pascal Piron, deux observateurs-récepteurs-passeurs, sont des raconteurs d’histoires où percolent tant les désordres humains que les résiliences. Des histoires bâties à coups de témoignages, de traces et de parcours à rebours. Des histoires servies par la réalité virtuelle ou le documentaire. La preuve avec «pfh» et autres projets. Portrait en creux.



Tous deux enseignent. Karolina, qui depuis 2008 n’en finit pas de noter ou d’enregistrer les galères de ses élèves réfugiés ou immigrés, est également critique d’art, fondue de théâtre, de mythologie aussi. Quant à Pascal, il est peintre, désormais rompu à l’installation vidéo. Tous deux, «à l’aide d’interprétations narratives variées», cinéma, théâtre et arts visuels, ne cessent d’explorer l’histoire de l’humanité, dévorés par l’épouvante que fut l’Holocauste et qu’est aujourd’hui l’inexorable résurgence des racismes de tout acabit – à l’exemple des zones anti-LGBT qui se propagent en Pologne.


On s’étonnera donc peu de savoir qu’au rang des personnalités qui inspirent ces deux pourfendeurs de langue de bois et d’amnésie, figurent Hannah Arendt – qui a développé le concept de «banalité du mal» dans la foulée du procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann en 1961 – ainsi que Romeo Castellucci, metteur en scène, homme de théâtre, plasticien et scénographe italien qui s'interroge sur les conditions de la tragédie contemporaine, à la fois célébré et controversé pour ses rituels radicaux, où, aussi, «le texte même prend valeur matérielle». Alors que Karolina se dit touchée par ce que Castellucci fait sur scène, Pascal est impressionné par l’intégrité de Chelsea Manning, militaire transgenre condamnée pour trahison: «c’est une héroïne de notre temps».


On avait quitté ces deux agitateurs de conscience en 2019 lors de leur nomination à la Mostra de Venise pour Sublimation, dans la sélection VR (Virtual Reality ou… réalité virtuelle). Du reste, ce n’était pas leur première entrée remarquée à Venise puisqu’en 2015 déjà, à la Biennale cette fois – expo internationale d’art contemporain –, le duo luxembourgeois avait représenté le Liechtenstein avec Mos Stellarium, un film documentaire (produit par Tarantula) transposé en une installation vidéo à quatre écrans géants.


Partant de six récits collectés auprès de jeunes migrants, hantés par leur parcours, les routes, les traversées (de l’Afghanistan ou de la Syrie), Mos Stellarium cartographiait, à travers des paysages liés à la fuite, une constellation de dignité et de résistance. Du reste, cette thématique de la migration, d'enfants ballottés, maltraités et malgré tout résilients, est celle-là qui prend encore une autre dimension dans My Identity is this expanse, un film initié en 2018, toujours nourri par la collecte de récits, que le duo Markiewicz & Piron vient de terminer – on va y revenir.


Toujours est-il que Mos Stellarium n’était pas de la VR. Et pour cause, Karolina et Pascal ne sont tombés dedans qu’en 2016, non par intérêt technologique mais parce que «ça permet de raconter une histoire qu’il n’est pas possible de raconter via la peinture ou le texte». Surtout, «en VR, tu inclus le regardeur dans l’expérience, lequel regardeur fait partie de l’histoire que tu racontes». Une histoire qui persiste et signe à sonder l’humain et tous les théâtres du désordre. Pfh, présenté à Dudelange, au Pomhouse, lors de l’ouverture du Luxembourg City Film Festival, en est un sensible exemple – là aussi on va y revenir, d’autant que l’ouvrage Putain de facteur humain. Précieux facteur humain, tout juste paru, et qui est «la toute première publication du duo d’artistes au CNA», a été conçu comme une extension du projet, lequel, mis en veilleuse en mars pour cause de pandémie, puis prolongé, s’est officiellement clôturé le 25 juillet.


En tout cas, flash-back, si la Mostra (2019) fait évidemment partie de leurs très bons souvenirs, ce qui leur importe ne fut pas tant le tapis rouge que d’apprendre. Se frotter au milieu. Du reste, les meilleurs souvenirs du tandem se situent tous dans l’apprentissage, notamment dans ces balbutiements qui remontent à la création en 2014 de Kulturstruktur, une plateforme d’entretiens d’artistes. Où noter deux moments d’anthologie liés à l’inexpérience des débuts: avec le réalisateur belge Luc Dardenne, qui a eu la délicatesse de se prêter au jeu en leur signalant qu’ils avaient oublié «de mettre la lumière», avec aussi l’immense metteur en scène polonais de théâtre et d’opéra Krzysztof Warlikowski, attendu dans un bistrot à Liège et passablement éméché, car très anxieux quant au déroulé de l’interview, sauf que «nous, ne sachant trop comment fonctionnait la caméra, nous l’étions plus encore…».


Par contre, sa rencontre en 2015, à Avignon, avec Thomas Ostermeier, Karolina a plutôt tendance à la qualifier d’anecdote foireuse, puisque le metteur en scène n’a accordé son interview qu’après avoir jaugé la «journaliste»… à ses belles jambes!


Sinon, au rayon des sensations mémorables, il y a indubitablement le récent tournage de The living witnesses (Les témoins vivants), long documentaire «sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en lien avec celle qui s’écrit de nos jours, en Pologne et en Allemagne», produit par Paul Thiltges et dont Karolina & Pascal sont en passe de parachever le montage, lequel induit des choix douloureux.


Ce long documentaire est une commande de MemoShoah Luxembourg asbl, «c’est une sorte de road movie» qui embarque trois jeunes férus d'Histoire – Cristina, venue de Syrie, Marie, originaire de Côte d’Ivoire et Dean, lycéen luxembourgeois et deux survivants de la Shoah: Claude Marx, «ancien enfant caché parce que juif», et Marian Turski, survivant d'Auschwitz et des marches de la mort. «Le point de départ du film, c’est l’histoire des déportés juifs luxembourgeois; de là, nous refaisons ensemble le même chemin, en train et en bus, jusqu’à Auschwitz». Pour découvrir combien le passé accable le présent – ou combien le présent bégaie au passé –, pour constater que le «never again» prend effroyablement l’eau, que les crimes contre l’humanité continuent d’encore jouer un rôle considérable dans nos sociétés.


Et puis, comme je l’ai déjà évoqué, voici – entre autres moult projets sur lesquels Karolina et Pascal s’investissent simultanément –, voici donc My Identity is this expanse, film (désormais abouti) en réalité virtuelle ou, plutôt, en images de synthèse, produit par a_BAHN en co-production avec Zeilt, qui aborde la migration des enfants et leur résilience. «Si on a développé une esthétique qui correspond à un jeu vidéo, c’est parce qu’elle s’accorde avec ce qu’évoquent les jeunes en arrivant à Luxembourg: leurs histoires tournent autour de la Méditerranée, transitent en camionnettes entre des cageots de légumes et, à chaque fois, ils disent: «c’était comme dans un jeu vidéo, aussi violent et irréel, et on était dedans»».


Et la VR, dispositif immersif par excellence, est cet accélérateur d'empathie qui nous permet à nous aussi, participants, «d'être dedans», de ressentir en même temps que de comprendre la brutalité migratoire.


Mais le véritable propos du film, c’est la résistance, où comment ces jeunes, malgré leurs traumatismes, parviennent à continuer grâce à cette force qu’est leur culture, fût-ce en se raccrochant par exemple «à la chanson que chantait maman». «Avec la VR, l’enfant est transbordé dans une boîte où, pour ne pas capituler, il fait référence à son imaginaire, mais aussi à sa culture, à la poésie de Mahmoud Darwich, grand poète de l’exil, de sorte que dès que la poésie surgit, il est transporté dans un monde onirique».


La poésie, c’est le grand chantier de Karolina, qui ne cesse de s’interroger sur la nécessité de son art – qui est un constat de notre monde – mais surtout sur la capacité de sa poésie à changer quoi que ce soit… dans ce même monde. Ce qui nous conduit enfin à pfh.


Pfh pose la question de savoir pourquoi, quand la maison brûle, certains regardent ailleurs, alors que d’autres réagissent? La réponse tiendrait en quatre mots: «putain de facteur humain», une expression courante au Québec, qu’emprunte l’astrophysicien Hubert Reeves – qui met parallèlement en lumière son double inversé, soit: le «précieux facteur humain», celui et cela qui fait pencher du bon côté du choix – et que le duo Markiewicz-Piron décline à son tour dans pfh, une oeuvre de réalité virtuelle, mais pas que.


Dans la forme, pfh est une remarquable œuvre chorale, avec extraits sonores, chants, textes, narration. Aussi, c’est tout un parcours mis en scène, scénographié «comme un théâtre». Je vous guide, en dupliquant ici un texte que j’avais écrit en mars.


«Il y a de la peinture – ou transposition grand format de la modélisation en 3D de la danseuse Yuko Kominami, celle-là qui incarne la déesse (ou la gorgone) courant dans la vidéo. Il y a une mer, à savoir: une projection mouvante évoquant ce territoire géopolitique majeur qu’est la Méditerranée des migrations, une mer incrustée de petites images documentaires où en un flux défilent l’Histoire et ses cauchemars – dont Hiroshima, les femmes iraniennes lors de la Révolution de 1979, la Shoah, l’actuelle flambée nazie en Pologne. Grâce au Datamoshing, technique de déstructuration d’une vidéo, les images alignées telles des petites peintures abstraites digitales finissent par s’altérer, se brouiller, comme une métaphore de la perte des repères.»


Enfin, il y a un tunnel. Du moins, il y a eu, jusqu’à ce que frappent les mesures sanitaires anti-Covid, contraignant les artistes à métamorphoser l’immersion VR en une projection sur un tissu transparent et vaporeux. En fait, initialement, c’était là, dans ce boyau noir, que le visiteur participait, par casque interposé, à la lente course d’une déesse colossale en deux versions, noire et blanche, par analogie aux deux faces d’un choix, celui de se mettre en colère ou pas, de s’investir ou pas, de réagir ou de désespérer.


Tout le concept de pfh –- où le corps est aussi en jeu, tout comme la féminité –, «ce n’est pas de montrer le moment de la confrontation mais sa préparation, soit: cette suspension du temps comparable à une veillée d’armes, où on attend». Et où tout peut basculer.


Markiewicz-Piron ont développé ce projet en collaboration avec plusieurs artistes, des intellectuels et autres universitaires. Une constellation de réflexions et d’expertises qui a accouché de la publication éponyme, regroupant des textes de Laura Kozlik et Jill Gasparina, historiennes d’art, de Roland Gori, psychanalyste, d’Anne-Laure Oberson et Bruce Bégout, philosophes, puis de Michel Reilhac, expert en formats narratifs hybrides et expériences immersives, producteur et ancien danseur. Un sésame pour repenser le monde en 77 pages… disponible (en vente) au CNA (Centre national de l’audiovisuel, 1B rue du Centenaire, Dudelange, tél.: 52.24.241, www.cna.lu).


Photo: © Markiewicz-Piron

«Jean Jaurès Neon Thought», une installation lumineuse présentée au Casino Luxembourg - Forum d’art contemporain en 2017, qui fait partie d’une série démarrée en 2015, baptisée «Neon thoughts» en écho aux lumineuses pensées qu’elle révèle et éclaire. En l’occurrence, c’est de «la pensée vivace, claire d'un grand homme politique, d’un véritable intellectuel de gauche» dont il s’agit, Jean Jaurès, vrillé à cette exigence suprême «qui suffira à rallumer tous les soleils».

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