Où est-il question de «Penser le monde» ? Eh bien, au Mudam. Précisément, dans le foyer, situé au niveau – 1. Ce, en vertu de l’une des 8 thématiques qui traversent le nouvel accrochage du fonds d’œuvres du musée, une collection constituée depuis 25 ans (les premières acquisitions remontant effectivement à 1996, durant la phase de préfiguration du musée … qui, pour rappel, a officiellement ouvert en 2006, il y a donc 15 ans).
L’anniversaire (double) méritait bien une mise en lumière de la diversité du fonds, et c’est chose faite, avec cette expo rétrospective pensée pour être évolutive, donc, assortie d’un accrochage renouvelé (la première étape a eu lieu en novembre 2020) orchestrant de nouveaux dialogues entre les œuvres, dont certaines pour la première fois montrées.
Incontestablement, c’est l’une des adresses de l’été à ne pas rater. Le lieu est magique, le regard conquis, qui circule entre des gestes, des processus, des formes épurées (peintes ou installatoires), des écritures, des vidéos ou photos, du corps performatif, du détournement de l’ordinaire et autres règles du jeu.
On y recroise notamment William Kentridge avec Zeno Writing, un court-métrage d’animation inspiré du roman d’Italo Svevo, La conscience de Zeno (1923). Mélangeant dessins et documents d’archives, l’artiste (sud-africain) s’attache aux peurs et tourments intérieurs générés par la violence sociale et la brutalité de la Première Guerre mondiale, avec, en miroir, sa vision de la société de l’après apartheid. C’est un art consommé de la force poétique et de la distanciation absurde.
Partant de Zeno Writing, (re)saisissez l’occasion de vous immerger dans More Sweetly Play the Dance, l’univers unique de Kentridge, aussi visuel qu’opératique, déployé dans le grand hall et les galeries du premier étage, jusqu’au 30 août.
Pour l’heure, on plonge dans le foyer du Mudam. Où «Penser le monde» fonctionne comme une capsule, embarquant quatre oeuvres dans un voyage rétro-futuriste.
Et ça démarre de façon vertigineuse, par des voix qui égrènent année après année le poème numérologique One Million Years (Past and Future) de l’artiste conceptuel japonais On Kawara(1933-2014). L'enregistrement diffusé au Mudam couvre la portion «Past» allant de 997.399 à 994.933 av. J.-C., et la portion «Future» allant de 2614 à 5565 apr. J.-C. C’est une voix féminine qui récite les numéros pairs, une voix masculine les numéros impairs, sachant par exemple que le seul «Future» dure 6h 8 min. et 30 secondes.
Conçu en 1970, One Million Years (Past and Future) a abouti en 2000 par l’enregistrement de Cd’s correspondant à 13 ans d’écoute.
Sinon, là, du plafond vitré du Mudam, descend comme une araignée une structure étrange, intitulée A Perfect Suffering, qui n’est en rien un luminaire mais qui n’en est pas moins incroyablement miroitante, faite de fragments de cristal ou de verre et de perles acryliques enchâssés dans un maillage d’acier et d’alu. C’est fascinant parce qu’à la fois extrêmement beau et terriblement inquiétant.
C’est l’artiste sud-coréenne Lee Bul (née en 1964) qui en est l’architecte – à qui l‘on doit par ailleurs, dans sa série des Cyborgs, des extensions du corps par «ajouts technoïdes».
Pour l’heure, avec son allure de Hollandais volant, ce mythique «vaisseau fantôme» célébré par Richard Wagner, A Perfect Suffering, suspension qui tient à la fois de la joaillerie et de la ruine, est une sorte de paysage complexe en même temps qu’une sorte de maquette de ville flottante, une architecture perfusée tant par l’utopie que la dystopie, inspirée en l’occurrence du travail visionnaire de l’Allemand Bruno Taut (1880-1938).
A côté, une autre architecture, vaste, labyrinthique et vitrée, conçue par le sculpteur canadien David Altmejd (né en 1974) comme une galerie de l’évolution, où, entre micro et macrocosme, se combinent des miroirs, des fruits et autres fragments anatomiques... comme dotés d’une dynamique susceptible d'accoucher de métamorphoses. ça grouille comme un immense aquarium évadé du cinéma fantastique. La narration sous-jacente de l’œuvre (baptisée The Orbit) laisse le spectateur au bord de la route, plein de questions sans réponse, ce qui n’empêche pas les interprétations – plus cauchemardesques qu’oniriques –, ni les sensations… liées à une puissante énergie de vie.
Déambulation entre Tony Conrad, Bruce Nauman, Katinka Bock – avec son Kalender (Calendrier) composé de 50 pavés (cubes) en céramique émaillée, installés le long d’un mur et qui bougent dans le temps et dans l'espace, un pavé étant déplacé chaque jour d'une extrémité à l'autre bout – et j’en passe quarante autres, dont les Luxembourgeoises Tina Gillen et Simone Decker, pour détacher quelques coups de cœur parmi ce qui se découvre pour la première fois.
Il y a le plasticien français Patrick Saytour qui travaille «sur le cadre devenant sculpture». Tension (œuvre acquise toute récemment) est une déconstruction, une géométrie d’extrême simplification basée sur la répétition de tasseaux de bois, peints, tatoués.
Dans la section «Détourner l’ordinaire», il y a Jimmie Durham qui parle d’Africa and Antinomianism en enfilant une manche sur le museau d’une antilope. Et il y a Sarkis dont la sculpture, un empilement de 36 briques (chiffre symbolique et matériau en rien neutre, receleur de trace) d’où dégouline une pluie de bandes magnétiques, est un exercice autour de la mémoire.
Dans le périmètre «L’Espace au corps», il y a Tania Bruguera, activiste militante née en 1968 à La Havane, adepte de la performance sacrificielle comme Marina Abramovic, qui, posant entrailles ouvertes, dénonce le poids de la culpabilité (The Burden of Gilt) en une photographie grand format couleur.
De son côté, l’artiste tchèque Eva Kotátková, à coups de dessins-collages et de photographies, traduit/trahit les pratiques et règles sociales qui standardisent et contraignent nos comportements personnels et collectifs. Dans Controlled Memory Loss (2009-2011), elle établit ainsi un lien d’interdépendance entre notre corps et notre habitat.
Au rayon «Gestes et écritures», il y a l’artiste sonore William Engelen, qui, partant de partitions et de notes, fait naître un florilège de nuages et nuées au crayon, flottant sur le papier. Empruntant son titre à l'auteur-compositeur-interprète américain Elliott Smith (1969-2003), Between the Bars est un ensemble graphique aussi sensible qu’un murmure, et compréhensible par tous.
Et pour finir, petit détour par la Silésie, là, dans le volet «Histoire», juste en face de Kentridge, en compagnie de Hannah Collins – déjà croisée en 2010 dans l’expo collective Le meilleur des mondes – qui, en une photographie panoramique marouflée sur toile coton, donc aussi souple qu’un écran, capture le silence d’une rue enneigée, un jour de 1996, voitures à l’arrêt, passants présents/absents, une scène d’une totale banalité mais qui t’enveloppe, t’aspire comme un poème.
C’est une méditation sur le temps, liée à un contexte historico-politique, parfaitement immobile mais paradoxalement intitulée In the Course of Time.
Et on quitte le lieu avec Isa Melsheimer et son Palais contreplaqué (Plywood Palace), un triangle rectangle sculptural en verre, censé rendre un hommage (déguisé) à Pei (Ieoh Ming Pei, décédé en 2019), le célèbre architecte sino-américain qui a imaginé les volumes et les formes du Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean.
Photo: David Altmejd, The Orbit et Lee Bul, A Perfect Suffering © Rémi Villaggi | Mudam Luxembourg
Infos:
Les 25 ans de la Collection Mudam, au Mudam (Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean, 3 Park Drai Eechelen, Luxembourg-Kirchberg), jusqu’au 18 avril 2022 – www.mudam.com
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