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Marie-Anne Lorgé

Le temps, un chien gourmand

A 90 ans, Germaine Hoffmann la collagiste est d’une stupéfiante fraîcheur. La petite expo que le Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain lui consacre actuellement, met en légitime lumière la belle créativité de l’artiste née en1930. Aussi mutine que poreuse à la vie comme elle va. Surprise inconditionnelle.



Elle avance à petits pas, Germaine Hoffmann, sans plus trop bien entendre, sans plus trop bien voir non plus, toute étonnée d’être là, d’exposer au «Casino», en même temps que Sophie Jung, sa… petite-fille. «Ça ne se fait pas», susurre-t-elle d’une voix douce, sauf que ce qui saute aux yeux, c’est un confondant héritage, une alliance de générations où percolent des affinités: la théâtralité, la textualité, la poésie ou l’écriture automatique, l’accumulation, le recours à des matériaux ordinaires, un goût du décalage, du secret aussi, sans compter la butée de l’intime.


C’est clair, bon sang ne peut sentir. Et c’est Sophie qui a orchestré la cohabitation – comme un cadeau anniversaire –, fouillé dans le grenier de sa grand-mère et soigné l’accrochage – 23 œuvres de 1980 à 2020 – comme s’il s’agissait d’une seule vaste installation habitée par le papier, la toile cirée et le spray: une entrée sensible dans l’univers de Germaine, femme aimée, artiste inspirée et inspirante, attestant de la perpétuelle contemporanéité de son oeuvre.


Sophie Jung déploie ses délires freudiens au premier étage du «Casino», dans They might stay the night, jusqu’au 25 octobre, et Germaine Hoffmann nous explique que Le temps est un chien gourmand (Die Zeit ist ein gierger Hund) au rez-de-chaussée du même lieu, ce «Casino» qui a réalisé quelques aménagements cosmétiques.


Sous cet angle, j’en profite pour vous donner des nouvelles du Konschthaus Beim Engel, cet ancien bâtiment d’angle de la rue de la Loge à Luxembourg rebaptisé «Casino Display» puisque sa programmation artistique est désormais entre les mains du Casino-Forum d’art contemporain, lancé dans de gros travaux de transformation, lesquels vont certes bon train mais contraignent toutefois à postposer l’ouverture officielle du lieu relifté, initialement prévue pour 2020, au premier trimestre 2021.


En attendant, ça cogite. Accent sera mis sur la documentation et sur les expérimentations de jeunes artistes. La preuve, lors des récentes Journées européennes du patrimoine, où invitation a été faite à Mahé Cabel, Anna Coulet, Manon Nicolay et Marceau Pensato, quatre jeunes artistes issus de différentes écoles d’art de la Grande Région – de Strasbourg (Arts Déco), Nancy (ENSAD) et Metz (ESAL) en l’occurrence, histoire de taper sur le clou du manque de formation équivalente au Luxembourg – de concevoir des projets adaptés à ce lieu encore en transition, à savoir: uniquement visibles de l’extérieur. C’est donc au travers des fenêtres que le quidam de passage a pu apprécier Andrà tutto bene (Tout ira bien!), qui plus est, juste pendant quatre jours (pluvieux), du 24 au 27 septembre.


Mais le résultat valait le détour, prompt à faire pâlir moult plasticiens confirmés. A titre d’exemple, j’épingle Mahé Cabel, qui fabrique de la vaisselle à la cire d’abeille et qui met en scène cette fragile vaisselle (service complet de verres, assiettes et couverts) sur… une table chauffante. Intitulée A nos mères, cette installation-performance nous parle d’un monde qui s’effondre, celui, privé, de la mère de l’artiste qui a perdu son restaurant, et celui de notre humanité. Partant de son vécu et de la sphère domestique, Mahé Cabel dégoupille l’universelle notion de vanité ou d’éphémère, grâce à cette tragique beauté qu’est la poésie.


Quant à Marceau Pensato, il propose une autre façon de faire du dessin, qui se transforme en une installation grâce au support, un rideau blanc comme un linceul, qui, une fois tiré/déployé, donne à voir les conflits du monde, du Brésil au Portugal en passant par Prague, en un raccourci graphique, noir fusain. Le rideau de l’Histoire est donc à l’œuvre, que par son jeu de plis Marceau tente de sauver de l’effacement, de l’oubli ou de l’amnésie. En même temps, Tirer le rideau, c’est aussi une façon de dire, de concert avec Mahé, que la fête est finie. Pour Anna Coulet, au contraire, elle commence, à coups de stroboscopes, coupables de bien des illusions. A suivre de près.



Retour à Germaine Hoffmann (photo: Mike Zenari), qui ne se place sous l’égide d’aucun courant: elle a «sa langue», ce qui n’empêche pas les fantômes dadaïstes et surréalistes de cogner à sa porte imaginaire – à commencer par le chapeau melon, celui de l’installation intitulée Le franc-bourgeois (1987), qui est à lire comme un hommage décalé à son père, non pas comme une référence à Magritte (quoique!).


En fait, le vocabulaire de Germaine, son esthétique aussi, c’est le collage. Ce parent toujours pauvre du marché de l’art que l’artiste trempe comme une madeleine dans un matériau tout aussi pauvre, l’imprimé. Des cours qu’elle a suivi à la Summerakademie, a germé le goût du papier journal, de sa découpe et de son assemblage d’abord en petits formats. Ensuite, il y a eu les Arts et Métiers, mais c’est aux conseils et encouragements de Raymond Weiland que Germaine doit d’avoir persévéré en grand format.


En tout cas, ce n’est pas par le papier que Germaine nous cueille d’entrée de jeu au «Casino». Mais par le tissu – un chemin de table par exemple – ou la toile cirée, support banal, intégré au quotidien domestique, toujours imprimé, toujours de ton acidulé, où l’artiste, observant son petit-fils jouer au Lego, reproduit les contours des petites briques de construction comme une empreinte, avant de les noyer dans des giclures – ce qu’elle appelle «sa palette».


Vient le papier. Et les subtils arrachements et chevauchements. D’où Germaine fait naître une image, un paysage – un espace idéal ou un idéal d’espace –, sinon, le plus souvent, une silhouette humaine, aveugle par définition et anonyme: c’est sa façon de réécrire ou, plutôt, d’inventer un récit imagé, tout inspiré par le texte sous-jacent, désormais occulté.

Parfois, Germaine écrit en toutes lettres, elle retranscrit un poème entendu, et toutes ces «inscriptions», autant de mots exilés que de jeux de mots visuels, caracolent au milieu des rectangles de toile cirée, là où arabesques et autres motifs pré-imprimés charrient leurs propres histoires.


Des histoires, Germaine aime en raconter et surtout, que d’autres en (dé)livrent et les partagent. La preuve avec deux bâches, l’une blanche, l’autre noire, exposées au Tutesall en 1998, offertes à la participation, à l’expression du public, qui, à l’évidence, n’a pas boudé l’occasion, en témoignent les nombreux graffitis au feutre qui maculent à la fois les surfaces murales et le banc de bois blanc d’où l’on peut, aujourd’hui, voyager assis.


Et le bois, qui accouche du papier, Germaine le travaille aussi. En ce cas, et dans le cas précis de L'homme qui pleure, de vifs ajouts de peinture – surtout du vert –, se superposent aux fragments de papier collés, rongés par des griffures, une métaphore des accidents de la vie que l’artiste polit sous une couche de laque transparente.


L’absence hante le théâtre existentiel de Germaine. Avec, dans le décor, deux vieux fauteuils – «je ne jette jamais rien», dit-elle –, accessoires d’une salutaire distanciation. Ainsi est née Die Zeit ist ein gieriger Hund, l’installation qui a donné son nom à l’expo et qui se compose de deux fauteuils en tissu gris, vétustes, bons pour la décharge, où, en un trait de couleur banche, l’artiste a retracé l’ombre par défaut de deux corps assis côté à côte.


Germaine Hoffman construit, accumule, gomme, réduit et reconstruit. En lien avec notre humaine condition, mais sans leçon, sans souliers de plomb, avec juste ce qu’il faut d’absurde et d’indéterminé.


Infos:

Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain (Rue Notre-Dame, Luxembourg): Germaine Hoffmann, «Die Zeit ist ein gieriger Hund», collages et installations, jusqu’au 29 novembre, www.casino-luxembourg.lu


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