«La source du gris est à la fin une grande joie». Ah bon? Poétiquement oui, si l’on se place dans l’œil de l’auteure belge Marie Gevers… qui parle de l’instabilité des ciels comme d’une beauté inégalée.
En attendant, puisque la météo est plutôt clémente, avec une douceur ambiante qui fait chanter les oiseaux, l’instabilité qui nous occupe est plus prosaïque, débordant du ciel, avec un gris de guerre et de précarité qui, faut l’avouer, nous fiche le bourdon.
Mais quoi? Le monde manquerait de grande passion, courage fuyons? On est au bout, on éteint tout? Du coup, du haut d’une fausse naïveté assumée, je vous parle de l’or et du feu qui habillent la nature d’octobre, d’une marche sans horloge ni boussole dans les odeurs de sous-bois, de ce vertige aussi sensoriel qu’existentiel qui alors vous cueille en vous collant aux semelles. Et je vous parle de la fable du colibri, qui raconte que chaque goutte compte, fût-elle aussi minuscule que celle qu’apporte un colibri, l’important étant de faire sa part.
En l’occurrence, le colibri, c’est Julia «Butterfly» Hill, jeune femme de 23 ans, qui un beau jour de décembre 1997, forte de «sa seule intuition et de son cœur», a décidé de grimper dans un séquoia millénaire du nord de San Francisco, d’y rester perchée une semaine dans l’espoir de sauver l’arbre de l’abattage…. pour n’en finalement redescendre qu’après 738 jours, une fois la sauvegarde négociée et assurée, une victoire du pot de terre contre le pot de fer – une histoire vraie relatée dans le documentaire Sœurs de combat.
Au plus près, la goutte me permet de rebondir sur le projet de Guillaume Barborini (évoqué dans mon dernier post), qui capte le «murmure réjouissant» du travail des ruisseaux, une échappée dans notre «monde abîmé» tentée par le simple geste des mains qui ramassent des pierres qui ramassent de l’eau. Et par l’eau, les mains de devenir ruisseau –- intervention à voir 24h/24 dans la vitrine du Ratskeller (Cercle Cité) et je vous laisse méditer avant de bientôt livrer mes sensations.
En chemin, voici deux autres colibris, susceptibles d’activer n’importe quel moulin, de redonner du sens au courant.
Le premier est aussi conteur que culinaire – le goût a de la mémoire, ce n’est pas Proust qui démentira, et c’est tout le savoureux pari d’un rendez-vous autour non pas de la madeleine mais de la polenta, un rendez-vous de partage de la langue, qui se délie… en cuisinant/dégustant, avec dîner collaboratif à la clé: ça se passe le 27 octobre, 19.00h, au Hall Fondouq, à Dudelange, dans le cadre de l’expo Re-retour de Babel (faut réserver: marlene.kreins@dudelange.lu).
Le second, pictural, est une descente en apnée dans les petites cosmogonies de l’artiste luxembourgeois Gast Michels (1954-2013), explorées en deux lieux, au Cercle Cité et au MNHA (Musée national d’Histoire et d’Art). Une création lumineuse mais faussement joyeuse, une constellation visuelle faite de signes plutôt spontanés mais diablement structurés, en tout cas, un langage parfaitement unique bourré de clés d’interprétation, invitant du coup le visiteur à prendre son temps (œuvre ci-dessous, Formule X, 1992, acrylique sur toile, 90 x 70 cm, © Gast Michels Estate/ Photo: Gast Michels Estate / Frank Michels).
Des croix, des roues, des arcs, des flèches, des tours (qui disent à la fois l’aéroport et la surveillance), des échelles (qui ne mènent nulle part), et puis des objets et des formes géométriques mais pas que, dont triangles, trapèzes, tuyaux ou corps mécaniques, aussi des lettres et chiffres, greffés à une foultitude de symboles, voilà la boîte à outils de Gast Michels, créateur d’un rébus inédit, d’une sorte de grammaire imagée à la fois graphique et colorée, tout un langage plastique foisonnant mais débarrassé du superflu et souvent perfusé par l’humour, sinon l’ironie, soit: une invention cryptée conçue comme une porte d’entrée à de nouveaux récits, traduisant tous, à coups d’éléments essentiels, la vision qu’avait l’artiste de son monde environnant, entre nature et urbanité.
Surtout, il y a cette manière si particulière de faire vivre la couleur avec un mélange de liberté et de rigueur, et de faire flotter la composition, véritable récit codé, dans l’espace de la toile. Ou du papier.
Quelles sont les racines de l’artiste Michels, les influences dans lesquelles sa création a percolé? Réponse à puiser dans le parcours en deux temps/lieux parallèles qui retrace les 30 ans de sa carrière – une carrière traversée en 63 oeuvres, du début des années 1980 jusqu'aux années 2010.
Rien d’inventif dans l’accrochage, pour autant, la lecture des phases créatives est limpide. Avec, dans l’évolution du style, un évident point de rupture qui se situe en 1990, alors qu’une tempête terrassait les arbres chers à ce natif d’Echternach, qui a grandi à Consdorf, qui, observateur attentif des rapports entre l’homme et la nature qui «forme l’homme jusqu’à sa condition», aimait «fabriquer des liens entre formes naturelles et surréalistes».
Alors, la nature comme sujet, certes, mais aussi comme support, avec un exemple de «xylomorphie» – ou branches dont les contours sont peints sur la toile – et à l’exemple de Reconversion (1989), une sculpture réalisée à partir de trois grandes planches de bois superposées – en l’occurrence présentée au Grand Palais à Paris à l’occasion de l’exposition L’Europe des créateurs – Utopies 89: «l’artiste a peint dessus, c’est archaïque, comme une référence à l’art rupestre», dixit Lis Hausemer, commissaire de l’expo (cfr photo ci-dessus, vue de l’expo © MNHA).
C’est comme ça que la rétrospective Michels – précisément intitulée Movement in colour, form and symbols (le ton est ainsi donné) – vous accueille au MNHA, avec du jaune (celui-là qui attise la lumière) et du vert, avec la hache et le cerf comme une confrontation du bien et du mal, aussi avec ces bois de cerf détournés au point de devenir une nette allusion… au Pont rouge, raccord avec les permanentes références à Luxembourg que l’artiste rameute dans ses compositions.
En fait, Gast Michels construit sa toile comme un bâtisseur, normal dès lors que l’aspect architectural soit prégnant, sachant que le motif récurrent du pont symbolise «une volonté collective de construire vers le futur».
Mais, donc, 1990, c’est le point de rupture. Une phase de tristesse résultant de la forêt déracinée. Le style se fait plus graphique, truffé de figures stylisées, quasi abstraites, et davantage de symboles issus d’un imaginaire personnel. Surgit la croix. Escortée par la flèche et la roue. Le fond s’éclaircit, le ludique s’invite, le rouge rougeoie, les coups de pinceaux noirs embraient, en clair, Gast «quitte la mystique de la forêt».
En 1994, année très prolifique, caractérisée par un jeu de taille – œuvres de format plus réduit – et un autre rythme, l’urbain détrône la nature, l’iconographie bégaie notamment autour de la Tour espagnole et de la Gëlle Fra – ce monument de résistance transformé en projet artistique et polémique par l’artiste croate Sanja Ivekovic donnant naissance (en 2001) à une Lady Rosa of Luxembourg enceinte –, imbriquées dans des symboles décontextualisés.
Voilà, fin de la halte au MNHA, avec ses oeuvres monumentales, une tapisserie d’Aubusson incluse, dont Gast Michels a fait le croquis. Et des sculptures, très pures, aériennes, comme des dessins tridimensionnels en acier.
Pour creuser encore, on file au Cercle Cité. Accrochage serein d’oeuvres sur papier. Zoom tout à la fois puissant et fragile, quasi enfantin mais très structuré, sur ce mode puzzle propre à Gast, qui décompose/ recompose ce qu’il voit, à coups de couleurs élémentaires. Ici, glissement sémantique, mutation de lettres en figures ou signes, là, signaux gauchis, rendus indéchiffrables, ailleurs, éléments graphiques dérisoires réassemblés en un ensemble cohérent donnant un autre message. Formellement, gestuellement, picturalement, c’est dense, dadaïste, voire insolent, l’art de Michels qui «se fiche des lois de l’Académie» – pour le dire comme le curateur Paul Bertemes – , «c’est ce qui sort de lui».
Dans le corpus, arrêt sur l’igloo. Forme fondamentale de l’habitat. «Archétype des lieux habités et du monde, métaphore également des diverses relations entre intérieur et extérieur, entre espace physique et conceptuel, entre individualité et collectivité», selon Mario Merz, pionnier de l'Arte Povera, «qui étudie et représente les processus de transformation de la nature et de la vie humaine» et dont, par l’emblématique igloo, Michels se fait ainsi le disciple.
Arrêt aussi sur les vitrines (photo ci-dessus © Cercle Cité), où découvrir une collection singulière, celle de cartons à bière – une sélection parmi la centaine gardée par Gast, qui trahit la spontanéité du dessinateur, sa personnalité aussi – et où s’alignent des «sketchbooks», ces carnets de croquis assimilés à des journaux intimes, où bouillonnent des éléments figuratifs mêlés à une interprétation personnelle – du reste, les plus anciens, remontant à 1978, sont divinement rompus à la figuration.
Arrêt enfin sur une ultime sculpture. Ou sculpturale transposition du geste dessinateur, inscrit dans l’espace. C’est fort. Fort beau. Dépouillé à l’essentiel, mais aussi facétieux qu’énigmatique.
Infos:
Gast Michels (1954-2013): Movement in colour, form and symbols, au MNHA jusqu’au 26 mars 2023 et au Cercle Cité – avec visite guidée gratuite tous les samedis à 15.00h – jusqu’au 22 janvier 2023. Catalogue. Et programme cadre: cerclecite.lu
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