Même en format monumental, la gravure est/reste un art intime. Peintres et sculpteurs s’y sont frottés, rejoignant les experts en incision et creusement, ces techniques aussi multiples que complexes mises en œuvre afin de produire une image baptisée «estampe». C’est pour nous sensibiliser à l’art gravé, trop méconnu, au foisonnement insoupçonné de son vocabulaire ainsi qu’à tous les artistes qui, au Luxembourg, l’ont anobli, de 1945 à nos jours, que le MNHA (Musée national d’Histoire et d’Art) et la BnL (Bibliothèque nationale du Luxembourg) s’associent le temps d’une d’expo phénoménale, Figure in Print, déclinée dans les deux lieux. Ça mérite de prendre son temps.
Le sujet est vaste.
Déjà, une estampe, c’est quoi? Dérivant de l’italien «stampa», signifiant «impression», l’estampe désignerait le résultat de l’impression, soit: un imprimé. Mais ce serait aller vite en besogne. En tout cas, il y a débat et ça divise les experts.
Au sens strict, disons que l’estampe est le résultat de l’impression d’une gravure, sachant que le principe de ladite gravure consiste à inciser ou à creuser, à l’aide d’un outil ou d’un mordant, une matrice ou matière – bois, lino ou métal –, qui après ancrage, est imprimée sur du papier ou tout autre support. Sauf que par commodité, on aurait tendance à appeler estampe tout tirage, tout imprimé obtenu par des techniques (de reproduction artistique) autres que ceux de la gravure (comme la lithographique ou la sérigraphie).
Pas de panique, l’expo n’est pas faite pour couper les cheveux en quatre, elle n’est pas une niche d’avertis, ce qui ne l’empêche pas, vous promenant d’œuvre en oeuvre pour le plaisir de l’œil, d’attirer votre attention sur des mots qui chantent – taille-douce, manière noire ou mezzo-tinto, aquatinte ou eau-forte, sucre ou vernis mou – et d’aiguiser votre appétit quant aux profondeurs de traits, quant aux valeurs de gris ou de noirs – la polychromie existe aussi – conférant aux créations séduction ou mystère.
Et des œuvres, il y en a 170, ça frise le marathon, tout en étant d’abord un florilège aussi qualitatif qu’unique – exhumé des trésors (endormis) de la Bibliothèque nationale –, lequel florilège met en passant l’accent sur l’infinie patience, l’humilité aussi, que requiert l’art gravé.
Sujet vaste, dis-je, c’est pourquoi Empreinte, atelier de gravure asbl, fondé (à Luxembourg) en 1994, spécialisé, au demeurant, dans la gravure en creux, sur cuivre, et réputé pour ses projets multiples, dont l’initiation et la propagation des techniques (d’une diversité stupéfiante) via des cours et expos, pour ses échanges internationaux aussi, Empreinte, donc, présidé par Diane Jodes, a été sollicité pour ses conseils, connaissances et autres éclairages.
Et d’ailleurs, quid du titre, Figure un Print? C’est que pour se frayer un chemin dans la densité du propos – arrimé au patrimoine graphique du pays –, un angle s’est imposé, lequel privilégie au final la figure humaine. Ce qui ne relève pas moins de la gageure. C’est pourquoi l’arpentage de La représentation humaine dans la gravure au Luxembourg, de 1945 à nos jours, se répartit en cinq thèmes. Qui fédèrent 84 artistes au total, tous représentatifs d’une qualité internationale, tous d’origine luxembourgeoise ou résidant au Grand-Duché, dont «plus de la moitié inclut des artistes vivants» et dont certains ont joué ou jouent encore un rôle important dans l’histoire de l’art du pays.
Pour qualitatif que soit le parcours mis en place par et dans les deux institutions, MNHA et BnL, il n’échappe pas à une tentation encyclopédique, tant lui importe de tordre le cou à deux préjugés, celui qui relègue la gravure à un statut d’art mineur et celui qui prétend qu’elle est une histoire poussiéreuse, faisant ainsi fi du rôle croissant que le «Printmaking», allié des nouvelles technologies, joue dans la création contemporaine.
De toutes les façons, indépendamment des techniques sophistiquées, force est de constater que «les artistes contemporains s’intéressent de plus en plus à la gravure», à l’exemple d’Isabelle Lutz. Ou de Dani Neumann qui «travaille le grand format et charrie un message». Ce qui permet de dire que, «dans la gravure contemporaine, la figure humaine a évolué: le portrait s’anonymise pour inclure l’humanité».
En tout cas, personnellement, mon goût pour la gravure remonte loin, raccord en cela, je crois, avec une époque captive/captivée par la matérialité du papier, de l’encre.
Reprenons par le début.
A savoir, par le Cabinet d’estampes de la BnL, détentrice du dépôt légal des imprimés, avec un fonds initié en 1973 par Gilbert Trausch et «comptant désormais près de 2.300 œuvres» (de la main de plus de 250 artistes), redécouvertes en 2019 lors du déménagement des collections vers le nouveau site du Kirchberg. De ce trésor recouvré, un besoin est né, de valorisation, d’inventaire-bilan à documenter. Ainsi a germé l’actuelle double expo, qui «a exigé un vrai tour d’exploration, avec, au final, une sélection restreinte». Démarche du reste jumelée à «une envie d’implémenter une politique d’acquisition».
Allez, on visite.
Au MNHA, l’expo se répand amplement autour de 3 thèmes: les Portraits, l’Abstraction et le Nu.
A la BNL, qui traite de deux sujets, Le corps en action et L’homme dans la société, la sélection d’œuvres rassemble 44 artistes – «hommes et femmes équitablement», du plus ancien, Jean Jacoby (1891-1936), à la plus jeune, Julie Wagener (née en 1990) –, qu’accompagnent des objets, dont des matrices surtout en lino et bois, «sachant qu’après guerre, ces matériaux étaient les moins chers», ainsi que certaines esquisses servant à élaborer lesdites matrices.
Il y a aussi des outils, représentatifs de 3 types d’impression, en relief, en creux et à plat. Le temps de se poser la question de savoir si une technique répond plus spécifiquement à un «type» de représentation – symboliste, expressionniste, abstraite – et réciproquement: est-ce que le thème de l’image peut déterminer une technique plutôt qu’une autre? Toujours est-il que c’est précisément pour expérimenter certains thèmes que des artistes peintres recourent à la gravure, comme dans le cas de Carine Kraus (voir ci-dessus: Femmes assises, 1972, Prix Senefelder Lausanne ©Carine Kraus, photo: Marcel Strainchamps).
En fait, si parcourir l’expo est un régal visuel – du gaufrage monochrome au recours à la photocopieuse ou au digital –, c’est tout autant une mine de réflexions à tiroirs et de notions promptes à titiller votre curiosité comme une recette gourmande. Si, donc, vous souhaitez 50 nuances de gris, optez plutôt pour le mezzo-tinto… Et si après un concert, vous rêvez de représenter l’immatériel, le son irradiant le(la) musicien(ne), demandez la méthode à Pitt Wagner.
Pour l’engagement féministe, appréciez comment, en une seule oeuvre – une oeuvre originale, non pas une œuvre d’édition –, Berthe Lutgen combine deux entités visuelles – une pub extraite d’un magazine montrant la chute de rein d’une pin-up allongée sur le dos d’une part, et d’autre part, une gravure représentant une ménagère frottant son plancher «à quatre pattes» – afin de créer du sens, un sens politique, caricaturant de façon aussi réaliste qu’ironique la «position» des femmes dans la société.
Sinon, retenez que la manière noire (ou mezzo-tinto, encore lui !) est «la technique royale de la gravure en creux». Et que Marc Frising, fondu de maîtres anciens et de clair-obscur, s’y est consumé, sublimant une atmosphère mystérieuse à l’aide d'un berceau – ou couteau à lame arrondie –, comme en atteste la magnifique série The eternity of a child’s dream is a fleeting.
Et Marc Frising, qui clôt l’expo de la BnL, on le retrouve au MNHA, où, grâce à une impressionnante combinaison de huit techniques différentes, il rend un hommage divin au Coquillage de Rembrandt.
Au MNHA, il est question du portrait dans tous ses états (version Charles Reinertz ou Franz Ruf entre autres), de non-figuration, ce, dans le sillage notamment de Franz Kinnen et de François Gillen mais aussi Joseph Probst et Lucien Wercollier – en passant, quatre gravures soulignent combien Roger Bertemes a influencé le développement de gravure professionnelle au Luxembourg.
Il est aussi question de la saisissante évolution de la figure humaine dans la représentation du nu, des petites scènes intimistes de Franz Heldenstein au message tantôt érotique (d’Anne Weyer) tantôt existentiel (d’Anneke Walch, dixit deux grandes figures réalisées pour Amnesty International Luxembourg), sans compter la simplicité expressionniste de Guy Michels dans sa quête majeure, celle de la condition humaine. Qui percole dans toute l’expo.
Impossible de tout dire, de tout passer en revue, dans le fond et la forme, dans les savoir-faire, les intentions, les éblouissements, les dépassements, les expériences ou expérimentations… d’hier à aujourd’hui. Et donc, laissez-vous surprendre…
Infos:
Figure in Print: à la Bibliothèque nationale jusqu’au 18 avril. Avec une table ronde, Printmaking now, le 25 mars, à 19.00h, et des visites thématiques guidées: par Anneke Walch le 11 mars, à 18.30h (en luxembourgeois), par Diane Jodes le 6 mars, à 11.00h et le 8 avril, à 18.30h (en anglais et luxembourgeois), par Pitt Wagner le 30 mars, à 14.30h (FR/LU) et par Isabelle Lutz le 3 avril, à 11.00h (FR/LU). A chaque fois, inscription obligatoire: réservation@bnl.etat.lu. Infos: www.bnl.lu
Et au Musée national d’Histoire et d’Art, jusqu’au 27 juin. Avec des conférences – sur Empreinte, le 11 février à 18.00h, sur la genèse de l’expo le 4 mars, à 18.00h –et des ateliers pour adultes (programme: www.mnha.lu). Inscription et rens.: servicedespublics@mnha.etat.lu
Catalogue de 200 pages (illustrées, commentées), en vente, 35 euros, dans les deux lieux.
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