C’est un temps de noisettes. De champignons aussi. Idéal pour faire le plein des sens. L’excursion du jour relie deux particuliers espaces d’expo juste distants de 10 kms. De chaque côté de la frontière: Arlon et Beckerich (là où la Millegalerie convie 21 plasticiens à célébrer son 10e anniversaire). Donc, circulation fluide. Et je commence par Arlon.
Cette phrase, «le secret des tiroirs n’a pas de fond», né du sensible terreau d’une artiste textile, c’est Dani Tambour qui la brode au fil rouge sur un napperon de coton blanc, mais de surcroît repeint en blanc histoire de lui donner une texture amidonnée – et parfois le support est autre, une petit soulier ou une brassière tout aussi bien.
Il est écrit que Dani accomplit le même voyage que Proust, à la recherche du temps perdu, elle, qui, par ses broderies, «ramène à la surface, à la vie, une réalité disparue, parfois même inexistante…»
Alors, dans l’expo de l’Espace Beau Site, qui ne convoque par explicitement Proust mais Patrick Modiano, lui empruntant le titre d’un de ses romans, à savoir: Vestiaire de l’enfance, il est question du fil d’un temps qui parfois confine au cordon ombilical.
Et c’est souvent par l’aiguille (toutefois pas exclusivement) que les 13 artistes réunies – toutes des femmes! – évoquent leurs rapports à la famille, en particulier à la mère (qu’elles ont eu, qu’elles sont/furent) ou racontent l’enfant qu’elles ont été. Parfois il s’agit d’un vécu inventé, de souvenirs fabriqués pour mieux emboîter l’enfance comme un thème.
Et emboîter, c’est bien le cas. Puisque le postulat de départ, inspirant/infusant toutes les installations, c’est la boîte à biscuits du même Modiano, rameutée dans son roman La Petite bijou: «Depuis quelque temps déjà, j’ouvrais la boîte à biscuits… Depuis mon enfance, je m’étais habituée à cette boîte…, elle avait toujours fait partie du décor.»
Ah, la boîte à biscuits (photo ci-dessus)!, objet de convoitise toujours juché en haut d’une escabelle, métaphore gourmande d’un inaccessible ou d’un révolu et prétexte à déambuler dans une intemporelle rêverie, voilà le propos que Pierre François, fondateur de ce lieu singulier qu’est la galerie mezzanine Espace Beau Site, chérissait depuis longtemps. Et nous y voilà. Accueillis d’emblée par des bébés-baigneurs en celluloïd. Pour autant, le kitsch n’est pas de mise, et la rêverie parfois trompeuse.
Avec Marie-Françoise Poncelet, l’enjeu, c’est moins l’enfance que le passé. Ou la fugacité de la vie, fragile comme un fil. Que l’artiste brode sur des pages vierges ou sur le fond tout aussi vierge de cadres ovales, retraçant juste le concours des profils d’ancêtres devenus fantômes. Un processus d’effacement que l’artiste faufile aussi en version littéraire, recousant des phrases, des passages de textes (non identifiables, photo juste ci-dessus), au point d’inventer une délicate écriture dentelle, sans ponctuation, laissant pendre les fils, comme une présence, une façon de combler le manque de mots de l’absence.
Quant à la collagiste Nancy Dominique, elle a jeté les biscuits d’une vieille boîte récupérée, pour y ranger des boîtes d’allumettes, celles de Camille, personnage inventé, où collecter mouches, libellules, hannetons, plume de geai. L’artiste, une Modiano au féminin version visuelle, étoffe parallèlement son récit en assemblant des photos trouvées aux Puces et des objets, les faisant cohabiter selon des conversations secrètes, brèches ouvertes à notre imaginaire.
Même brèche avec Myriam Hornard, qui, en marge d’une paire de chaussons façonnés en cheveux, tente une distanciation en peignant sur bois, en petits formats, des fragments de cols ou de robes tous empruntés au répertoire vestimentaire infantile de maîtres anciens.
Sinon, j’appelle la famille. A coups de citations très personnelles.
Avec Annie Gaukema. Animatrice à la Maison de la poésie d’Amay, fondue de livres d’artistes et de dessin, qui, en l’occurrence, et entre autres, peint les silhouettes en pied de la fratrie familiale, une intime galerie de petits portraits pastellisés de face et de dos sur support bois, chacun placé devant une glace, comme passé/passant… de l’autre côté du miroir. Galerie doublée d’un hommage aux femmes de sa famille, attablée autour de la mère, où dans la ronde des prénoms se détache La manquante, Claire, née en 1939, morte en 1945.
Pastellisation aussi avec Janine Descamps. Ou, plutôt, transposition picturale vibratoire de cette tradition aujourd’hui révolue du premier soulier de bébé métallisé bronze.
Pas une once de pathos avec Diane Jodes, mais une tendresse surréaliste engloutie dans une couleur jubilatoire. D’abord, il y a Le voyageur, un garnement enfourchant son tricycle, rêveur impénitent qui fait voler les maisons comme des bulles et invente à son mini train électrique un destin d’Orient-Express: tel est l’attachant regard déformant de Diane penchée sur Robert Hall, son compagnon. Et puis, il y a Les fillettes, sa façon de se représenter sur la même marche temporelle que ses sœurs et sa mère, toutes quatre flanquées d’un même ruban dans les cheveux, avec, au creux du sourire, une lumière en rien innocente: souvenir malicieux mais aussi délicieux que réjouissant.
Et parce que Diane affectionne aussi la couture et le crochet, elle complète son «tableau» d’une caricaturale Hilda-mère en chiffon, une «doudouille» décalée mais touchante.
On croise encore des fleurs blanches en papier de soi plantées dans un bac à sable, aussi des bébés tendrement portés au sein (Françoise Pierson).
Infos:
Espace Beau Site (321 Avenue de Longwy, Arlon): Vestiaire de l'enfance (Dominique Collignon, Janine Descamps, Nancy Dominique, Annie Gaukema, Mireille Gérard, Sophie Gibon, Myriam Hornard, Diane Jodes, Colette Maillard, Brigitte Moulart, Françoise Pierson, Marie-Françoise Poncelet, Dani Tambour), jusqu’au 3 octobre. Accès libre du lundi au vendredi de 10.00 à 18.00h. Le samedi de 10.00 à 17.00h. Dimanche 3 octobre de 15.00 à 18.00h (dévernissage) – www.espacebeausite.be, tél.: +32 (0) 478.52.43.58.
On quitte les chaussons, direction Beckerich.
Au bout du village, un ancien moulin, le site de la «Millen», pétri par le vert et les savoir-faire liés à la meunerie et à la menuiserie, dévolu à un tourisme doux – qui mérite à lui seul une immersion-découverte –, et, dans son enceinte, un espace d’exposition baptisé Millegalerie. C’est elle, petite mais très lumineuse salle d’où entendre le bruit métronomique de la roue à augets, inaugurée le 23 septembre 2011, qui fête ses 10 ans. Et de forcément marquer le coup en rassemblant vingt-et-un artistes d’ici et d’ailleurs, tous invités à travailler autour… du «10».
Pour prévisible que soit ce thème, doublé d’une contrainte, celui du format, en l’occurrence 40 x 40, le résultat surprend agréablement, tant y percole une diversité de techniques et matériaux (carton, feutre, céramique, fer, bois, bijou), formes et supports (peinture, gravure, sculpture, assemblage, photographie). Une exposition somme toute à l’image de ce que Françoise Bande, l’âme du lieu, y projette, à savoir: le contact avec un public pluriel et des univers artistiques multiples, concerts, heures contées, outre donc des expos conçues comme des vitrines de pratiques plastiques très diverses. Ce qui implique un accrochage «casse-tête».
En l’occurrence, orchestré subtilement. Sachant que si certaines œuvres emboîtent le «10» au pied de la lettre, d’autres s’en distancient de façon imagée ou symbolique, et parfois même font carrément de la résistance. Morceaux choisis.
Les chiffres 1 et 0 auxquels Nicole Huberty s’attache sont ceux du langage informatique: avec ses valeurs notées par convention 0 et 1, la numérotation binaire est à la base d’un système qui tout régit, asservit, en permanence. Impossible d’y échapper – déjà qu’il est probable d’y rien comprendre. Les chiffres que Nicole Huberty découpe dans du carton, qu’elle aligne en de sages rangées verrouillant une structure de bois comme une cage, ne disent donc pas la fête mais le piège – en témoigne un petit personnage blanc de cire, éreinté, clairement prisonnier du labyrinthe.
De numérotation, il est encore question avec la créatrice de mobilier Tine Krumhorn, dont la boîte est l’objet culte, et le matériau favori, le carton. Et Tine de proposer un lot de (dix) cubes (de mêmes dimensions 10 x 10 x10 cm), chacun numéroté (de 1 à 10), chacun portant une date (inscrite sur le couvercle, de 2011 à 2021) et chacun renfermant une clé USB où sont consignées toutes les invitations aux expos de l’année mentionnée. C’est la mise en boîte d’une mémoire portative, et le jeu d’ensemble fonctionne comme une madeleine de Proust.
La mémoire de Carine Mertes est muette, elle qui évoque l’Histoire en même temps qu’elle en contrecarre le poids grâce à la fragilité du feutre. Un feutre enroulé en tube comme un parchemin. Vierge. Et multiplié par dix. En fait, le dixième «tube», celui qui est utilisé en bandeau pour relier les neuf autres, tenus droit, est cousu par des points en X faits à la main avec du fil à broder, sachant que le X est bien sûr la version romaine du chiffre 10, et que le temps ne tient jamais qu’à un fil.
Avec Monique Voz, la dimension est céleste, voire intersidérale. A coups d’objets trouvés/ recyclés, l’artiste matérialise la naissance d’une nouvelle planète, nommée Sedna, en vertu d’une déesse du peuple inuit, la 10e à graviter autour du Soleil. Installé sous une cloche de verre, le mobile enchante comme une luciole.
Avec Danielle Hentgen, qui a bourlingué en Afrique, il est question de migration, ou plutôt de la spectaculaire mais fatale transhumance des gnous au Serengeti (Parc national du nord de la Tanzanie), transposée en deux isthmes céramiques, magnifique métaphore d’une terre brûlée, griffée par les sabots et traversée par un fleuve, imagé grâce à une mince tranche de verre. Ce qui est ainsi évoqué n’est certes pas le «10» mais le besoin de rendre compte d’un phénomène unique au monde.
Et puis, il y a Germaine Hoffmann, dont l’œuvre de papiers récoltés déchirés, puis assemblés/collés, aux couleurs et vernis continuellement (re)travaillés, naissent d’un besoin de réagir au monde qui l’entoure. Ici, le collage fait écho à la «décimation»: cette cruelle pratique antique qui consistait «à faire périr une personne sur dix» et qui télescope l’actualité de nos viraux ou terroristes jours. Dès lors, le chiffre 10 peint sur un visage anonyme, est une lecture du hasard aveugle guettant tout quidam, victime invisibilisée: tombera ou échappera à la décimation?
Certes, voilà une brochette de six artistes… femmes. Pas de quoi hurler un loup ni de me jeter la pierre, c’est juste – mais c’est sincèrement ça – une pelote d’affinités. Pour la suite (en compagnie notamment du sculpteur Pitt Brandenburger et des photographes Philippe Malaise, Gennaro Taddei et Luc Ewen), venez voir et partagez vos ressentis…
Infos:
Moulin de Beckerich: Millegalerie,10 ans!, jusqu’au 3 octobre 2021. Accès libre du jeudi au dimanche de 14.00 à 18.00h, ou sur rendez-vous. Infos tél.: 621.25.29.79, ou www.dmillen.lu
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