Un Arlequin qui se transforme en loup-garou et des vieilles photos qui perdent leurs sels argentiques pour devenir sédiments d’un glacier, voilà ce que je vous propose – j’avais du reste promis de m’y attarder dans mon précédent post –, et qui compte parmi les belles surprises du Mois européen de la photographie (EMoP), une 9e édition qui, sur l'autel des identités, dynamite les codes du médium photographique.
Pour la cause, on pousse la porte du Casino Luxembourg et celle du Waassertuerm+Pomhouse/CNA à Dudelange (c’est d’ailleurs par là que ma visite du jour commence). Tout ça à l’ombre des lilas et sous l’escorte des hirondelles qui ne font pas le printemps.
«Ce n'est pas la peine de dissimuler: les jugements de nez sont toujours réciproques», dixit Philippe Sollers, le «pape des lettres françaises», qui vient de nous quitter (le 5 mai, à 86 ans).
Et de nez, il en question dans le court métrage Agnès du Luxembourgeois Mike Bourscheid, artiste aussi inclassable que son œuvre – je dis court métrage et non pas documentation d’une pratique performative (au demeurant virtuose), donc, un vrai film tourné en temps réel et parfaitement édité (visuel ci-dessus © Mike Bourscheid).
Et ce nez, c’est le «plus petit masque du monde», porté rouge, une «couleur accident», par le clown, mais c’est aussi cet appendice de carton parfois bleu, parfois vert ou jaune qui fait allusion à un bec d’oiseau, sinon à l’organe de Cyrano, dont s’affuble l’artiste Bourscheid, funambule entre empathie et autodérision, toujours prompt à déstabiliser les préjugés… en recourant à la théâtralité et à la métamorphose, celle-là qui implique non pas le déguisement mais le costume transformatif – un goût du travail de l’aiguille que Mike tient de sa mère –, un maquillage talentueux et des accessoires sculpturaux aussi bricolés qu’insolites.
En clair, Bourscheid est un caméléon attachant/touchant qui se mêle de tout, à commencer par nos failles.
Surtout, Bourscheid est un lecteur boulimique, un cinéphile aussi; c’est aux livres et aux films qu’il puise ses ressorts et réflexions.
Et, à Dudelange, c’est dans la station du Waassertuerm+Pomhouse que l’univers de Bourscheid se donne à voir. Ce, d’abord dans l’espace d’exposition du socle de la tour du château d’eau. C’est là que se déploie Mutual Feelings, une toute nouvelle série photographique qui ébranle «l’opposition entre l’humain et la bête», partant du constat que dans les contes les méchants sont toujours monstrueux.
Du coup, la difformité, l’artiste l’endosse, l’habite, devenant une créature poilue raccord avec le lycanthrope – «c’est tout moi, c’est mon côté loup-garou et mon côté féminin» – mais singulièrement sensuel (en raison d’un cadrage et d’un éclairage remarquables), à ce point vêtu d’astrakan – «c’est le manteau de ma grand-mère, ça m’a permis de chercher la beauté en moi» –, à ce point manucuré – avec ongles peints effilés qui percent la poitrine, en référence à la fois aux peintures classiques de saint allaitement et à la légende prétendant que «manger le cœur, ça donne de l’énergie» (visuel ci-dessus) –, à ce point coiffé/peigné (poil lustré) et à ce point souriant, avenant, qu’il fait fondre nos a priori et autres œillères discriminatoires: il n’est ni hideux, ni sanguinaire, non plus une bête de foire, il est cet être, certes différent, qui nous oblige à lire le réel (la société) autrement.
On prend l’ascenseur, la cuve de l’ancien réservoir d’eau accueillant la projection d’Agnès, pièce centrale de l’installation intitulée Sunny Side Up and other sorrowful stories, où s’accumulent les accessoires et costumes utilisés dans le film. Un film – bien sûr perfusé par l’idée de la transformation (visuel ci-dessus) – inspiré de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, le long-métrage de 1975 de Chantal Akerman (1950-2015), promu «meilleur film du monde» en 2022, mettant en scène Delphine Seyrig en veuve au foyer solitaire vivant dans son appartement avec son fils adolescent et se livrant à la prostitution pour arrondir les fins de mois.
Et dans l’Agnès de Bourscheid – film (de 47 minutes) autobiographique, «ma mère m’a élevé seul» –, Jeanne, c’est Mike. Qui s’affaire à cuire des escalopes, des schnitzels, et dont les pieds et les mains sont d’énormes chevelures parlantes, en tout cas capables de borborygmes, «ils s’engueulent, s’entraident, forment une communauté». L’artiste prête ainsi aux choses un pouvoir, sinon une humanité, et du coup, «brouille la distinction entre objet et sujet».
Agnès, c’est une œuvre-spectacle unique, magistrale, plastique, à lectures multiples – déjà parce que la scénographie prévoit un miroir d’où apercevoir la tringle à costumes, ces autres peaux du clown Bourscheid, plein de fêlures… dont se déjoue sa phénoménale inventivité, son excentricité surfilée par la pudeur. En parlant de lui, Bourscheid, certes pétri par sa quête d’identité, interroge notre rapport au monde. De l’intime à l’universel.
Impossible de quitter Dudelange sans aussi faire un détour par >>>000 / Gravity, projet multimédia de l’artiste canadienne Vanessa Brown qui explore le concept de trous «en tant que représentations symboliques du désir humain, de la relativité du temps et de notre place dans la galaxie» (visuel ci-dessus).
Détour aussi par le DisplayO1, espace d’expo du CNA, pour apprivoiser Image Storage Containers, une composition sérielle de Jeff Weber. Qui est parti d’un objet, à savoir: la boîte (à étages) qui abrite de la lumière les tirages photographiques de petite taille de The Family of Man, la collection rassemblée en 1955 par Edward Steichen pour le MoMa, pendant le processus de leur restauration. Soit, une simple caisse de rangement qu’en 2012 Jeff Weber a reproduite à l’identique mais en miniature et dont il a fait des gros plans «toujours frontalement mais sous différents éclairages». Résultat? Une sérialité faite de grilles, un relevé fragile de variations lumineuses mystérieuses, un treillage vibratoire de clairs et d’ombres (tirages gélatino-argentiques), une approche conceptuelle en même temps qu’utilitaire, à la fois sensible et dépouillée, de ce monumental manifeste de la paix qu’est The Family of Man avec son idée d’humanisme universel.
Infos:
Dudelange. DisplayO1 (CNA): Jeff Weber, Image Storage Container, jusqu’au 1er octobre (ouvert du mardi au dimanche de 10.00 à 22.00h). Et Waassertuerm+Pomhouse: Mike Bourscheid & Vanessa Brown, The Hand that topples the tower, jusqu’au 20 août (ouvert du mercredi au dimanche de 12.00 à 18.00h) – www.cna.lu
On file au «Casino»…
Dans le hall, des sculptures, pastiches de colonnes antiques, blanches, veinées de rose et de bleu. Autant de très fins et pâles filets censés évoquer les traînées d’un glacier, symptômes de son déplacement sous l’effet du changement climatique/ terrestre (visuel ci-dessus © vue de l'installation). Voilà l’entame de Tills, un terme qui vient de la géologie, désignant précisément «la roche sédimentaire laissée par le glacier quand il bouge», point d’ancrage de l’étonnant travail de transmutation de l’artiste Raphaël Lecoquierre (né en 1988, vivant/travaillant à Bruxelles) où il est question de «personnification du temps qui passe».
Eh quoi? Et quel est lien avec EMoP? La réponse se fait un peu attendre. Voire, le mystère s’épaissit dans la salle contiguë, entièrement recouverte de stuc vénitien, revêtement décoratif mural «qui rappelle quelque chose de l’ordre du rocheux». Pour le visiteur, être juste présent dans cette salle blanche tient carrément de l’expérience, d’autant que le son, dénué de marqueur, très statique, méditatif, participe à l’environnement, éprouvant la question du temps.
Sauf que le stuc n’est donc pas blanc, mais veinuré, et que ces strates linéaires rosées/bleutées sont le résultat de la technique du fresco. C’est complexe, alchimiste et surtout, ça part de vieilles photos trouvées (nous y voilà !) dont l’artiste a enlevé les sels argentiques et dont, par procédés chimiques, il tire des pigments colorés, alors incorporés dans la matière, ce qui génère ces sortes de nuages qui flottent dans le stuc. De l’inframince.
Au flux visuel généralisé permanent, Raphaël Lecoquierre offre ainsi un contre-pied aussi inédit que sublime. Son oeuvre relève du geste minimal répétitif pour, au final, faire un corpus: il y a la photo, non pas image mais «juste un instant figé du passé», il y a le procédé chimique (et donc la question de la révélation, somme toute propre à la photographie) et il y a les nuages, empreintes abstraites et poétiques de souvenirs emprisonnés dans la matière. Vertige.
Parallèlement, le «Casino» fait frontalement raccord avec le thème du 9e EMoP au premier étage, en présentant un corpus d’œuvres toutes récentes de 20 artistes… qui font corps avec différents types d’identité. Soit: Bodies of Identities ou la photographie comme projection de nos définitions identitaires.
Impossible de tout décrire, prenez donc le temps de la déambulation/immersion.
En vrac, j’épingle le portrait qui nous accueille d’entrée de jeu, celui de Silvia Rosi, qui s’intéresse à la diaspora africaine sur le sol italien et… qui disparaît dans la photo: en fait, l’artiste qui porte des vêtements traditionnels togolais imprimés de chiffres et de lettres se fond dans un arrière-plan aux motifs identiques, devenant ainsi «invisible au regard colonialiste» – seul son visage ressort.
Italianisation aussi avec la série de Younes Baba-Ali, Marocain vivant à Bruxelles, avec des personnes portraiturées – sans doute des migrants – arborant toutes des accessoires affublés de l’inscription «Italia»: signe (fût-il vestimentaire) d’une nécessité d’intégration? Toujours est-il que la gravité du visage est contrebalancée par une note de légèreté venue de la main qui tient… une boîte à bulles (savon).
Sinon, il y a Borders of Love (Porno) – visuel ci-dessus –, l’installation de Dita Pepe, une chambre rose, une accumulation de réalités parallèles (lit, coussins, photos, perles, bas et préservatifs encadrés comme des natures mortes), celles des travailleuses du sexe, dont «les histoires et identités servent de filtres à l’artiste pour lui permettre de se concentrer sur ses propres sentiments tout en interrogeant les rapports de pouvoir».
Aussi, entre autres, il y a la série Dog Whistle de Vince Tillotson, réalisée (à l’iPhone) dans l’Etat de New York, qui combine des symboles nationalistes, d’abord architecturaux, avec les frontons et colonnes de maisons néoclassiques, et cet autre indicateur sociabilisant qu’est le chien, qui marque son territoire… et qui est un vecteur de rencontre: c’est lui qui parle, à défaut du maître qui, autrement, détourne son chemin de celui de son voisin.
Autour de l’expo, un programme se déplie qui fait largement place aux costumes, aux vêtements, aux nouvelles peaux, aux collaborations entre art et mode – ce qui permet notamment de rebondir sur la pratique de Mike Boursceif, qui, pour rappel, a représenté le Luxembourg à la 57e Biennale de Venise en 2017.
Infos:
Au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, 41 rue Notre-Dame, Luxembourg: Raphaël Lecoquierre, Tills et Bodies of Identities (20 artistes) dans le cadre du Mois européen de la photographie, jusqu’au 10 septembre – www.casino-luxembourg.lu
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