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  • Marie-Anne Lorgé

La fête est finie

Les deux centres d’art de Dudelange invitent deux agitateurs – parfaitement inoffensifs – du mirage. Avec Marianne Villière, plasticienne nancéienne, qui met le nez dans le pollen. Avec Gilles Pegel, artiste visuel luxembourgeois, qui mène un corps-à-corps avec l’espace et le temps. L’illusion au pouvoir. Idéale escale pour les jours de pluie (pour les autres aussi).

La visite prend pied au Centre Dominique Lang. Le terrain de jeu de Marianne Villière. Née à Nancy en 1989, Marianne est une alouette. Sensible au miroir, dispositif trompeur, et donc aux lumières de la contrefaçon. Auxquelles elle se cogne et qu’elle pourfend de poétique façon. Toujours avec sincérité. Et une cohérence qui tient la barre tout au long de Mirage Mirage, une expo qui a moins l’allure d’un parcours que d’une boucle… bouclée à coups d’installations, vidéos, photos, son et textile, où se perpètre le sempiternel combat (plus que jamais crucial) de la culture contre la nature, ou celui de l’artificialité face au naturel.



Dans le travail de Marianne Villière, qui se développe par associations d’idées, il est donc en boucle question de «la perte du vivant de la vie»: c’est un constat hérité de Guy Debord, dans un sens sociopolitique (dixit La Société du spectacle), mais c’est aussi, ou d’abord, une sorte de profession de foi naturaliste. En clair, la sauvegarde du vivant, c’est le cheval de bataille de l’artiste, lancé au trot pour le salut de la biodiversité.


Dans son saut d’obstacles, Marianne plaide le faux pour révéler/réveiller le vrai. Et le résultat est tout à la fois jouissif et inquiétant. Inquiétant par le fond – l’omniprésent artifice corrompant notre regard, captif consentant du leurre (notamment numérique) – et jouissif par la forme, laquelle ne fait l’économie d’aucun appât, séduisant comme il se doit.


Le mieux, c’est l’explication par l’exemple. Et de circuler en prenant son temps.


Tout commence par des confettis et des coquillages. Des confettis amassés en un gros tas coloré, comme ceux qui se ramassent à la pelle après le bal. Et de fait, le fête est finie, en atteste une boule à facettes coiffée par un drone militaire, avec retranscription des paroles du pilote – retranscription sur feuilles de papier gris argenté, affichées au mur comme un poème – qui parle de son tir comme… d’une «party».


Notez d’emblée un premier glissement formel et métonymique, celui qui passe des ronds de papier que sont les confettis aux feuilles de papier composant un journal, outil de communication. En l’occurrence, c’est de L’Essentiel, un toutes-boîtes gratuit, prisé au pays, dont se saisit l’artiste, et qu’elle rebaptise Les essentiels car le quidam a été invité à y exprimer ce qu’est pour lui/ elle son essentiel (c’est une édition de 26 pages, tirée à 5.000 exemplaires, à distribuer sans modération).


Pour ce qui est des coquillages, premiers objets à nous cueillir dès l’entrée, ce sont certes des coquilles vides mais pas factices, qu’il suffit de coller à son oreille pour entendre la mer. Et c’est vrai qu’un doux murmure est audible, sauf que la mer n’y est pour rien. En fait, Marianne, surfant sur la notion d’huître perlière, a rempli un second coquillage de dizaines de petites billes en plastique jaune, et c’est leur frottement qui induit le murmure qui trompe notre oreille. L’artifice ruse, au point donc d’imiter la nature, mais la nature nous abuse tout aussi bien, sachant – c’est la science qui terrasse la belle légende –- que le son perçu n’est de toutes les façons pas celui des vagues mais… le flux de notre circulation sanguine.


Plus loin, Marianne enfile d’autres perles, du strass, qu’elle brode sur une veste de noire, intitulée Ennui. Comme souvent, l’artiste infuse son vécu: «Faudrait un agent d’ennui plutôt que de sécurité!».


Dans le même périmètre, on passe devant une série d’Epouvantails, des structures de bois en croix, chacune habillée d’un tee-shirt, où des noms d’oiseaux (en voie de disparition) sont sérigraphiés en écho à de vieux groupes de musique, désormais disparus. Arrêt. Sur l’importance du son, par défaut. Sur le rire, dans sa version dérision, que Marianne exploite comme une pâte à modeler.


La preuve avec Alouette, une performance vidéo où, 3 minutes durant, une fanfare déambule en interprétant la gamme sonore de l’oiseau… promis à un avenir aphone. La preuve aussi avec cette mise en scène impliquant un canapé – doté d’un coussin recouvert d’une fourrure équivoque: poils synthétiques ou non? – d’où écouter voir. Ecouter des rires, ceux-là que Marianne pioche dans des Sicoms et qu’elle se diffuse quand elle ne va pas bien, même dans le métro. Et voir, surtout regarder, sur fond rigolard, des animaux empaillés. Devant lesquels le public s’extasie au musée national Histoire naturelle (MNHN Luxembourg): cette installation montée en neige comme une mise en garde décalée, parle à la fois de la magnificence sacrifiée de l’animal, du spectacle d’une nature mise sous cloche (vitrine) dès lors qu’elle est menacée, seul spectacle, du reste, auquel on aura bientôt droit si l’extinction des espères n’est pas enrayée.


Dans la même foulée, Marianne Villière passe de la taxidermie à la taxinomie. Ou plutôt à l’herbier, sauf que la petite collection de fleurs et de feuilles séchées, loin de répondre à un quelconque objectif scientifique, genre classification, épingle notre vilaine manie de désormais préférer le virtuel au réel; et pour cause, le support sur lequel sont collées les fleurs et feuilles est une vitre de protection de smartphone, cette interface addictive qui trompe notre regard, qui fait que l’on «consomme» une fleur illusoire sur notre GSM plutôt que de l’observer vivante dans la nature.


En même temps, ladite fleur/feuille collée est bel et bien morte. Mais c’est le propre de l’herbier d’être notre végétale mémoire. En tout cas, la fine plaque de verre rectangulaire utilisée comme un linceul a le talent de magnifier le vivant, en temps qu’elle en dit la fragilité, ce, d’autant plus, que ledit fin écran vitré, tout aussi fragile, est précisément brisé. Du coup, les métaphores s’emballent, les fêlures dessinant des étoiles et des fils. De quoi inspirer à Marianne, adepte de l’analogie, une carte des sorties sans issue (Impasses), une carte (d’un quartier d’Istanbul en l’occurrence) où différents endroits sont justement reliés par des fils, tout un faisceau de fils de couleur, de quoi affoler une araignée.


Cette toile d’araignée urbaine, raccord avec un travail de couture d’une extrême minutie, télescope, de fil en aiguille, une expression à l’image limpide, celle qui traduit «l’introuvable» (ou l’improbable, le problématique) par «chercher une aiguille dans une botte de foin». Et c’est ainsi que surgit un petit monticule métallique fait de milliers d’aiguilles à coudre de taille différente (installation Chercher un brin), des aiguilles qui s’aimantent les unes aux autres, où seul l’œil averti est susceptible de repérer … une paille microscopique (voir sur la photo).


Et Marianne de continuer à tisser sa toile. Avec une expérience grandeur nature collective, où des volontaires heureux de singer les abeilles, plongent leur nez dans le cœur des fleurs en plein champ. Nez qui s’en trouve coloré comme celui d’un clown. Sauf que l’histoire ne dit pas où ce pollen sera ensuite transporté/ disséminé, au grand dam des abeilles, sans doute!


Tout n’est effectivement pas dit, Marianne gambergeant comme une fourmi – «il y a des choses que j’ai en tête depuis dix ans» –, mais notez une dernière plante à bulbe, le narcisse, dont le mythologique défaut est de trop s’admirer, et que l’artiste grave sur la fenêtre circulaire du première étage du centre d’art, cet œil de bœuf qui enfle d’orgueil comme un miroir. Ainsi va la création de Marianne Villière, de fables en dystopies, sans jamais perdre de vue la curiosité de la vie.


Avec Gilles Pegel (né en 1981) – au Centre d’art Nei Liicht –, l’illusion est aussi à l’œuvre, par le changement d’échelle ou par le détournement ou par la perversion. Postulant que les choses ne sont donc jamais ce quelles sont, Gilles permute l’infiniment petit et l’infiniment grand, partant souvent d’un rebut, d’un objet trivial trouvé par hasard, genre morceau de bitume ou de papier…



Donc, Gilles récupère toujours et laisse le temps percoler – c’est ce qu’Einstein disait à son coiffeur – pour enfin comprendre que faire de l’objet ainsi récupéré. Première direction: les nuages. Grâce à des dizaines de disques durs de différents formats, contenant chacun /encore des données personnelles, que Gilles – «j’ai acheté de la mémoire» – agence en autant de grappes censées matérialiser des molécules H2O, lesquelles constituent la chimique substance de l’eau… dont les nuages sont évidemment chargés. Sur le mur, les disques argentés, aussi lumineux que des astres, aussi réflecteurs que des miroirs, n’en finissent pas de stocker des images, celles des visages qui s’y collent et celles de l’espace environnant.


On descend. Direction la rue, à ras de semelles. Avec ce matériau dont on revêt les routes, l’asphalte. Gilles en sélectionne des fragments, qu’il dispose sur des trépieds, lesquels sont des supports en même temps que des «agents» de liaisons, ces liaisons qui prolifèrent en réseaux, ce maillage primordial de l’économie, aujourd’hui soluble dans la quête de nouvelles ressources. Et voilà comment une installation, née dans le sous-sol, brigue les étoiles, sinon la lune, en embarquant dans le voyage la Luxembourg Space Agency.


En chemin vers la lune, Gilles le physicien s’attarde encore, comme un géologue, sur le bitume, avec son allure de magma et son relent de carbone, cet élément chimique noir comme un pruneau «d’où naît la vie» – impliqué du reste dans une méthode de datation. Ce qui donne The Beginning and The End, soit: la juxtaposition de deux rectangles de papier carbonisé, détachés – une distanciation nommée humour – d’un rouleau de PQ. En tout cas, devant votre distributeur vertical de papier toilette, n’oubliez jamais qu’il est une posture scientifique, avec déroulement du rouleau dans le sens anti-horaire.


Mais l’horaire n’a rien à voir dans l’histoire. Au contraire du temps comme il passe, qui se lit aussi sur les murs. En atteste une série réalisée au graphite sur du papier (encore lui?), un série de sept dessins de formats identiques (30 x 40 cm) où Gilles réussit à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Non, il ne s’agit pas d’anciens documents, mais de morceaux de papier mural arrachés du mur de sa chambre – matériau non noble, donc – et non, il ne s’agit pas de la représentation d’un astéroïde, ni d’instantanés dévoyés de sa course, mais de la duplication d’un accident du mur à intervalle régulier. Partant de l’anodin et du quotidien, Pegel, l’adepte de la perception décalée, a encore frappé, réussissant, comme un tour de passe-passe, à dissoudre la sphère privée dans une dimension cosmique.


Et d’ailleurs, à l’univers, nous y voilà avec l’installation vidéo A Day Lasts 60 Minutes (voir photo). Sur fond sonore – grave et feulant comme le déplacement d’un vaisseau spatial –, au milieu d’une substance noire, une masse granuleuse flotte, dont un contour s’illumine graduellement. Microbe ou planète? Réponse mon cher Watson: partant (forcément?) d’une banale bille échouée sur un parking, soumise en l’occurrence à une rotation à peine perceptible – la bille tourne sur elle-même en 60 minutes –, l’artiste troquant le microscope pour le télescope, dégoupille la notion du temps, questionnement physico-philosophique, certes, mais aussi anthropologique, de l’ordre de «l’importance de l’homme sur notre petit monde».


Et le temps, Gilles s’y mesure aussi en une pirouette aussi désarmante que poétique. Faisant mine d’avoir travaillé des tableaux au spray, il encadre des morceaux de tissus déteints par le soleil. Si le soleil reste bel et bien l’acteur de ces quasi aurores boréales, n’en reste pas moins que c’est l’artiste, par son encadrement, qui visualise des fragments de temps arrêtés.


Au commencement, il y avait des nuages, à la fin de l’expo, il y a une spirale: deux battants d’une même réflexion sur l’état «technologique» du monde, avec une interrogation croisée portant sur l’accélération des connaissances et sur l’abus de la copie. La spirale, sculpture en aluminium baptisée Hardfork, n’est en rien infernale: c’est «une perversion de l’hélice», une forme – mentionnée dont un écrit de Charles Darwin – qui n’apparaît pas la nature, ce qui ne l’empêche pas d’être un dispositif allégorique du temps, lequel induit des hauts et des bas et donc, des choix.


Avec ses échantillons et ses mises en scène, ce à quoi Gilles Pegel nous invite, c’est à réfléchir «à notre vraie place dans ce monde», et surtout, à relativiser.


Infos :

A Dudelange:

Centre d’art Dominique Lang: Marianne Villière, «Mirage Mirage», et Centre d’art Nei Liicht: Gilles Pegel, «Disorganized Info-Dump». Jusqu’au 18 octobre – www.centredart-dudelange.lu

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