Attention, expos… désirables. De celles qui vous «mettent les poils», comme on le dit dans une langue de plus en plus ébouriffée qui, autrement, désigne la «chair de poule», cette réaction soluble dans une forte émotion.
Les expos en question sont celles de la plasticienne Trixi Weis et de la photographe Cristina Dias de Magalhães, qui se partagent les deux Centres d’art de Dudelange. Deux regards qui transfigurent le quotidien, deux artistes à fleur de peau – deux femmes –, habitées par le souvenir et le silence.
C’est dans l’installation que Trixi tire sa corde sensible; c’est par la photo que Cristina réinvente son album de famille.
Le travail photographique de Cristina «se lit comme un jeu entre l’ombre et la lumière, l’intime et le dévoilé, le présent et l’absent», et, à sa façon, l’univers de Trixi, chavirée par l’absence, emboîte les mêmes zones grises.
L’absence, c’est le deuil, c’est la disparition. Qui renvoie à celle de Georges Perec, gommant la lettre «e» de son roman pour rendre hommage à ses parents défunts, sauf que Trixi, elle, ajoute… des objets pour compenser les mots. En même temps, l’absence est aussi à lire comme un vide salutaire. Un anti-encombrement. Une dépossession du futile, cela qui pollue et empêche l’humanité de tourner rond ou, déjà, de se nommer.
Et donc, l’objet caracole dans toutes les installations de Trixi, comme un outil de transferts (émotionnels) et comme un élément concret, familier, où ancrer, de manière directe ou détournée, une urgence à vivre autrement.
Pertinemment, l’expo s’intitule empty emptiness. Le vide (empty) occupe le rez-de-chaussée (du Centre d‘art Dominique Lang), et la vanité ou la vacuité (emptiness) se déploie au premier étage, avec, en correspondance, chaque fois deux œuvres, minimales mais vibratoires. Partant de là, tout est blanc. Monté en neige par la poésie. Et tout est épuré, dépouillé.
Dès l’entrée, le lieu a été métamorphosé, ré-architecturé. A coups de cloisons blanches supplémentaires. Donc, de l’ajout … pour faire le vide. Le résultat est fantomatique. Et des fantômes, il en pleure.
Tout commence dans l’obscurité. Trouée par une inscription, Who have you become? (Qui êtes-vous devenu?), suspendue en lettres miroirs. En face, une vieille armoire, où, sur une tringle, s’alignent des costumes d’enfance. Des déguisements, de sorcière, de Pierrot lunaire, de princesse ou de corsaire, autant de rêves enfantins, de constructions fantasmées qui charrient nos aspirations adultes. Trixi dit que ce sont les Trente Glorieuses (période de forte croissance économique entre 1946 et 1975) qui sont aussi/ ainsi rangées dans l’armoire. Dont la porte reste ouverte: c’est une porte miroir, qui renvoie l’image… d’un résident (chacun de nous?) devenu invisible ou dont l’habit serait désormais trop grand ou trop petit.
Sur le tout, en toile de fond sonore, une musique juste susurrée, celle de Winnetou, le film que Trixi a vu la première fois que son père l’a emmenée au cinéma. Pour la cause, dans la même armoire aux reliques ou traces de conte de fée, il y a… une coiffe en plumes amérindienne. Et en écho, «les grandes étendues vides des westerns»…
Ce n’est pas le silence qui pèse, mais le recueillement... Le temps s’évanouit.
Et dans la pénombre du vaste espace du rez-de-chaussée, un couloir est aménagé, «qui se resserre de plus en plus», éclaboussé de lumière avec, courant au plafond, une ligne d’ampoules («mon père aimait les ampoules») et, au bout, un vieux fauteuil désossé, seul face au mur, qui «tourne le dos à ce qui a été parcouru et regarde ce qui reste encore à traverser» (photo: Mike Zenari).
Le fauteuil, ou la chaise, élément récurent dans le travail de la scénographe Weis, est la métaphore imparable de la solitude, de l’attente, de l’inéluctable, mais, paradoxalement aussi, du recommencement et du désir. Ce que Trixi projette un premier étage. En trois vidéos.
La blancheur y est aveuglante. Comme on le dit de l’oubli, du moment limite ou, banalement, de la neige? Trixi accroche un indice au-dessus de l’escalier, en cinq lettres: Sugar, le sucre, une matière qui, selon elle, cristallise toutes nos addictions. «Plus on en mange, plus on en veut». Et il en va de même avec tous les (triviaux) besoins que l’on se crée, faussement/temporairement assouvis à coups de bagnole, de maison cossue et d’ordinateur ou de télévision, ces vecteurs de flux d’infos qui nous leurrent.
Et donc, tous ces objets qui attestent d’un vide existentiel comblé par le matérialisme, Trixi les détruit, elle les fait littéralement exploser... Le mécanisme est invisible, qui, dans une sorte de paysage monochrome, d’un blanc surréel, dynamitent en un souffle lesdits objets fabriqués miniatures en pâte à sucre.
Dans ce décor cotonneux, aussi fragile que gustatif, installé sur une petite estrade faisant office de table de cuisine – il n’est pas impossible d’y lire également un mini catafalque –, un immaculé rouleau à tarte fait ce qu’il fait le mieux, à savoir: aplatir avant… de recréer.
Dans empty emptiness, tout y passe de ce qui singularise l’univers de Trixi Weis, infusé par l’enfance, le travestissement, la mise en scène, par la vulnérabilité surtout, et par la gourmandise (avec son légendaire goût des fleurs et autres créations comestibles), où se greffe l’obsessionnelle critique d’une société qui appauvrit et isole à force de gaver.
Parler de Cristina Dias de Magalhães, c’est parler de ses filles, des jumelles, Victoria et Helena, 4 ans. Un trio fusionnel, au point de faire mentir les mathématiques: 1 + 1 + 1, ça fait résolument… 1 !
Sans compter qu’avec Noémie, la petite dernière de quelques mois, on peut désormais parler non de quatuor mais de tribu. Un clan au féminin, vivant d’après instinct… sur le même territoire. L’analogie avec le monde animal est manifeste, elle perfuse toute la démarche photographique de Cristina.
La maternité a-t-elle modifié le regard de Cristina – elle qui, jusqu’à présent, se portraiturait de dos, elle qui, sur ce dos perçu comme un paysage habité d’ombre et de lumière, n’en finissait pas de faire corps avec la nature, les arbres, et ces lieux, chambres et rideaux, qui ont compté dans son devenir de femme et s’inscrivaient sur sa peau comme un souvenir (voir le portrait de Cristina dans le post intitulé Le corps et l’instinct)?
Alors, oui, l’incidence de la maternité est indubitable. Mais quand Cristina couve ses filles des yeux, c’est d’elle-même dont elle parle et, en même temps, de la mère qu’elle est devenue (une véritable louve) et de cette cellule singulière qu’est la famille, pilier de société, pilier de vie, transposable des Hommes à la nature, et vice versa.
Et d’ailleurs, dans sa nouvelle série photographique exposée au Centre d’art Nei Liicht – une installation de diptyques, un assemblage émaillé de dessins d’enfants –, tout s’articule autour d’animaux, ceux-là, découverts au musée d’Histoire naturelle de Genève, empaillés mais néanmoins aussi «vrais que nature», surpris dans leur milieu, leurs affûts, leurs postures, leurs caractères et leurs jeux. Et Cristina d’interpréter le regard de ses filles regardant les animaux et de lire, dans ce dialogue aussi réel qu’imaginaire, des correspondances… d’instinct.
L’instinct, c’est celui de ses deux filles qui s’expriment en dessinant. L’instinct, c’est le comportement inné du lièvre, de l’écureuil, du volatile, du loup ou du félin, seul ou en groupe. Et tout l’art de Cristina, c’est d’instinctivement tricoter des associations formelles et chromatiques entre les deux «mondes», humain et animal (cfr photo Twins). Et donc, Instincts. Same but différent, l’expo, c’est ça, c’est un récit nourri par l’émotion primitive… qui relie tous les êtres vivants.
L’expo commence par le diptyque Home, avec une silhouette zébrée d’ombres d’un côté et de l’autre, un profil d’enfant qui marche, comme une façon de juxtaposer l’hier et l’aujourd’hui, de jumeler deux projections d’un même personnage: Cristina, l’artiste et la mère. Une façon aussi de faire cohabiter une intériorité et une atmosphère.
Et puis, viennent les dessins, ceux-là que Victoria et Helena barbouillent spontanément, en permanence. Et qui fascinent Cristina, au point de les assembler en une mosaïque qui a l’allure d’une fresque du vécu quotidien.
D’autres dessins escortent alors les diptyques – de qualité picturale – qui parachèvent le journal de bord familial. Où, toujours, l’intime et le monde environnant partagent des conversations secrètes. Le ton est gracieux et le plaisir évident, comme l’est aussi le lien spirituel, cette filiation nouée autour de l’appareil photographique qui tiendrait lieu de cordon ombilical. La preuve avec les «photos volées», ces instantanés de pieds, de pantoufles, de jambes et d’orteils saisis dans l’innocence la plus désarmante par Victoria et Helena et que maman Cristina insère au milieu de ses compositions.
Du reste, les deux petites filles sont toujours vues de dos, en conformité avec la façon qu’a l’artiste de se tirer le portrait par une variable sensuelle, en l’occurrence, les cheveux.
La photographie selon Cristina Dias de Magalhães, c’est une célébration de la vie, ce qui explique son viscéral ancrage dans la tendresse. Dans le sourire aussi – la poésie fait le reste.
Infos:
A Dudelange
Centres d’art Dominique Lang: Trixi Weis, empty emptiness, installations. Et Centre d’art Nei Liicht: Cristina Dias de Magalhães, Instincts. Same but different, photographies et dessins.
Les deux expos sont accessibles jusqu’au 21 février, du mercredi au dimanche de 15.00 à 19.00h, www.centredart-dudelange.lu (Trixi Weis, tél.: 621.254.466; Cristina Dias de Magalhães, www.cristina-dias.com).
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