Voici arrivé le mois des bonshommes en rouge, de Nicolas à Père Noël, distributeurs de bonbons et de cadeaux (avec ou sans cheminée). Si la magie n’opère pas, que le soulier reste vide, c’est que…. vous avez changé d’adresse?
Dans le village de mon neveu, parité au travail oblige, Nicolas, patron des écoliers, a embauché… une Mère Fouettard, perruque noire, peau blanche, pas payée pour faire peur. Tous deux bardés de friandises, pas celles qui distinguent le sage du pas sage, en rien liées à une récompense, juste celles qui font plaisir – ce qui du reste me fait penser à la phrase préférée de mon grand-père: «l’amour passe par l’estomac».
Gâter en fin d’année, c’est le stress rituel. Déjà qu’acheter, c’est une fièvre qui n’a plus de saison. Une exposition (qui casse les codes habituels de l’expo) nous raconte ça, à la façon d’une campagne publicitaire parfaitement décalée, infusée par une totale subversion humoristique: il s’agit de The Never Never – expression signifiant «vivre à crédit», ou se consumer à payer des traites pour rembourser un prêt –, qui met en scène une Porsche «orange sanguine» – la couleur typique du bolide de la fin des années soixante –, en l’occurrence découpée en énormes fragments, chacun flanqué de jambes (tout aussi monumentales), comme une créature hybride, mi-humaine/mi-machine, tout ça évoluant théâtralement dans un décor particulier, celui… de la Grèce.
Rendez-vous ci-dessous avec l’absurde, en réaction tant au marketing de luxe qu’à la dictature des fake news et des stéréotypes.
En tout cas, The Never Never – dont le camp de base est le Casino Luxembourg mais qui, aussi, déploie son arsenal équivoque dans la ville – a une allure de bal masqué. Ce qui me permet un raccord avec Le Bal de Paris auquel nous convie le Grand Théâtre – du 28 décembre au 7 janvier – et qui est un «spectacle vivant immersif sublimé par 35 minutes de réalité virtuelle», du «jamais vu» - mais à s’en mettre plein les mirettes, et les pieds - conçu par Blanca Li.
En moins spectaculaire, mais avec tout le pouvoir imagé et humain (et parfois politique) de l’écriture, voici le retour de «Textes sans frontières», un festival de lectures théâtrales aussi unique qu’itinérant, qui, chaque année, «met à l’honneur un pays à travers ses dramaturgies contemporaines»: pour cette édition 2022, il s’agit des Balkans. Si la transhumance a déjà commencé le 2/12, en Lorraine, c’est au Théâtre du Centaure (Luxembourg-Ville) que l’occasion vous est offerte d’entendre/voir l’ensemble de ces textes – 4 au total, mis en forme ou en espace par 4 metteurs en scène et servis par 16 comédien(ne)s, luxembourgeois(es) et français(es) –, ce, le dimanche 11 décembre, en formule brunch, de 11.00 à 16.30h. Je vous explique.
Alors, «Textes sans frontrières» (TSF), comment ça marche? Et ça nous dit quoi?
En fait, la recette séduit depuis presque 20 ans, initiée en 2004 par Serge Basso et par la Kulturfabrik Esch dont il était le directeur jusqu’à son départ en retraite en 2020, appelant alors de tous ses vœux un repreneur de TSF eu égard à l’engagement des partenaires lorrains, tous alignés sur l’objectif du projet: ouvrir de nouvelles collaborations en Grande Région à travers la circulation de la parole d’auteurs vivants et des artistes qui la portent/défendent. Et c’est Pascale Adam, co-fondatrice (avec sa sœur Nathalie) de Bombyx asbl – un collectif d’artistes luxembourgeois né en 2017 – qui suggéra (dès 2019) que la structure prenne le flambeau. Dont acte en 2020, par la reconnaissance du ministère de la Culture, avec «subvention pérenne attribuée», de Bombyx comme structure culturelle soutenant TSF pour le Luxembourg, ce, en coproduction avec l’Espace Koltès-Metz, scène conventionnée d’intérêt national pour le Grand Est, et le NEST de Thionville.
Pour collégiale que soit la mécanique, elle n’est pas simple, pas plus d’ailleurs que tout le processus catalyseur de particules mis en œuvre en amont de chaque édition de TSF. Il y a le choix du pays, la quête des dramaturges, une première sélection de textes traduits en collaboration avec la Maison Antoine Vitez (Centre international de la traduction théâtrale à Paris), les comités de lecture au sein de chaque lieu partenaire, les rencontres/débats aboutissant au choix final des textes, d’abord 6 puis 4, et l’appel aux artistes permettant de composer des distributions mixtes (Luxembourg/France), si possible paritaires, à qui, enfin, distribuer les textes. Voilà pour la très sérieuse cuisine intérieure.
Alors, quoi? Balkans, dit-on (photo ci-dessus)? Eh bien, cette édition 2022 rassemble un Croate, Espi Tomicic, une Serbe, Iva Brdar, une Kosovar, Doruntina Basha, et un Bosniaque, Adnan Lugonic, des auteurs «très jeunes», «presqu’aucun n’a vraiment connu la Yougoslavie», qui, à travers leurs textes, proposent «un paysage théâtral radicalement éclectique».
En clair, «très loin des tirs de snipers et des trompettes à la Kusturica auxquels trop souvent nous les associons, cette nouvelle génération a en commun de se préoccuper des forces politiques et sociétales qui font et défont leur quotidien, dans ces sociétés post-yougoslaves dites de transition». La preuve par l’exemple.
Dans Puissent nos voix résonner, d’Adnan Lugonic, tout part du suicide d’un jeune commerçant qui bouleverse les habitants d’un quartier tranquille de Sarajevo et de 13 personnages amenés à tisser des lien lors d’une soirée, rompant ainsi leur solitude, la complicité s’instaurant avec les voix qui se croisent dans la nuit: c’est Stéphane Ghislain-Roussel qui en orchestre la mise en forme, très fine, très humaine, incarnée par Denis Jousselin (Lu) et Marja-Leena Junker (Lu), ainsi que par Amandine Audinot, Leilani Lemmet, Nicolas Marchand, Stéphane Robles et Florian Sietzen (Fr).
En regard, Les géraniums ne meurent jamais, d’Iva Brdar, détonne par son comique absurde. Dans le décor, un gratte-ciel, un ascenseur en panne, des «personnes égarées entre les étages», et, réfugiés sur le toit, sous les avions qui «laissent le droit de rêver», Le Garçon et La fille profondément amoureux, le tout mis en voix par Hugo Favier (Be), avec quatre Luxembourgeois dans la distribution, Nicole Max, Francesco Mormino, Delphine Sabat et Timo Schreckenberg, rejoints par Baptiste Delon (Fr).
Aussi il y a N’oublie pas de te couvrir les pieds, d’Espi Tomicic, une sombre histoire d’enfance volée, de famille qui éclate, de chaos sur fond de drogue et de jeune homme qui s’adresse par l’écriture à l’assassin de son père bientôt libéré: Renelde Pierlot assume la mise en espace, avec Théo Boniface et Michel Gravier (Fr).
Quant au Le Doigt, de Doruntina Basha, c’est un huis clos où deux femmes, Kourta et sa belle-mère Zoya, personnifiées par Laure Roldan (Lu) et Anne-Margrit Leclerc (Fr) vivent le drame de l’attente de l’homme qui ne reviendra pas – avec Mélina Dumay (Fr) au pilotage.
Et ces histoires circulent. Dans leur plus simple appareil, aucun dispositif spécial, mais un rapport direct entre le texte, le spectateur et la courroie de transmission qu’est le/la comédien(ne). C’est une performance intimiste et la rencontre est unique. Concrètement, les textes circulent donc selon un calendrier dense (jusqu’au 18 décembre) et dans un balayage territorial qui l’est tout autant, de Troyes à Lasauvage, entre salles de spectacles (Nest de Thionville, Espace Koltès-Metz, La Madeleine-Troyes, Théâtre du Centaure-Luxembourg) et lieux non-dédiés, dont médiathèque (de Briey), salle polyvalente (à Volmerange-lès-Boulay), salles de cours (Campus CLSH-Nancy, Lycée Vauban-Luxembourg, Uni Esch-Belval avec le Café Saga comme point de chute ), en ajoutant l’Hôtel de Ville de Villerupt et l’église Ste Barbe à Differdange.
En pratique, en chacun des 11 lieux, 2 textes. Par exemple, ce soir, 08/12, à partir de 20.00h, à l’Espace Koltès, à Metz, on découvre Puissent nos voix résonner et Le Doigt. Ces deux deux mêmes textes se livrent également le 09/12, dès 20.30h, à Villerupt (Hôtel de Ville). A Differdange, à l’Eglise Ste Barbe, lieu plus confidentiel, Le Doigt est une fois encore à l’affiche, à 16.00h, suivi de N’oublie pas de te couvrir les pieds. Pour vous y retrouver dans le chassé-croisé textuel, le mieux c’est de consulter le site: ebmk.fr ou nest-theatre.fr
Mais pour rappel, pour l’intégrale des Balkans, rendez-vous au Théâtre du Centaure le 11 décembre, dès 11.00h, avec brunch (sur réservation).
Que voilà une expo qui va faire jaser. The Never Never jette un pavé dans la mare de l’idéologie consumériste qui fait particulièrement ses choux gras en fin d’année. Surtout que dans le ton comme dans la forme, c’est ironie à tous les étages.
L’étage en question, c’est le rez-de-chaussée du Casino Luxembourg, point de départ d’un dynamitage de frontières entre art contemporain, vente de produits de luxe et expo de musée. Le luxe – qui n’échappe à personne en ville depuis quelques jours –, ce sont les panneaux parodiant le langage publicitaire zoomant sur une Porsche 911, découpée en morceaux, d’où émergent des jambes, comme si le produit, et plus largement la consommation, habitait l’humain, en tout cas, le menait par le bout du nez – à l’exemple aussi de l’iPhone qui désormais prolonge notre bras comme un nouvel organe: fusion de l’objet et du sujet.
D’abord, cette Porsche parade, monumentale, bien propre sur elle, au milieu du hall du «Casino», aussi en version posters collés sur les vitres de l’Aquarium du même «Casino». Rien de bien affriolant? Et pourtant, premier détournement de la technique marketeuse qu’est la série, celle-là prompte à conditionner notre esprit d’homo consomicus en tapant sur le clou.
A l’œuvre, l’artiste britannique Jeremy Hutchison (né en 1979), secondé par la commissaire belge Evelyn Simons, qui débarque sur la scène curatoriale auréolée en 2014 d’un «Curate Award, Fondazione Prada & Qatar Museums». Une carte de visite dont elle se sert à rebours pour mieux concentrer ses activités sur… la pratique sociale. Qu’est-ce à dire?
Qu’Evelyn Simons déplore qu’un artiste instrumentalise la crise actuelle pour s’enrichir (à l’exemple d’Ai Weiwei, selon ses propres propos). Et que si Prada, pilier majeur du monde de la mode, sponsorise The Never Never – ce qui est bien le cas, Evelyn insistant par ailleurs sur le fait que si Prada n’est pas un modèle de vertu, Miuccia Prada qui dirige l’entreprise est une ancienne militante communiste –, la somme allouée lui a permis de payer tous ceux qui ont contribué à la réalisation du projet, villageois athéniens inclus. C’est que, oui, The Never Never a pour terrain de jeu, la Grèce. Et pourquoi?
Parce que Simons y a déjà curaté un projet, Driftwood, or how we surfaced throught currents en 2017. Et parce que c’était la crise de la dette publique grecque. Et surtout, en raison d’une fake news affirmant qu’il y a plus de Porsche à Athènes que partout ailleurs en Europe.
Cette infox, l’artiste Jeremy Hutchison la tient de son père. Or le travail d’Hutchison, c’est d’intervenir dans les systèmes fabriqués/consommés, «de pervertir les normes, de générer une forme d’absurdité». Evelyn et Jeremy ne pouvaient donc que se rencontrer.
Au final, née d’une fake news, The Never Never entend donc sulfater fermement la désinformation, les faux mythes mais aussi les stéréotypes culturels et la xénophobie. Le résultat dégouline de sarcasme. Et d’étrangeté.
Et c’est ainsi, par analogie dévoyée à la relique archéologique de l’Antiquité grecque, qu’un sculptural fragment clinquant de carrosserie trône dans le hall du «Casino».
Pour ce qui est des stéréotypes, une liste – avec ouzo, âne, figue, salade, yaourt, Ulysse, évasion fiscale, etc. – a été établie en amont de l’installation, lors d’ateliers conduits par Jeremy et Evelyn, avec la complicité de Nova Melancholia, un collectif théâtral athénien. Parce que le théâtre grec antique est à l’origine du théâtre en Occident. Et parce que, globalement, le théâtre est source d’illusion. Enfin, parce que The Never Never est une installation dont le ressort est foncièrement théâtral.
Deux œuvres parachèvent ainsi le tourbillon des faux-semblants. D’abord, dans une salle, maquette il y a, qui est une réplique à échelle réduite de l’architecture du premier étage, où, à l’intérieur, au sol comme aux murs, sont exposés ces véhicules de propagande et de mythe que sont les images. En l’occurrence, images des stéréotypes précités. Images toutes miniatures mais qui, grâce à un génial dispositif lumineux, changent d’échelle, devenant géantes une fois captées par un Smartphone (photo ci-dessus © Lynn Theisen). «Glissement de la réalité physique à la réalité virtuelle». Qui fausse l’attente, égarée entre le muséal et le commercial. Ou qui, déformant ainsi la réalité, interroge la diffusion du mensonge par les médias et dans la société.
Ensuite, et c’est le clou, il y a la projection d’un court-métrage. Dans le film (15 minutes), les pièces de fragmentation de la Porsche 911, portées par les membres de la troupe Nova Melancholia, émergent de la mer, «traversent une série de paysages épiques avant d’arriver dans un studio photo, où elles deviennent les sujets d’une séance de photos publicitaires». Le cortège est aussi poétique que cocasse, héroï-comique. Et la documentation des coulisses, du subterfuge en train de se faire, avec l’équipe de tournage qui devient à son tour acteur de la performance, relève tout bonnement du petit bijou.
Cerise sur le gâteau, The Never Never est itinérante. Luxembourg – son échelle: l’un des plus petits pays d’Europe mais l’un des géants du monde du capital financier – est sa deuxième escale, après Hambourg, capitale publicitaire de l’Allemagne...
Infos:
Au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, 41 rue Notre-Dame, jusqu’au 29 janvier 2023. Voir www.casino-luxembourg.lu et www.thenevernever.net
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