Mon blog prend son quartier d’été à Montauban (Buzenol), dans la forêt légendaire où niche le Centre d’art contemporain du Luxembourg belge, celui qui cultive l’art au vert. Je vous en parle très régulièrement, donc, entrons dans le vif du sujet.
Avec une proposition artistique (et biologique) absolument étonnante. Mais pas simple d’accès. Truffée de métaphores (et de recherches sur le mycélium ou, plus communément, le champignon).
Ça se passe en deux lieux. Dans le petit bâtiment blanc appelé Bureau des forges, avec le laboratoire du vivant expérimenté par deux collectifs (belges), Bento et Futur Primitif. Puis dans l’Espace René Greisch, avec le territoire des disparitions et reconstructions que Didier Mahieu arpente en peintures, dessins et installations – né en 1961, basé à Dinant (B), Didier Mahieu est professeur titulaire de l’atelier de peinture à l’Ecole supérieure des Arts plastiques et visuels à Mons.
Les deux lieux sont complémentaires, comme les deux faces d’une histoire de métamorphoses.
L’expo (mais c’est tout autre chose qu’une expo) s’intitule 52 Hertz, ce qui désigne la fréquence du chant de la baleine, du moins d’une espèce singulière, aussi unique que solitaire, dont «les déplacements ne suivent pas les voies migratoires du reste de l'espèce des baleines bleues».
Et c’est par elle que tout commence, d’abord à l’extérieur, puis dans étages de l’Espace René Greisch, lequel espace est, pour rappel, une structure d’exposition née de l’assemblage de containers… maritimes. Troublante concordance.
Extérieur jour.
Sur le site, là, face aux ruines de l’ancienne halle à charbon, une baleine (du moins son moule) a donc fait naufrage (photo ci-dessus): une ruine au milieu des ruines, un mammifère marin en plein océan de verdure.
C’est comme si, dans son univers, Didier Mahieu bouturait Melville (dixit Moby Dick), Hemingway (dixit Le Vieil Homme et la Mer) et l’Odyssée, pour accomplir un voyage à la fois réel et symbolique, redevable de la mer. Mais une mer d’exil ou d’oubli. Une mer aussi poétique que philosophique.
Point n’est question d’une aventure mais de «l’aventure sans fin», ce perpétuel recommencement… qui fait raccord avec le mythe de Sisyphe – condamné, pour l'éternité, à pousser un rocher le long d'une montagne, lequel redescend tout en bas, à l’ascension de recommencer – , raccord aussi, et plus largement, avec le goût du récit, de l’histoire immémorielle, sa transmission… par-delà les générations.
Et dans le récit, partant de la baleine échouée, on va ainsi croiser des rochers (entravés, prisonniers) et surtout, une femme. Image énigmatique. Incarnation multiple de destins amers où prévaut la résistance. Pas aisé d’assembler les pièces du puzzle Didier Mahieu, mais une fois recomposé, ledit puzzle est un chant du sensible. Seulement audible pour qui prend son temps.
Intérieur jour.
L’artiste tricote des boucles autant qu’il tire des fils entre la nature et la nature des choses – entre la vie et la mort, dont le cycle est soluble, entre cette vie dont il s’agit de conserver une empreinte, et cette mort qui n’est que passage.
Et des fils, il y a en de bien concrets, dans les vieilles boîtes d’entomologiste alignées au dernier étage de l’Espace René Greisch. Et des épingles aussi, celles qui ont retenu les ailes de papillons désormais digérées par des insectes, où, actuellement, prennent place d’autres fantômes, objets et visages, autant de formes… évanescentes.
A flanc de cimaise, une femme. Tout dépend d’elle. Ce peut être Pénélope, ou une fille de pêcheur (photo ci-dessus) – en l’occurrence (le savoir fait basculer le regard), il s’agit d’une Haenyeo, une plongeuse en apnée originaire de la province du Jeju-do, une île du sud de la Corée, qui, «jusqu’à sept heures par jour, 90 jours par an, retient son souffle pendant une minute à chaque plongée et produit un son unique en regagnant la surface».
Dans une eau plus métaphorique, celle de la mythologie personnelle de Didier Mahieu, imbriquée dans la mémoire familiale, le portrait est/serait aussi celui, pêché dans un carnet de police, d’une voleuse de moufles, appelée Anna, que l’artiste garde imprimée…. dans son imaginaire.
Une femme dont on dira qu’elle dort pour ne pas dire qu’elle est morte.
Et l’artiste de traduire l’entre-deux par une technique palimpseste. Par la superposition (dessin d’après gravure ou photo, résultat photographié, reproduit, en couches, papiers et transparences) qui paradoxalement permet l’effacement. Et par le recouvrement, de l’huile sur de l’huile (sur bois), avec des zones qui laissent passer la lumière, comme pour dire l’inachevé.
Etage central du même Espace Greisch. Là, un autre moule. D’un requin-baleine, cette fois. Escorté (entre autres) par deux grands formats. L’un – un dessin – raconte le navire négrier, avec l’esclave noir contraint de plonger pour relever l’ancre, jusqu’à l’asphyxie. Dans le second, une huile matière réalisée in situ, le ciel se noie dans l’étang (environnant), cicatrisé par des coulées de résine (secrétée par les conifères tout aussi environnants).
Au rez-de-chaussée – c’est d’ailleurs dans l’obscurité de ce premier container que le visiteur amorce son parcours –, on retrouve la baleine. Sa carcasse vide, «témoin de son corps», en l’occurrence filmée. C'est une projection qui documente une «procession païenne» mais néanmoins sacrale, qui se déroule en Ligurie (Italie), à Dolceacqua – lieu auquel le film emprunte son titre –, là où précisément la carcasse a été retrouvée. C’est donc son moule – commandé par le Musée océanographique de Monaco – que des hommes transportent, à bout de bras, comme en un cortège funéraire. Itinéraire ritualisé. Ultime déplacement (de l’animal à l’homme, de la vie à l’éternité). Hommage renouvelé chaque année, à perpétuité.
Et puis… le temps continue sa route… dans un présent- futur. Et nous, on entre dans le Bureau des forges, où l’avenir se lit à la table du vivant.
Dès l’entrée, se dresse ainsi un banquet, tous les naufragés y sont conviés, baleine et visiteurs inclus. Table, chaise, vaisselle et accessoires s’agencent joliment, dans des tons de sous-bois: ça ressemble à de la céramique, sauf que c’est une matière vivante, pour la cause née d’organismes vivants, de moisissures, donc de champignons… nourris au hêtre ou au thym, c’est selon. Selon ce que les artistes de Bento & Futur Primitif ont trouvé sur place, à Montauban, en s’appropriant les lieux lors de leur résidence.
Bento, c’est une association d’architectes, conseillés par un microbiologiste. Et Futur Primitif, c’est un collectif multidisciplinaire (design, architecture, peinture). Alliance donc de réflexions (dont critique sur nos modes de consommations actuelles) et d’expérimentations (dont protocoles à mettre au point en vue de la transformation du mycélium à l’état de matière). Et pont jeté entre l’art – créations décoratives ou d’usage – et les processus de production interrogeant nos modes de vie, notre façon d’habiter.
Au final, concevoir et poser la faisabilité technique des habitats et des objets sur mesure qui replacent l’humain et la nature au centre.
La maison vivante – qui, forcément, bouge au fil du temps – , ça peut faire peur, mais, surtout, c’est possible, pour maintenant et demain: telle est l’alternative, juste et équilibrée, proposée par cette union momentanée de Bento & Futur Primitif, à la fois hybridateurs et visionnaires. Surtout acteurs d’une utopie trop belle pour n’être qu’un rêve.
Photos: Didier Mahieu, Coques de baleine et La fille du pêcheur.
Infos:
CACLB, Centre d’art contemporain du Luxembourg belge (site Montauban-Buzenol, commune d’Etalle, 20 kms d’Arlon): 52 Hertz – Espace René Greisch: Didier Mahieu, peintures, dessins, installations. Bureau des forges: installations du collectif Bento (Florian Mahieu, Charles Palliez, François Willemarck) et du collectif Futur Primitif (Emmanuel Bérard, Corentin Mahieu, Charles Wendehenne). Jusqu’au 29 août – entrée libre, du mardi au dimanche de 14.00 à 18.00h –www.caclb.be, tél.: 00.32.63.22.99.85.
Pièces aussi à voir au Musée lapidaire (site haut).
Workshop céramique avec Futur Primitif: création d’une céramique le 10 juillet (de 10.00 à 18.00h) et cuisson des pièces le 28 août (de 10.00 à 18.00h) dans un four façonné en bois brûlé, érigé dans les ruines de l’ancienne halle à charbon. PAF: 60 euros (sur inscription: public@caclb.be).
Rencontre et échanges avec la philosophe Vinciane Despret, autour de son dernier ouvrage Autobiographie d'un poulpe, et autres récits d'anticipation (Actes Sud) le jeudi 24 juin à partir de 15.00h. Entrée libre. En extérieur.
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