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Perdre le nord

  • Marie-Anne Lorgé
  • 10 mai
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 mai

Une des solutions pour mieux vivre dans ce monde, ce serait d’apprendre à voir (…), de changer notre sensibilité (…), ça nous ferait du bien: c’est à peu près ce que me dit le merle qui flirte dans mon tilleul, comme s’il avait lu A nos ardeurs, le premier roman de la Belge Cécile Bartholomeeusen.

 

Alors, apprendre à voir, assurément, d’autant qu’il y a vraiment de quoi perdre le nord… entre les installations paysagères de la LUGA (je vous cueille cinq événements ci-dessous) et les expos du Mois européen de la photographie (là, ci-dessous également, je lève brièvement le voile sur Entrez dans le cadre !, une expo de Phil Deken, un regard fantaisiste attendu au Lëtzebuerg City Museum à partir du 14 mai), ce, hormis le Light Leaks Festival initié par le Luxembourg Streetphoto Collective, qui, rénovation des Rotondes oblige, se concentrera sur le quartier Gare, quartier qui servira d’ailleurs de thème à ce 9e festival du 15 au 18 mai, hormis aussi le Like A Jazz Machine (qui bat son plein à Dudelange, au CCRD opderschmelz, jusqu’au 11 mai), hormis encore United Instruments of Lucilin qui, avec son projet «Musique Plus», déployé à la Fondation Valentiny (Remerschen), se propose d’entrelacer histoires et mélodies pour donner naissance à de nouvelles dimensions narratives les 17 et 18 mai. 

 

Histoire de suspendre un peu le vertige culturel et artistique de la capitale, je vous suggère de prendre le vert du côté de Beckerich, dans la lumineuse petite galerie du moulin du site, ou Millegalerie, qui sert d’écrin idéal à deux savoir-faire d’exception, le feutre et la céramique, selon deux sublimatrices de matières, Carine Mertes et Ellen Van Der Woude – ça vaut le détour et je vous raconte pourquoi plus bas.

 

En tout cas, Perdre le nord, c’est surtout le titre de la stupéfiante expo de Carine Krecké, lauréate du LUPA (Luxembourg Photography Award) 2025 et pour la cause, sélectionnée aux Rencontres d’Arles cet été, dans la chapelle de la Charité: de cette expo qui parle de la banalisation de la violence, qui surtout se questionne quant à une autre perspective pour montrer la guerre, en l’occurrence syrienne dont l’origine remonte au massacre de la Ghouta par un bombardement au sarin, perpétré le 21 août 2013 et qui, depuis, au point de lui faire perdre le nord, obsède la photographe-chercheuse, sa personne et sa méthodologie de quasi photo-reporter, ou de lanceuse d’alerte, mais partant de Google View et dans une démarche non pas esthétisante mais sciemment non sanguinolente , donc, de cette expo courageuse et nécessaire (…) qui n’a pas peur, pas peur d’interroger le monde actuel et de bousculer les certitudes (dixit Eric Thill, ministre de la Culture), de cette œuvre qui est une aventure humaine absolument inouïe, bien sûr que je vais vous en causer amplement… au plus vite.

 


Dans l’immédiat, je rebondis sur la LUGA et ses 11 kms d’événements plein air sur 162 jours (jusqu’au 10 octobre). Et là, je coche Le cri, un gallinacé aussi doré que disproportionné, dopé aux stéroïdes, installé dans le parc municipal Edouard André, une bête d’élevage, surtout de compétition, une incarnation du trophée aux allures grotesques, une sculpture qui emprunte son titre au tableau expressionniste de Munch suggérant une analogie entre souffrance animale et angoisse existentielle, mais d’abord une oeuvre de provocation… réalisée par Joop Van Lieshout, célèbre créateur néerlandais, fondateur de l’Atelier du même nom.


Et justement, l’animal est un motif récurrent du travail de l’Atelier Van Lieshout, l’animal et son rôle dans une société déconnectée du vivant. La preuve avec les rats géants parallèlement et actuellement exposés dans la galerie Nosbaum Reding. Possible relecture de Camus? Toujours est-il que les rats y sont transformés en lampadaires, à chacun de faire la part entre ironie et humour – et de cette fracassante expo hantée par les Rats and Rituals, je vous en dirai davantage dans mon prochain post, comme sur Diamonds Are Forever, l’expo du sculpteur-assembleur Eric Schumacher accueillie dans l’espace Projects de la galerie, infos: www.nosbaumreding.com 


Je coche aussi, autre spectaculaire installation, The Living Pyramid d’Agnes Denes, située dans le parc Dräi Eechelen à l’initiative du Mudam, une oeuvre écologique emblématique qui prend la forme d’une pyramide monumentale plantée de plus de 2.000 fleurs.

 

Sinon, au milieu d’un chassé-croisé entre nature et photographie, je vous suggère de faire un crochet par neimënster le temps d’une immersion dans l’éveil du printemps capturé par Marianne Majerus à travers d’enchanteurs jardins (surtout anglais), toujours au petit matin et toujours en grands formats (visuel ci-dessus).

L’artiste luxembourgeoise, internationalement distinguée pour ses portraits et désormais ses photographies de plantes (qu’elle nomme comme une botaniste experte), l’artiste, donc, qui collabore étroitement avec des paysagistes qui ont fait évoluer l’aménagement des espaces verts au cours des dernières décennies, l’artiste, dis-je, considère les jardins comme des oeuvres d’art où les éléments sont des entités vivantes qui changent au fil des saisons; ce qui est indubitable, c’est que la conjonction de la lumière, des végétaux et de l’habileté d’un jardinier (au demeurant, à chaque fois renommé) nous permet… d’entrevoir le paradis. Cqfd, The Art of the Ephemeral, c’est sublime et reste accessible (entrée libre) dans le cloître de neimënster jusqu’au 23 juin.

 

Crochet aussi par Nature et Infrastructures d’Andrés Lejona, ce, au LUGA Lab, espace conçu comme un laboratoire d’idées et d’expérimentations situé dans le parc Odendahl.

Là, grâce à des caméras en moyen et grand format, ainsi qu’à l’utilisation de drones, Andrés (né en 1962 en Espagne) met en lumière des infrastructures méconnues, souvent inaccessibles, jouant un rôle crucial dans la protection, la conservation et la restauration de la biodiversité au Luxembourg: ça va d’un pont de passage à gibier (sur l’autoroute A1) à des nichoirs pour chauve-souris, du réservoir d’eau à Bridel – sorte de lagon artificiel, un bétonnage aussi bleu que mystérieux – à la pisciculture de Lintgen – zoom quasi abstrait sur la cohabitation orangée de milliers de petites boules gluantes, les oeufs des truites – en passant notamment par la station d’élevage des moules perlières au moulin de Kalborn (vallée de l’Our): là, vision à la fois étrange et poétique sur une plage de sel aux allures de sable où de gros points bruns semblables à des grains de café jouent à cache-cache. Ça ne se rate pas jusqu’au 18 octobre, tous les jours (et certains dimanches) de 10.00 à 18.00h.

 

Avant de quitter la LUGA, un mot encore sur Etres tremblants, la balade contée nocturne de Luisa Bevilacqua, ce dimanche 11 mai, censée déjouer nos peurs… du noir, de la nuit, de l’autre, de l’arbre ou d’être seul.e en forêt… La balade débute à 21.00h (jusque 22.30h). Rendez-vous au jardin LUGA 'Life on the verge' Leon Kluge. Prévoyez des vêtements chauds et des chaussures adaptées. Une collation sera offerte. En français. Public adulte. Réserv. indispensable: arbre@cell.lu / karine@cell.lu ou tél.: 691.73.76.99.


Si vous deviez rater la séance contée, pas de panique, un Atelier transformation des peurs est organisé le 21 mai, de 18.00 à 20.00h, dans le parc municipal, suivi d’une série d'Ateliers des sens les 14 et 15 juin, soit, le toucher avec un bain de forêt le 15/06 de 14.00 à 16.00h, le goût avec un atelier de cuisine aux plantes sauvages le 14 /06 de 10.00 à 13.00h et l’ouïe avec une écoute des oiseaux le 15/06 de 08.30 à 10.30h. Et le programme se clôture par une assemblée «poélitique» citoyenne du 29 au 31 août. Infos auprès de arbre@cell.lu

 


Retour à l’Emoplux (Mois européen de la photographie Luxembourg) avec Phil Deken (nom de «scène» de Philippe Desquesnes), un musicien tombé dans la photo par passion, amplifiée une fois à la retraite, un art pratiqué en dilettante (c’est lui qui le dit) mais qui atteste d’un furieux regard, perfusé par l’humour. Démonstration majuscule lors des Museum Days des 17 et 18 mai – en fait, l’expo s’étale du 14 au 29 mai, sous la forme d’un parcours, intitulé Entrez dans la cadre !,  qui prend son départ au Lëtzebuerg City Museum pour se propager dans toutes les salles de la Villa Vauban.

 

Qu’est ce que ça raconte? Une visite inédite de différents musées, de Londres à Berlin en passant par Paris.  Et la singularité du projet, c’est qu’il est né d’une observation non des tableaux & sculptures mais des visiteurs, saisis devant une oeuvre, en interaction avec elle. Tout a commencé il y a 15 ans dans la galerie Saatchi où l’artiste s’est surpris à s’attacher au style vestimentaire des «regardeurs», plutôt arty, puis, de fil en aiguille, de lieu en lieu, à se braquer sur leurs attitudes, chaussures incluses, et de réaliser au final une mise en abyme: qui regarde quoi, qu’est ce que telle ou telle oeuvre suscite comme réaction?

 

Il s’agit donc en clair d’une série sur les musées, qui ne pouvait que séduire les institutions de la Ville, en modulant le concept de départ, soit, en l’élargissant à Luxembourg, aux collections tant du City Museum que de la Villa Vauban, ce à quoi s’est attelé Phil Deken, avec un résultat aussi jubilatoire qu’étonnant en 41 formats couleur – concernant à 50% Luxembourg, les 50% autres englobant la pérégrination muséale à travers Londres, Berlin, Paris.

 

Parfois le visiteur est capturé à son insu, parfois il/elle est acteur/actrice d’une savoureuse mise en scène. A l’exemple d’un couple qui se tient les mains devant un tableau représentant Adam et Eve – photo intitulée Eternal Love –, ou d’un quidam qui s’est assis devant un trône sculptural doré – d’où le titre inspiré et inspirant la photo finale, Already Booked. Il y a aussi Repeat please, où une personne enfonce sa tête dans le gigantesque cône reliant l’oreille tout aussi gigantesque de Beethoven's Trumpet (With Ear), une oeuvre de 2007 de John Baldessari, artiste américain conceptuel. On croise aussi le baiser incongru d’une visiteuse avec l’une des fourmis géantes de l’artiste colombien Rafael Gomezbarros, ce qui fait naître Insectophilia (visuel ci-dessus). Sinon, entre autres, il y a cet académique  portrait de Pescatore devant lequel, en miroir, l’historien Robert Philippart prend la pose… le temps d’un Pêcheur d’histoires.

 

En résumé, une série facétieuse, à l’objectif certes politiquement correct, des cadrages et réglages somptueux, et une luminosité de même acabit, un parcours qui, à l’évidence, rafraîchit la muséographie et renouvelle notre curiosité quant à une œuvre, quant à l’artiste qui s’y révèle ou s’y cache, et puis… dis-moi ce que tu regardes et je te dirai qui tu es.



Terminus à Beckerich. A la Millegalerie avec son Entrée en matières, une expo de feutre et de céramique, deux métiers d’art sublimés par Carine Mertes et Ellen Van Der Woude. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’ensemble combine virtuosité et volupté (visuel ci-dessus).

 

Carine, créatrice feutrière née à Luxembourg, et Ellen, artiste céramiste originaire des Pays-Bas, on les a notamment croisées lors de la 4e Biennale De Mains de Maîtres en 2023, en tout cas, si vous poussez jusqu’à 0saka, pour l’Expo universelle, c’est elles qui anoblissent le gisant de bois de Pitt  Brandenburger, premier spécimen de Fallen Trees, concept sculptural alliant spiritualité et artisans d’art.


Le feutre, on connaît peu, Carine Mertes en a le savoir, celui, technique, du feutrage de la laine fine de mérinos, parfois travaillé à la teinture végétale, souvent combiné à des fibres de soie ou de lin, et celui, esthétique, accoucheur d’un riche vocabulaire d’objets, de formes toutes uniques, certaines aux gourmandes allures de légumes étranges, d’autres déclinées en élégantes amphores virginales, sans compter les créations murales sculpturales composées de feutres enroulés comme des rubans, en Cercles vicieux, ou comme … des escargots. Un univers souple, doux et fragile à la fois, qui résiste peu à une nécessité, le toucher.

 

Des escargots, il y a en a aussi dans l’écosystème d’argile d’Ellen Van der Woude, certains y verront davantage de minuscules roses écloses sur une boule de grès, d’autres affirmeront que ce sont de micro vers, de ceux qui grouillent dans les fonds marins, et tout le monde aura raison, parce que le monde porcelaine d’Ellen – au demeurant blanc de Chine  inspiré des formes et des textures de la nature, va et vient entre le végétal et le minéral, souvent même les deux règnes fusionnent il se peut aussi la rugosité suggère une pâtisserie, ou un bouquet, sinon, c’est le ressenti d’une vie aquatique, oursins et éponges de mer reflués par la danse des vagues.

 

Ellen – incapable de s’empêcher de créer en continu  est une funambule des défis techniques, une exploratrice de l’illimitée capacité d’expression du matériau. Une petite oeuvre toute convulsée, tordue de nœuds, en est une démonstration prodigieuse.

 

Et la Millegalerie célèbre à merveille les noces des 45 histoires de laine et de terre de Carine Mertes et d’Ellen Van Der Woude. L’expo Entrée en matières reste accessible jusqu’au 18 mai – parfaite halte d’un voyage dans la lumière et le silence du jeudi au dimanche de 14.00 à 18.00h ou quand vous le voulez  sur rendez-vous, au tél.: 621.25.29.79.

 
 
 

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