Les soleils sont ivres
- Marie-Anne Lorgé
- il y a 6 jours
- 10 min de lecture
Dans un coin perdu de France, dans un hameau de 60 âmes et autant de brebis, une cabine téléphonique, un édicule que nos enfants ne connaîtront pas, un espace vitré en l’occurrence vandalisé, où, sous des centimètres de mouches, un annuaire – une invention de monsieur Bottin, Sébastien de son prénom, né en 1764, ex curé devenu administrateur en Lorraine et en Alsace, décédé endetté en 1853 –, un annuaire, donc, retient encore en silence des milliers d’abonnés qui ont coupé le fil.
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A côté, sur le bord du chemin, deux arbres penchés, l’un vers l’autre, comme des amis endormis. Et c’est là , au milieu de nulle part, qu’une ginguette s’obstine à allumer des lampions et flonflons chaque été.
Arrêt sur image, à la fois nostalgique et surréaliste. A mille lieues de cela qui rend invariablement les  soleils ivres, affolant le thermomètre estival: les festivals.
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En tout cas, pas besoin de partir bien loin pour en trouver un qui sent bon la découverte et la fête, à savoir: les Congés Annulés aux Rotondes (à Bonnevoie). Dès ce 27 juillet, et pour tout un mois – jusqu’au 21 août –, c’est LE rendez-vous à  ne pas manquer de concerts (à toutes les sauces: experimental folk, math-rock & electro rock, psychedelic, garage rock & punk), de DJ sets, d’apéros prolongés et autres petits bonus sympathiques. Le mieux, tant le menu est plantureux, c’est de surfer sur le site www.rotondes.luÂ
Ceci étant, entre deux nuits blanches, voici un plan «regard» en 4 points cardinaux – avec un zoom particulier sur la Konschthal Esch et ses 4 «Project rooms», ces espaces de liberté destinés aux expérimentations artistiques en favorisant des présences inattendues et originales: pour le coup, Julien Hübsch, Jeremy Palluce, Claudia Passeri et Letizia Romanini s’y collent, et cette belle constellation vaut absolument le détour (lire ci-dessous, en bout de post). Â

Alors, à Luxembourg d’abord, au 14 rue Notre-Dame, à la Reuter Bausch Art Gallery, un «Summer Group Show» réunit jusqu’au 14 août 22 artistes représentés par la galerie, dont Clément Davout, Julien Hübsch, Ugo Li, Sandra Lieners, Catherine Lorent, Michel Medinger, Moritz Ney e.a., aussi Chantal Maquet, qui, parallèlement, dans le cloître de neimënster, propose Echos saisonniers, une perception inédite des changements de saison, une combinaison de peintures avec divers médias où les couleurs s’écoutent comme des sons, jusqu’au 30 septembre.
Sinon – et de 2 – au Nationalmusée um Fëschmaart (ou MNAHA pour faire simple, sis Marché-aux-Poissons), j’ai déjà mentionné Land in Motion. Transforming People and Nature, un regard transversal sur l’évolution des paysages et l’empreinte humaine au fil des siècles, une thématique universelle tellement dans l’air du temps servie par une approche transdisciplinaire impliquant des récits archéologiques, des pièces de mobilier, des objet industriels, bien sûr des œuvres de la collection (d’hier et d’aujourd’hui), des peintures, des photos et des installations, dont de Justine Blau, Serge Ecker, Su-Mei Tse, hormis des Echappées belles, une façon de faire entendre la voix de la nature en une série d’entretiens menés avec 4 artistes du Luxembourg, Marco Godinho, Anna Recker, Serge Ecker et Katarzyna Kot, assis sur un tabouret planté entre champ et forêt.
Cette dynamique et complexe relation entre les êtres et les éléments, éclairée à partir du motif paysager, est explorée de sorte à faire appel aux sens des visiteurs.euses, et la scénographie – qui épouse par les couleurs et les textures un milieu à chaque fois spécifique, les paysages tour à tour forestiers, agricoles, fluviaux et industriels – est le catalyseur, parfois encombré, de l’immersion (visuel ci-dessus: photo ©Tom Lucas).
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Ce sur quoi il me faut insister, c’est qu’il s’agit d’un rendez-vous familial, avec un accent porté sur les enfants, à la faveur d’un parcours qui leur est spécialement dédié/adapté, grâce à des stations audio interactives et autres activités stimulées par des dessins originaux de Lynn Cosyn, qui, du reste, illustre un carnet conçu pour guider le jeune public à travers des lieux peuplés de créatures mystérieuses et de légendes – carnet gratuit disponible en trois langues.Â
Notez enfin le programme touffu, à grand renfort de conférences, tables rondes, visites guidées contées et workshops, dont de dessins avec Anna Recker le 16/08, de marqueterie de paille avec Letizia Romanini (le 24/08), de collages avec Katarzyna Kot le 09/09, ajoutez-y des lectures, en compagnie notamment de Marco Godinho qui nous invite à une soirée poétique en français le 11/09, dès 18.00h, nous suggérant d’habiter le monde autrement, dans une ode où les éléments deviennent rivières…
Land in Motion traverse les saisons jusqu’au 11 janvier – infos: www.nationalmusee.lu & www.mnaha.luÂ

Tout à côté, rue Wiltheim – et de 3 – arrêt dans la galerie Nosbaum Reding, qui accueille une sélection représentative des Å“uvres de l’hallucinée artiste néerlandaise Elly Strik, née en 1961 à La Haye, mais vivant et travaillant à Bruxelles. Dont c’est la première expo au Luxembourg. Pour les amateurs de symbolisme, de freudisme, voire de chamanisme, en tout cas d’un acte créateur inféodé aux profondeurs de l’âme, le rendez-vous est incontournable.Â
Les chaussures que ma mère m'a données, c’est le titre d’une installation  – un clin d’œil peut-être à Louise Bourgeois? –, auquel emprunte toute l’expo, habitée par des sculptures – à l'apoxie-sculpt (argile à sculpter avec le pouvoir adhésif de l’époxy), en bois –, des dessins – au graphite, aux crayons de couleur – et des peintures – à l'huile & pigments – irradiant d’une énergie énigmatique (visuel ci-dessus). Â
La forme ovale prévaut, qui fait écho à la forme du visage, et surtout à l’œil, un organe insolite, selon l’artiste, lieu… d’un voyage intérieur. D’un au-delà du miroir.
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Ah, le miroir, décliné parfois hirsute – en correspondance avec le «miroir de sorcière» requis pour les pratiques magiques ou pour parler avec des entités surnaturelles – et, pour le moins, objet commun, utilisé au quotidien pour refléter son image ou une réalité, mais qu’Elly Strik opacifie totalement ou partiellement d’une feuille d’argent, tant lui importe de rendre tangible l’intériorité, de dévoiler des dynamiques de connexion souvent invisibles à l’œil nu. Â
Et justement, l’oeil hante les peintures, travaillées comme s’il s’agissait de planètes gazeuses, d’où rayonnent des sortes de cheveux ou de poils. Dans ces peintures, l’œil serait une apparition, ou une lecture du regard de… Marcel Duchamp (1887- 1968), initiateur de l’expérience du readymade, qui plaidait pour une Å“uvre «au service de l'esprit», par opposition à un art purement «rétinien» et qui, d’abord, a été peintre, explorant différents styles, de l’impressionnisme au cubisme, pour finalement les dénier, cultivant tout au long l’art du nihilisme. Â
Toujours est-il que, fondue de psyché humaine, Elly Strik développe une oeuvre qui interroge les mécanismes du subconscient dans la créativité, ou, en gros, fait appel à la perception, à la sensorialité, aussi aux symboles – et ça tranche dans le monde comme il consomme. Â
On s’y frotte jusqu’au 13 septembre, infos: www.nosbaumreding.comÂ

Au sud de la boussole, terminus à Esch-sur Alzette.
On y est – et de 4 – , à la Konschthal, espace d’art contemporain du 29 bvd Prince Henri. S’y tricotent des liens entre urbanité et nature, entre appropriation, détournement, transposition, substitution, objets, rituels, effacement et résilience. On circule de haut en bas du bâtiment.
Et donc, tout en haut, une vaste installation, un ensemble composé de structures agencées dans l’espace de façon à favoriser la déambulation. Des structures proches du portique, en acier, histoire de faire écho au passé industriel de la région, plus spécifiquement au territoire du Minett, le pays des Terres Rouges… que Letizia Romanini n’en finit pas d’arpenter – on se souvient notamment de son expo solo 5km/h à Dudelange en 2023, un enregistrement de ses traces, une expérience du temps (une décélération, un retrait fécond), un glanage sensible à la fragilité du vivant –, s’immergeant désormais dans l’écosystème comme un membre à part entière, éprouvant la solastalgie.
C’est un nouvel état des lieux de son «mal du pays sans exil», de son intime prise de conscience de la vulnérabilité de l’environnement, de sa détermination à nous engager dans une cohabitation inter-espèce, qu’elle met ainsi en lumière dans son installation intitulée Regno Amicale. Un herbier d’un genre nouveau, justement perfusé par la lumière, un pur manifeste poétique qui combine matériaux et photographie, une pratique aujourd’hui ancrée dans sa démarche.
Concrètement, constituant chaque portique – à franchir comme un seuil, ou pas, comme une limite à outrepasser, ou non –, des pans tantôt de plexi, tantôt de cuivre, avec, sur chaque pan, une impression d’image – à l’encre miroir pour ce qui est du plexi; des images d’espèces endémiques, des silhouettes de feuillus menacés et de portraits de pissenlits, une plante indésirable mais symbole de résistance. Et le tout tient du jeu graphique, du rapport de formes et d’échelles, de l’alliance du micro et du macrocosme, de l’alternance – à la fois visuelle et sémantique – de la translucidité et de l’oxydé (visuel ci-dessus). Du reste, sur le plexi, l’encre miroir génère un effet optique voisin du papier de soie, par analogie… au chemin de soi.
Même étage. Rencontre avec Jeremy Palluce. Qui n’est plus sur le banc. Une allusion au club de foot de son enfance, au banc de touche où se tenaient alignés les joueurs dont il se sentait exclu, et qu’il rêvait un jour de rejoindre. Et de reconstituer aujourd’hui ce banc, rapatrié en l’état de son village, déposé sur une pelouse artificielle, une façon d’essuyer sa frustration voire sa colère ou, à défaut, de combler son désir, sinon son rêve, et d’ainsi affirmer que désormais, il fait partie du banc, autrement dit, de la communauté qui pilote les règles du jeu.
En fait, dans sa proposition _Final Final, en mettant en espace des objets apparemment anodins, comme des sèche-cheveux de piscine ou des chaises d’école, Jeremy prend appui sur le capital sympathie ou familier de ces objets pour véritablement questionner leur pouvoir caché, plus retors, en ce que, mine de rien, ils conditionnent, véhiculent et consolident subtilement les protocoles, les normes et les attentes sociales.
Interroger les comportements sociaux, leurs hiérarchies, à travers l’objet plutôt invisibilisé et reliant le passé et le présent, voilà une atypique démarche de relecture de la subversion, qui recourt de surcroît à l’humour, ce qui la singularise derechef.
Mon coup de coeur, ce sont les chaises d’école, rassemblées comme un groupe d’élèves réfractaires, trompant leur ennui en se basculant sur leur siège, dans l’attente interminable de la fin d’un cours. Si ces chaises qui se dandinent en une chorégraphie métronomique, pas toutes en même temps, ravivent nos inquiétudes d’écolier, elles sont aussi un clin d’oeil aux machines sculpturales d’art cinétique de Jean Tinguely (1925 – 1991), qui, dans le sillage des dadaïstes, rejetait l’ordre établi et préférait l’absurde, la provocation.
Et c’est là aussi que Jeremy fait intervenir le son et la vidéo, en collusion avec une subculture urbaine qui n’a plus rien de souterraine, absorbée par les adeptes du hip-hop et du samplage… qui luttent  pour se faire un nom.

On descend… jusqu’au champ des possibles de Julien Hübsch. Une investigation initiée lors de sa résidence de recherche en 2024 à Montréal, qui pose la question de savoir à qui appartient l’espace public? Tout part d’un périmètre urbain divisé en deux quartiers, une division imputable à l’urbanisme et que matérialise une clôture à mailles losangées, régulièrement sectionnée par les habitants, qui se fraient ainsi des passages, comme autant de lignes de désir (les Desirelines du titre de l’installation). Un acte qui relève davantage de la résistance que du vandalisme, selon Julien – et on y souscrit –, dont l’oeuvre, éminemment politique et subversive, vaut dès lors pour son potentiel poétique.
Du reste, le vandalisme ou, plutôt, la clandestinité qu’il suppose/implique, est une dynamique qui engage depuis toujours la pratique de Julien, à l’affût des graffitis, de toutes les traces de l’intervention humaine, leur permanence ou leur effacement. Des traces archivées par la photographie (d’où le Archive qui complète le titre de l’expo), transposée en scan, avant impression sur ce fameux papier jaune devenu une marque de fabrique. Et qui tapisse les murs, avec des détails qui se chevauchent ou se confondent comme une abstraction. Une sorte de lecture pariétale.
De long en large, il y a une esthétique, autre marque de fabrique de l’artiste Hübsch. La preuve – s’il en fallait – avec la transposition installatoire de cet affrontement entre le pouvoir et les individus en une sorte d’aire de jeu (visuel ci-dessus), un dispositif léger et modulaire/modulable, une façon de mettre du sens dans le chaos, avec, au sol, des débris de clôture, des scans de fragments de mailles losangées aux allures de lettres, un éparpillement graphique et sculptural.

Partant du rez-de-chaussée se dresse un arbre de vie, appelé aussi «arbre à vœux où, à l’occasion d’une naissance, sont suspendus des nœuds, roses pour les filles, multicolores dans le cas de figure, histoire de signifier que la coutume peut évoluer. Il s’agit d’un saule mort, coupé et pelé selon la tradition, venu en droite ligne d’Ombrie: c’est ainsi que Claudia Passeri perpétue le lien avec ses origines italiennes. Aussi, adopté par Luxembourg, ce lien par l’arbre nourrit la pratique artistique de Claudia, perfusée par la porosité des géographies et par l’accueil.
Notez que lors d’une performance, le 18 septembre, l’arbre sera débité, offert en bois à brûler aux participants: un acte collectif traditionnel, fédérateur, surtout bienveillant, raccord avec l’intime Passeri qui est de porter attention aux choses.
Au premier étage, la Porte de Vitruve, une allusion à L’Homme de Vitruve de Da Vinci, ce dessin qui représente un corps humain dans un cercle, symbole allégorique emblématique de l’Humanisme, sauf à savoir que dans «l’objet» de Claudia, s’il y a bien un cercle, il n’y a aucun motif, si ce n’est la trace circulaire d’un tissu qui a déteint à l’endroit pile du passage… des clients. Et pour cause, la porte en question est une devanture, celle d’une… boucherie de Gubbio!, dès lors, rapatriée, recontextualisée sous l’angle de l’effacement, dans l’idée du passage qui efface les traits sans gommer l’histoire qui construit celui/celle qui migre. Toujours est-il aussi qu’au final, le temps incubant sur le tissu, la Porte de Vitruve vire à l’abstraction picturale, comme … un Rothko! (visuel ci-dessus).
Autour, un triangle en tôle blanc, bordé de rouge, un panneau de signalisation avertissant du probable passage de cervidés. Une prévenance – salutaire pour l’animal comme pour l’automobiliste - néanmoins contrariée par… deux impacts de balle (même visuel). Pas loin, une autre plaque émaillée, une énième sollicitude ou recommandation, une invitation à aller… à pas d’âne. A pas d’homme (A passo D’Uomo).
Et donc, c’est à pas lent que Claudia collecte les récits pluriels du déplacement physique et figuré, à partir de sa ruralité originelle. C’est à pas lent qu’elle débusque l’ambiguïté des mots, leur glissement sémantique, jusque dans le marché local, lieu de culture populaire, image légendaire d’authenticité vivante, surtout de convivialité, où, pourtant, peut couver… un instinct animal, tout sauf idyllique. Et c’est ainsi que sur des t-shirts – en vente entre les produits du terroir –, séparés en deux tas, face-à -face comme des chiens de faïence, Claudia imprime deux mots discordants, brutale et rurale, l’un en police classique, l’autre en typo gothique, mots auxquels emprunte le titre de son expo.
Chemin faisant, Claudia fait entrer l’extérieur à l’intérieur. A l’exemple d’une inscription dénichée sur un parking, Bentornata mi sei mancata (Bon retour tu m’as manqué) qu’elle transpose en une installation murale lumineuse, où se révèlent des manques, des lettres effacées, lesquelles suggèrent un écoulement du temps, une émotion tendue entre apparition et disparition, une mémoire qui gondole entre migration et accueil.
En clair, à la Konschthal Esch, c’est le plein des sens garanti, circulez sans modération jusqu’au 21 septembre (du mercredi au dimanche, de 11.00 à 18.00h). Infos: konschthal.lu