Miroirs de nous
- Marie-Anne Lorgé
- il y a 1 jour
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 15 heures
Il paraît que l’«halloween mania» est une catharsis, soit: l’horreur serait salvatrice dans la mesure où y prévaut… la franchise. Autrement dit, selon l’autrice Taous Merakchi, les monstres ne mentent pas – ils sont ce qu’ils sont et on le sait – contrairement au monde réel, expert en confiance trahie, calomnie et bobard inclus. Aussi, pour une fois, le temps d’un soir/une nuit, alors qu’on s’évertue à tout bien ranger, on essaie de se confronter au miroir moche ou tordu de la société et de nos émotions.
En tout cas, je laisse spectres, vampires, zombies, tueurs en série et autres créatures terrifiantes passer leur chemin… pour casser des noix.
Et pour regarder l’arc-en-ciel (oui, je l’ai vu de mes yeux vu, sur le coup de 17.00h, samedi, jour de Toussaint) surgir des nuages gris, se dresser comme une couronne au-dessus du cuivre des feuillages et faire taire la pluie – c’était magnifique… la beauté a le pouvoir d’arracher des larmes.
Et là, il m’importe de vous parler d’autres faiseurs de perceptions. Et je nomme Yann, Pierre Emile, Julie et Martine. D’ailleurs, c’est par elle (Martine Castagne) que je commence, avec son kraft et son fusain (visuel ci-dessous).

Mais, au préalable, juste cinq petites parenthèses pour vous signaler:
Que le Salon du CAL vient de s’inaugurer (au Tramsschapp, Limpertsberg) et que le Prix Révélation 2025 y a été décerné, attribué à Thierry Hahn.
Que L’ordre des choses, cette expo présentée à Arles en 2024 dédiée au Lord of things que fut Michel Medinger (1941-2025), se réadapte dans l’espace du Pomhouse (CNA) à Dudelange, en déployant ses singulières compositions, autant de surréalistes/dadaïstes mises en scène photographiques de natures mortes, sous une nouvelles forme. L’imagination et la poésie au pouvoir – bon plan pour ce congé de Toussaint! Entrée libre jusqu’au 30 novembre du mercredi au dimanche de 12.00 à 18.00h.
Que les quatre artistes représentant la Ville de Luxembourg au 17e Prix d’Art Robert Schuman sont Bruno Oliveira (P) – qui revisite son enfance au village portugais de Sanfins –, Jil Lahr (L) – qui rassemble des objets quotidiens, matériaux trouvés pour interroger notre regard –, Maïté Seimetz (L) – qui crée une série de meubles anthropomorphes et absurdes – et Zoriana Tymtsiv (UA) – qui aborde la peau comme un territoire symbolique où se négocient nos comportements et nos héritages sociaux.
Que Jhemp Hoscheit décroche le premier prix au Concours national de littérature 2025, dont l’édition était consacrée au roman – la remise de prix aux différents lauréats aura lieu le 2 décembre, à 19.30h, au Centre national de littérature à Mersch.
Et que de la partition à l’assiette, il n’y a qu’un pas… avec Oui, Chef!, un livre savoureux publié aux Editions Schortgen: cet ouvrage original qui réunit plus de vingt recettes et cocktails imaginés par de grands chefs luxembourgeois, en collaboration étroite avec des musiciens de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, sera présenté aux Walfer Bicherdeeg les 15 & 16 novembre.
Et donc, à Martine, j’y arrive.

Son passé de danseuse classique et contemporaine ressurgit dans la pratique de la plasticienne belge Martine Castagne, dans son corps-à-corps avec le papier, kraft en l’occurrence, mais pas que (le papier Canson tire aussi son épingle du jeu) et dans sa sculpturale façon de traduire le mouvement par la couleur, brou de noix y compris, et par le fusain, avec une densité de noir(s) que stimule parfois le bâton d’huile.
Martine Castagne, l’actuelle hôte de l’Espace Beau Site, à Arlon – dois-je vraiment vous rappeler qu’il s’agit de la galerie mezzanine surplombant le garage du même nom, un lieu de découvertes insatiables? – débarque avec des grands formats, voire très grands, intitulés Forces vives, histoire de coller à l’implication physique – l’artiste prépare son papier par l’étreinte, en le triturant –, à la dynamique du geste pictural et à la puissance du trait.
En faveur d’abord… d’une chorégraphie de chevaux particulièrement fougueux… comme sortis tout droit d’une fresque rupestre (visuel ci-dessus) – du reste, les chevaux inspirent à Martine une genèse du monde, une légende qu’elle raconte dans un petit livret, à la fois récit fabuleux et bijou d’écriture.
Sinon, Forces vives, c’est un travail sur la verticalité, sur les corps en tension. Qui prend appui sur un rapport à la sculpture. A l’exemple du dessin Proserpine, où Martine Castagne propose une relecture du marbre baroque du Bernin, avec un zoom sur les mains de Pluton agrippées à la taille d’une Proserpine (fille de Jupiter et de Cérès) terrorisée, en tentant de l’enlever, de la porter vers les Enfers.
Autre enlèvement, celui des Sabines, événement légendaire de la fondation de Rome, vu selon Nicolas Poussin, dont l’artiste propose une relecture en mettant en évidence une seule femme (pour la cause, le dessin se nomme Sabine au singulier). Qui par écho, ou effet de miroir, nous conduit à… Camille Claudel: Martine en peint le portrait «à demi», une part secrète raccord avec la destinée dramatique de cette immense sculptrice dont l’engagement artistique a été contrarié, détourné par Rodin, un géant, mais néanmoins un ogre – du coup, impossible de dénier la sororité de la plasticienne Castagne.
Dans la gamme, il y a aussi Marbre, une peinture aussi épaisse et laiteuse qu’un Carrare assortie d’une citation de Jean Rostand (1894-1977), le fils du dramaturge Edmond Rostand: Je voudrais le marbre de la certitude pour y installer mes doutes.
Il n’est pas inutile de savoir que l’écrivain Jean Rostand était un biologiste et un savant humaniste proposant une réflexion entre l’Homme et le monde… à sans doute mettre en relation avec ces autres corps affectionnés par Martine que sont les fleurs, en deux espèces exclusives, le Lys et surtout les Iris – clin d’oeil à Van Gogh, à sa peinture réalisée à l’asile du monastère Saint-Paul-de-Mausole l’année précédant sa mort? En tout cas, des lys et iris quasi anthropomorphiques, traités à l’image de notre humaine condition.
Les Forces vives de Martine Castagne, une œuvre d’envergure perfusée – sans crier gare – par un engagement incontestable, à ne pas rater à l’Espace Beau Site (321 Avenue de Longwy, Arlon), jusqu’au 16 novembre, du mardi au vendredi 10.00-à 12.00h/ 14.00 à 18.00h, le samedi 10.00-12.00h/ 14.00-17.00h, ainsi que les dimanches 9 et 16/11 de 15.00 à 18.00h; infos: www.espacebeausite.be
Pour rencontrer Julie, c’est à Luxembourg qu’il faut aller.

Et donc, arrêt à la Reuter Bausch Gallery. Et c’est un arrêt peinture.
Certes, dans l’expo Where Am I and How Do I Leave (Où suis-je et comment puis-je partir?), Julie Wagener n’expose pas seule, elle cohabite avec les spectaculaires grands formats d’Arny Schmit, plantés dans les mousses de branches enchevêtrées, au coeur d’une sombre forêt humide devenue impénétrable.
A l’ombre des futaies d’Arny, Julie, et ses huiles sur panneaux de bois, crée une œuvre saisissante, en cinq petits formats, autant de focus sur un intime qui va mal. Un intime universel. Drapé en rouge vermillon.
Ah, le drapé, cet art de figurer les plis d’une étoffe, laquelle tient lieu de seconde peau comme un vêtement, une contrainte souple qui masque et où s’empêtrent des membres humains anonymes, juste deux bras et deux mains qui luttent contre d’invisibles angoisses et obsessions – du reste, la série s’intitule Mut, ihr versinkenden Leute (Courage, vous qui sombrez), visuel ci-dessus.
Avec le drapé – ce motif qui a traversé toute l’histoire de l’art – et ces bras/mains traités dans un ton cadavérique, l’œuvre mêle sacré et profane, et références (picturales, spirituelles) héritières de Vélasquez, de Goya, surtout de Lucian Freud et de Francis Bacon avec son introspection doloriste.
Une autre série, composée de 8 formats carrés de 40 x 40 cm, noie dans le rouge (stendhalien?) des visages taillés par un trait noir, aux yeux vides sinon clos, aussi impassibles que des masques funéraires – au demeurant inspirés pour la plupart de la collection de portraits d’Edward Steichen. En fait, avec cette série intitulée Yessir, we are starved, stalled and stranded (Oui, monsieur, nous sommes affamés, bloqués et immobilisés), Julie Wagener remet en question le concept de «l’identité», alignant les humains sur la même trajectoire existentielle, sur la même finitude, la même douleur.
Pas d’anecdote, pas de fioriture, mais un désarroi … où percole la solitude.
Julie Wagner & Arny Schmit, à la Reuter Bausch Art Gallery,14 rue Notre-Dame, Luxembourg, jusqu’au 22 novembre, infos: www.reuterbausch.lu
Pour rencontrer Yann, c’est à Esch-sur-Alzette qu’il faut aller.

C’est dans la galerie d’art (deuxième étage) du Escher Theater que le photographe (luxembourgeois) Yann Ney expose ses filatures nocturnes, et dans cette nuit qui lui va bien, il capte une vie qui nous échappe, celle des lieux clandestins. D’abord les friches industrielles du Berlin underground, avec ses tagueurs, et puis, les espaces oubliés ou désertés, ces interzones du paysage urbain ou naturel (du Luxembourg ou pas) où il fait naître des formes lumineuses flottantes.
Ce que Yann propose, c’est une façon d’habiter le silence, de tromper le vide, de réveiller une présence dans l’absence, le tout en 33 tirages issus de son parcours depuis près de deux décennies.
Tout commence par les rues désertes et squats berlinois où Yann met en scène des instants suspendus, ce n’est pas du documentaire, ni même du reportage, mais quelque chose de l’ordre de la porte dérobée, du regard complice, quasi cinématographique, en noir & blanc ou en couleur avec, en ce cas, parfois, l’ajout par un trait lumineux d’un petit personnage drolatique, comme une invitation à regarder par-dessus l’épaule.
Ensuite, la photographie… déconstruit son dogme… pour davantage devenir une image… qui construit une idée de mouvement. Ce, grâce au Pixelstick, cet outil du Light Painting, de «la lumière qui peint», permettant de métamorphoser la réalité, de l’embarquer tantôt dans un ailleurs onirique et coloré, tantôt dans une abstraction graphique, faite de lignes et de formes géométriques superposées, de voiles aussi, et de volutes (visuel ci-dessus).
Pour autant, au-delà de l’expérimentation numérique, toujours il y a la nuit noire et l’artiste qui, planté dans le décor (bien réel), met en scène son geste performatif, et d’alors «peindre» avec de la lumière. Magie garantie de la suspension du temps et de l’espace.
Infos: Yann Ney, Dans les lumières suspendues, galerie du Escher Theater, jusqu’au 15 novembre, entrée libre du mardi au samedi de 14.00 à 18.00h – du coup, l’art est en vacance le dimanche!!

On boucle la boucle en revenant sur Arlon, où rencontrer Pierre Emile Moulin, un Tournaisien d’origine qui a étudié le dessin à Saint-Gilles, la batterie jazz à Bruxelles, la peinture et la gravure à Arlon, et qui, depuis 3 ans, a rejoint le collectif de graveurs EMPREINTE basé au Luxembourg.
Pour l’heure, à la Maison de culture d’Arlon – à l’initiative du CACLB (Centre d’art contemporain du Luxembourg belge) – Pierre Emile nous invite à porter interrogations sur 25 ans de sa création – eaux-fortes et aquatintes, huiles sur toile ou sur papier, aquarelles et dessins – dans une vision globale d’images appelées à mettre au monde de nouvelles émotions.
Il y a du Magritte dans la démarche de Moulin, dans la mesure où les objets et les personnages qu’il peint ou dessine sont liés par une juxtaposition particulièrement mystérieuse, laquelle a le talent de remettre en question notre perception de la réalité. Vérification par exemple avec la gravure Villa, qui fait un clin d’œil manifeste à la maison plongée dans l’obscurité, fenêtres éclairées, de L’Empire des lumières magrittien, ou avec l’huile intitulée Le goût du vide (2012), où, paisiblement attablée dans sa cuisine, une jeune femme s’applique à peindre le manche de son couteau (visuel ci-dessus).
Les objets tous flottent, et les personnages regardent, solitaires.
Apparemment, la genèse de l’oeuvre se trouverait dans le feuilletage de vieux magazines illustrés des années 40-50 – si l’en juge par les vêtements, coiffures et énigmatiques objets scientifiques ou futuristes – et le corpus de ces images ferait écho à certains souvenirs de l’artiste, jusqu’à l’enfance. Et lui, d’alors se demander ce qui, dans cette vision précise, l’interroge. En réponse – selon l’hypothèse d’Alain Renoy – naît ainsi une composition dessinée ou peinte à travers laquelle il s’approprie ce qu’il a reçu, et le poétise en le déplaçant du familier vers l’étrange.
Appropriation il y a donc, aussi réinvention, parfois juste suggestion, en tout cas, suinte une invisible vie mâtinée de nostalgie, sinon de langueur, où refoulent désirs et doutes. Tous palpables. Et qui tous sondent nos propres attentes et manques.
Osez le détour, jusqu’au 28 novembre, du lundi au vendredi de 14.00 à 17.30h – et pour le coup, c’est tout le week-end que l’art est en vacance !
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