Lisières
- Marie-Anne Lorgé
- 15 oct.
- 11 min de lecture
La beauté ne disparaît jamais, c’est à nous de l’apercevoir, c’est l’auteur hongrois Laszlo Krasznahorkai qui l’écrit, un Nobel de littérature 2025 déroutant mais fascinant, qui «réaffirme le pouvoir de l’art au milieu de la terreur apocalyptique».
En face, en mode Petit Prince lunaire passeur de rêves, voilà Félix Radu, comédien et musicien-chanteur – cfr son album Infini + 3 –, un fou littéraire qui, biberonné de Hugo à Brel, répète que «la plus grande force sur Terre, c’est de pouvoir assumer ses moments de fragilité».
A la croisée, je tombe Sur les chemins noirs, récit autobiographique de Sylvain Tesson – un livre devenu un film qui sublime les paysages. C’est que Tesson, victime d’une chute de plusieurs mètres, tombé d’un balcon qu’il avait escaladé un soir d’ivresse absolue, a décidé … de marcher, soit: un périple en France dans toute sa diagonale sud-est/nord-ouest en n'empruntant que les petits «chemins noirs», et le livre est donc «le récit de ce voyage de réappropriation du corps», aussi de retrouvailles du sens et des sens.
La santé est végétale, proclame Tesson.
Qui ajoute par ailleurs que l’art est la science du sensible et que la science est l’art de la raison (on en discute?)
En tout cas, c’est tout ça qui mouline dans mon post du jour.

Ce matin, je randonne. Noces du bleu – un ciel pur que l’on n’attendait pas – et du cuivre, cette lumière qui désormais arrose la forêt dans son chant du cygne.
Et donc, c’est elle, la forêt, et, plus largement, la place du vivant dans l’environnement urbain, qui nous interrogent dans deux expos satellites de la LUGA (ce Luxembourg Urban Garden thématisé autour du Rendre visible l’invisible qui expire le 18 août après avoir aspiré cet été un incontestable flux de touristes).
Donc, deux expos: Lisières vivantes au LUCA (j’avais promis d’y rebondir, dont acte) au chevet d’une architecture de la cohabitation, et La forêt. Solitudes et solidarités au Cercle Cité qui invite 12 créateurs et leurs médiums (peintures, dessins, aussi céramique et installation) à questionner notre perception (romantique, utilitaire…) et nos représentations du milieu forestier, impliquant de repenser notre modèle de société – et ça passe notamment par des actions de reverdissement (dixit Bert Theis). Surtout, ça vaut un détour inconditionnel (l’expo est une réussite absolue!). Donc, je m’y colle juste ci-dessous.
En prélude, visuel ci-dessus: détail d’Ënnerwee (2023), œuvre de Letizia Romanini qui, par la risographie, technique d’impression sur papier de soie, raconte son cheminement à travers le paysage, une pérégrination lente qui date de 2023 et qui avait généré l’expo 5 km/h au Centre d’art Nei Liicht à Dudelange.
Et à Dudelange, j’y fais un bref crochet…

Donc, petite parenthèse concernant Destropia, fruit d’une recherche (sculpturale, performative, visuelle…) collective qui a sans doute échappé à la foule se pressant à la Nuit des Musées, d’autant qu’elle a lieu à Dudelange, dans l’espace de création VeWa, à l’initiative de l’association DKollektiv.
En gros, il y est question d’interroger la destruction, l’altération – dont le compostage – des invisibles forces vives de la nature, en même temps que de proposer des processus de création, de reconstruction… de matières et de formes, aussi de systèmes de pensée ou d’organisation sociétale. Vaste programme tendu par 3 questions principales: Quels sont les potentiels de la destruction? Comment la pourriture ou la digestion peuvent-elles devenir des actes de production? Quelles utopies ou dystopies surgissent de l’effondrement?
Réponse par 14 créatifs. Dont Camille Reiter avec sa transposition sculpturale du souterrain travail du mycélium. Dont Rico Vinandy avec sa cocasse façon de décliner des expressions autour du mot «poire», incluant une installation qui met en scène une poire molle susceptible, comme dans un jeu de stand de foire, d’être un outil de démolition d’une ville – figurée en l’occurrence par le dessin d’une vue de Luxembourg de 1835.
Dont aussi Erwin Reiter, épistémologue, qui nous parle du temps avec une projection à image unique, celle d’une gare, qui apparaît furtivement, alors que sur l’écran aveugle circulent des mots, des phrases… qui parlent de fuite, de retour peut-être, d’ailleurs sans aucun doute, un ailleurs aussi physique que mental, où s’écoulent des sons, des flashes, des ressentis personnels…
Dont également Yoann Vlaiconi, qui, partant du château d’eau dudelangeois dévasté par l’imminent cataclysme qui nous guette, entouré d’une eau toxique, verte de manganèse, où croupit une épave de voiture, Yoann, dis-je, échafaude un plan de survie rudimentaire en construisant des petites cabanes de bois, habitées par des plantes, possiblement par des humains, qui s’agrippent de guingois, comme des escargots, le long de la tour. Une babel post-apocalyptique artisanale mais aussi efficace qu’édifiante (visuel ci-dessus).
Dont encore Djiana Engelmann, céramiste, actuellement en résidence au Bridderhaus (Esch), qui fabrique des petites formes en argile… qu’il s’agit d’immerger dans un aquarium. Dans l’eau, la dissolution fait un son … uniquement audible avec un casque, et dans le fond trouble, les dépôts argileux s’amassent en dunes aléatoires, composant du coup un nouveau paysage…
Dont enfin Eric Marx, architecte, qui, en vue d’une seconde vie à donner à l’emblématique Hall Fondouq, imagine une Serre urbaine avec force plans, croquis et maquette, mais… projet (politiquement) avorté… et hall désormais détruit.
Destropia à découvrir au VeWa, place Thierry Van Werveke, Dudelange, encore aujourd’hui, ce 15 octobre, jusqu’à 21.00h (c’est clair, faut se dépêcher!), puis finissage & Total Destruction Jam Session le samedi 18 octobre de 17.00 à 22.00h.

Eric Marx que l’on retrouve au LUCA (Luxembourg Center for Architecture), dans Lisières vivantes, avec une pyramide de Platon, un tétraèdre en terre crue que des escargots (encore eux !) escaladent afin de pouvoir grignoter leur mets favori, une salade… installée au sommet, laissant sur leur passage une bave, au demeurant hydratante, de sorte que si la salade vient à manquer, la terre se dessèche, menaçant l’édifice de s’écrouler.
D’un côté de cette petite pyramide, un joyeux florilège (international) de maquettes d’habitats jardiniers ou aviaires, et de l’autre, une oeuvre spécifiquement artistique, qui étonne et détonne dans cet univers architecte & penseur. Il s’agit d’une vidéo, on y voit des mains qui s’affairent à… agrafer (littéralement) des feuilles aux branches, un simulacre de greffage/bouturage aussi absurde que navrant (visuel ci-dessus).
En tout cas, voilà, nous sommes au cœur des Lisières vivantes, un projet bigrement intéressant, conçu par Natalie Kerschen dans le suivi de sa thèse de doctorat, qui mélange archives, cartographie et solutions pratiques et dont le point de départ puise dans la définition que donne Merleau-Ponty de la nature, qui est non pas un simple objet à exploiter ou contempler, mais notre sol, non pas ce qui est devant mais ce qui nous porte.
Le grand enjeu de cette expo qui postule des lisières – à lire comme des enchevêtrements, non des frontières –, c’est la cohabitation. D’abord l’identifier, puis révéler/ explorer/proposer des lieux de rencontre entre humains et organismes vivants en vue d’une ville plus résiliente.
Alors, concrètement, d’entrée de jeu, l’expo prend appui sur les espaces verts de la LUGA 2025, lesquels coïncident avec la ceinture verte développée dès 1878 par le célèbre paysagiste et botaniste parisien Edouard André sur les vestiges des fortifications démantelées. La chronologie et la spatialité du verdissement s’expliquent historiquement, en photos et textes.
Premier constat? Celui d’une hiérarchie du vivant, l’humain en haut et en bas, le non-humain, la nature – plane, perçue comme «pittoresque» – et les animaux, souvent considérés comme des nuisances, surtout si, en quête de nourriture, ils se rapprochent des zones urbanisées, et d’abord les pigeons qu’à Luxembourg on régule en secouant les œufs et pour lesquels on conçoit des tours-habitats spécifiques. Sachant que les «mauvaises herbes» que l’on arrache frénétiquement, rejoignent le clan des nuisibles.
S’étale alors une minutieuse cartographie des «points d’observation» (relevés par le Naturmusée). Dans quel quartier observe-t-on les corbeaux freux ou les faucons pèlerins plutôt que les renards ou le hibou grand-duc, par exemple, et avec quelle densité de population?
Sont alors exposés des projets liés à de nouvelles formes architecturales et à de nouveaux matériaux, à commencer par le bloc de béton, élément fondamental du mur, donc, de l’architecture, idéalement creux, poreux, histoire d’accueillir plantes et micro organismes (à ceci près, c’est le bémol, qu’il s’agit encore et toujours de béton !).
Au final, ce qui importe, c’est que le visiteur change de braquet, considérant/respectant/encourageant la présence d’autres espèces dans l’espace urbain comme une opportunité … à saisir dans le blanc des yeux.
Living Thresholds, au LUCA, 1 rue de la Tour Jacob, Luxembourg, jusqu’au 31 octobre, entrée libre, du mardi au vendredi de 12.00 à 18.00h, le samedi de 14.00 à 18.00h. Infos: www.luca. lu

Et hop, on file au Cercle Cité. Avec sa sublime expo chorale – brillamment curatée par Clément Minighetti – portée au chevet de la forêt, au carrefour des enjeux écologiques, culturels et sociaux contemporains. Que représente la forêt aujourd’hui? Qu’est ce qu’on y projette? L’idée d’un espace nourricier? La notion d’un Eden? … mais devenu un espace sylvestre quand la civilisation s’est arrogée tous les droits. Un territoire magique hanté par les contes? Sauf que le rationalisme a vidé la forêt de ses elfes, sacrifiant «l’esprit des bois». Toutefois, ça reste un espace de retrait, un contrepoint à l’accélération … qui justifie a minima que, désormais, il faille repenser à reverdir les villes, ce qui induit de repenser la société.
Et pendant ce temps, le vivant se (re)construit… en/par la solidarité. Parce que dans la nature où rien n’existe seul, la vie se tisse à partir de relations mutualistes et à coups d’ajustements.
L’expo, transgénérationnelle, et qui brasse divers médiums, s’inscrit donc dans le rapport au paysage mais aussi au temps retrouvé ou, a contrario, productiviste. Et alors que certains artistes s’attardent «juste» sur l’espace végétal, d’autres se risquent à des «ouvertures» aux allures d’expérience, à l’exemple de Clément Davoud et Léo Fourdrinier qui, en un dispositif sculptural, éprouvent la sensibilité de fougères locales à une stimulation électrique, sonore et lumineuse: comment savent-elles ce qui se passe et comment interagissent-elles entre elles et par rapport à l’environnement? En fait, nous quidams, avons besoin d’un casque pour percevoir à quel point les plantes restent audibles entre elles, sachant aussi que leur résilience passe par l’envoi de gaz de leur sommet aux racines…
Ce dispositif est installé au milieu du petit espace du Ratskeller, que se partagent Letizia Romanini – avec Ënnerwee (cfr visuel plus haut) qui raconte son cheminement à travers le paysage, toujours dans l’optique photographique, aussi sensible qu’esthétique, d’une ligne de fuite – et Keong-A Song qui, avec ses dessins aquarellés, réenchante la forêt à la faveur d’une fiction peuplée de personnages fabuleux.
On descend dans l’espace central. Pour télescoper d’emblée le désormais emblématique duo Martine Feipel & Jean Bechameil avec deux sculptures quasi totémiques, deux formes biomorphiques, en céramique, un art du feu, intitulées Dreamer, comme pour dire – en couleur! – la nostalgie d’une nature sauvage, le spleen de son artificialisation, mais aussi une foi en un génie humain susceptible d’ouvrir des voies inédites en matière de solidarités, sinon d’alliances inattendues entre la nature et la technologie ou le synthétique.
Autour, d’abord, le grand format noir, à l’huile, d’Aline Forçain, pour qui l’espace forestier est à la fois un sanctuaire, où le vivant détient d’originels secrets, et un lieu de ressourcement, de respiration, ce qui n’empêche pas les émotions de se bousculer comme des vents contraires: avoir peur, une crainte fantasmée ou liée à la conscience d’un effondrement, et se sentir bien, pacifiée, reconnectée à son environnement, aux sens. Et ce sont ces couches émotionnelles qu’Aline traduit dans son grand format précisément intitulé Layer, où la forêt, masse informe mais identifiable, serait perçue comme à travers une vitre, déformée par l’huile qui s’égoutte, sensible à la lumière (visuel ci-dessus, photo: © Lola Pertsowsky).
Ecran aussi pour Sandra Lieners, qui, au temps du confinement (en 2020), n’a pu assouvir son vital besoin d’espaces verts que depuis sa fenêtre, une carence et un isolement forcé générant une autre perception du temps. Résultat? Un diptyque en coin, composé, d’une part, d’un paysage réinterprété par la peinture et d’autre part, d’éléments abstraits, en une sorte de flou digital.
Entre Aline et Sandra, un autre diptyque, celui d’Alexandra Uppman, qui, considérant la forêt comme une entité vivante porteuse de mémoire, en rétablit l’aura idéale, sinon magique, et toujours mystérieuse, grâce à une technique prodigieuse, le stippling, un pointillisme parfaitement méditatif, voire carrément hypnotique, d’où naît un épique jeu de contrastes et de transparences.
Tout n’est pas encore dit. Hormis l’installation Parures de Valentin van der Meulen, avec ses encres colorées qui s’égouttent, il y a le vent de l’utopie soufflé par Bert Theis, une incarnation de la résistance citoyenne, qui rêve la ville pour la transformer, déjà en luttant contre le bétonnage, à l’exemple de son projet Isola à Milan. L’oeuvre exposée, une double projection, juxtapose deux genres de «jungle», avec le quartier d’Isola plongé dans une végétation luxuriante et un zoom à ras du sol sur des herbes anarchiques.
Une vision engagée et futuriste de rédemption ou de réparation par le vert qu’emboîte Serge Ecker dans Paradise Lost (2013) – titre inspiré d’un poème de John Miton (1608-1674) plaidant pour le libre arbitre et la désobéissance –, une oeuvre collage qui permet à une végétation tropicale d’habiter le Kirchberg.
Programme cadre
La forêt.Solitudes et solidarités, une expo qui ne se rate sous aucun prétexte, jusqu’au 18 janvier (tous les jours de 1.00 à 19.00h), est assortie d’un touffu programme de conférences – notez la table ronde Repenser notre lien au vivant, en présence d’artistes de l’expo, le 27 novembre – et d’ateliers – déjà, ce 18 octobre, Valentin van der Meulen nous propose de créer un herbier poétique sur papier buvard en partant des feuilles glanées lors de la courte promenade organisée, dès 10.00h, en amont de workshop. Inscription sur cerclecite.lu – , aussi de visites guidées – celle du 18/10, à 15.00h, associera un chef d’orchestre et un maître jardinier – et même d’un concert, aux allures de concerto pour pelle et râteau, ce, le 21 octobre, à 12.30h et à 19.30h, en compagnie de l’Orchestre de Chambre du Luxembourg dialoguant avec Pascal Garbe, jardinier paysagiste.
Infos: cerclecite.lu

Pour terminer, je m’en voudrais de ne pas vous signaler Le Steichen méconnu, première conférence du cycle assuré par Paul Lesch, en collaboration avec le CNA, à l’occasion du 70ᵉ anniversaire de The Family of Man. Et donc, l’enjeu de cette conférence qui a lieu ce 16 octobre, à 18.00h, au Cercle Cité, précisément dans Auditorium Henri Beck (2, rue Genistre), c’est la mise en lumière des facettes moins connues de la vie et de l’œuvre d’Edward Steichen, allant de peintre à galeriste, designer, botaniste, amoureux de la nature, pionnier de la photographie couleur, directeur du MoMA, promoteur d’artistes émergents, jusqu’à sa passion pour le cinéma expérimental et d’avant-garde. Rens.: info@cerclecite.lu
Et der des ders, j’avais précédemment annoncé faire un arrêt à Virton, dans la galerie HA (HugAllan galerie, au 20A Grand-Rue) qui accueille actuellement l’univers tourmenté de l’artiste plasticien français Olivier Cazenove – né en 1951 dans le Loiret –, qui n’a rien à voir avec l’environnement, mais chose promise chose due…
Rien à voir avec l’environnement? Pour autant, référence il y a à l’architecture de ce lieu singulier qu‘est le paysage, mais irréel, souvent troué par une porte (mystique?) et noyé dans des aquarelles ocrées – un goût de la couleur peut-être en écho à l’installation de l’artiste en 2021 en Sardaigne.
Chromatisme mais aussi matière. Avec un travail particulier sur le papier, support privilégié de toute l’œuvre de Cazenove. Un papier trempé puis froissé et qui, une fois séché, accueille le geste pictural. Où tantôt le pinceau, tantôt l’encre, trace des sortes de volutes, toutes striées et répétées à l’envi, soumises à l’aléatoire.
De ces volutes surgissent des visages ou des corps, une faune humaine sortie tout droit… d’un mauvais rêve (visuel ci-dessus, Sans titre, 2017).
Des corps célébrés d’abord nus dans une série de dessins à l’encre de Chine ou de stylo (bille ou roller), parce que, chez Cazenove, le dessin prévaut dans la saisie de scènes aux allures de carnaval à la fois macabre et grotesque, qui ne sont pas sans évoquer Goya, avec ses monstres produits par le sommeil de la raison. Et du reste, dans sa technique, Cazenove se réclame du dessin automatique ou … du dessin sous sommeil.
Résultat? Une confusion de lignes, complice d’un labyrinthe mental. L’artiste s’en explique en citant le symboliste Gustave Moreau: ce «n’est que le souvenir transformé de mes lectures et de mes méditations».
Trouble garanti jusqu’au 2 novembre.
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