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L’oeil et l’esprit

  • Marie-Anne Lorgé
  • 15 mars
  • 9 min de lecture

La  nuit est tombée… elle ne se relèvera pas de sitôt, certainement pas avant demain matin.


Et le matin est venu, et cette mutine citation a infusé en rond dans mon café noir, jusqu’à ce qu’émerge une inattendue correspondance avec… le Salon de Printemps du Cercle Artistique de Luxembourg (CAL) arrimé au thème Rebirth, renaissance, un mot-monde qui colle à la saison, aussi à un réenchantement inespéré des hommes et de leur marche (Dans notre monde qui sombre/encombré par l’hiver/ (…) le sang ne sait plus à quel fil se vouer, dixit Paul Mathieu dans Blancs Seings, ouvrage édité par Traversées où se croisent les plumes de 9 poètes de l’Académie luxembourgeoise, et pas que, en résonance avec les peintures de Pierre-Alain Gillet).


En tout cas, dans le Salon du CAL, Rebirth, c’est 40 artistes ralliés à la conviction que la création est une renaissance perpétuelle, et c’est autant de façons, figuratives ou abstraites, par la peinture, la gravure, le dessin, la céramique/porcelaine, un peu de sculpture et de photographie, de parler de gestation et de régénérescence ou de résilience de la nature, qu’elle soit humaine ou  végétale/paysagère, ce qui permet, par l’ellipse, la métaphore, la poésie, une lecture en creux ou par défaut de l’état du monde.


Toujours est-il que le Salon du CAL expire déjà le 16 mars il aura duré ce que dure la rose, 9 jours. Le temps de vous signaler que le Prix jeune talent a été attribué à Francesca Amodeo pour une série d’huiles sur toile ou panneau – dont une sensible nature morte de petit format organisée autour de quelques débris de poterie, qui évoque l’absence par le soin et le non soin portés à une orchidée en pot.



J’ignore à quoi il rêve mais il rêve beaucoup si j’en crois son visage chiffonné, au lever (Edmond Dune).


Et j’ai décidé de vous raconter à quoi rêvent Julien (Hübsch) et Bertrand (Ney).

Deux artistes pour deux expos coups de cœur, où l’insoumission suinte respectivement à travers la chimie des couleurs et la part des ombres.


Mais préalablement, histoire de vous décider à sortir ce soir, deux bons plans «arts vivants» à départager (certes, il s’agit de se hâter). Du théâtre, avec Lacrima, pièce de Caroline Guiela Nguyen, créée au Festival d'Avignon 2024, un spectacle qui suit le processus de création d’une robe qui rentrera dans l’Histoire, celle du mariage de la Princesse d’Angleterre. Un  récit choral – de 2h45 (pas d’entracte) – où l’on passe d’une maison de haute couture parisienne à un atelier de broderie à Mumbaï, jusqu’à l’atelier de dentelle à Alençon (visuel ci-dessus). Trois univers liés par le travail, le savoir-faire et le secret. Trois ateliers où la violence va faire surface entre les fils de lin et de coton. L’autrice, aussi metteuse en scène, raconte ces ouvrières et ouvriers de l’ombre, ces couturières, modélistes, brodeurs au savoir-faire exceptionnel, au moment où leur vie va basculer. Au Grand Théâtre (dans le cadre du Mois de la francophonie), ce 15 mars, 20.00h, réserv.: theatres.lu – le spectacle pérégrine, embarquez là où il fait escale.


Et puis, de la danse, à la Banannefabrik, siège du TROIS C-L/ Maison pour la danse (12 rue du Puits à Bonnevoie), avec We need to find each other de/par Brian Ca. Dans l’espace performatif, un corps, celui de Douglas, 67 ans, allongé sur une table de dissection pendant l’entrée public, qui se questionne: «Que se passe-t-il si j’oublie de me souvenir? Comment comprendre un passé que je n’ai pas vécu? Que fais-je ici?». Donc, le 15/03, à 19.00h – infos: www.danse.lu


Sinon, hop, c’est l’heure du rendez-vous avec le Tintoret et avec celui qui lui rend hommage, Julien Hübsch, la preuve avec death & miracles à la galerie Go Art (anciennement galerie Schlassgoart, dans le pavillon du centenaire/ArcelorMittal) à Esch-sur-Alzette. Décidément, Julien rebondit là où on ne l’attend pas.



Ce dont il est question, c’est d’une relecture de Le Miracle de l’esclave, peinture qui a fait sensation en 1548, composition monumentale dudit Tintoret, qualifié par Sartre de premier des artistes maudits, frère lointain de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert et Jean Genet, ou des héros sartriens qui (…) inventent leurs propres valeurs.


Et c’est là, dans un accès de liberté absolue, que réside sans doute le pourquoi du virage artistique de Julien Hübsch, lauréat du prix Grand-Duc Adolphe 2023. Virage? Pas tant. C’est un raccord revivifié avec le goût pictural de ses débuts. Mais c’est un virage quand même pour cet artiste pluridisciplinaire friand d’espace urbain, de chantiers de construction et de friches industrielles, collectant dans le paysage déserté ou vandalisé, des matériaux bruts trouvés et altérés bâches, pierres, carrelages, objets, rebuts, graffitis – pour, selon leur potentiel couleur et leur qualité tactile, proposer des corpus faits de détournements, de découpes, d’empilements, tout un long processus de transformation où les matériaux se dépouillent de leur fonction, autant d’assemblages oscillant entre installations, environnements et sculptures, où, sans bouder une esthétique, prévaut la notion d’archive, dont le temps, redevable de l’activité humaine.


Dans son actuelle expo eschoise, foncièrement picturale, Julien se mesure aussi au temps, à la trace, surtout à la vocation de l’art, à savoir: dresser le portrait d’une société à l’instant T en chamboulant les hiérarchies, celles des pratiques/normes artistiques consacrées et celles des hommes, déplaçant du coup le regard sur le marginal, en l’occurrence l’esclave sublimé par le Tintoret, peintre de la classe moyenne, de la spiritualité à caractère populaire.


On reprend par le début.


C’est alors qu’il est en résidence de création à Montréal, à l’automne 2024, que Julien se souvient de ce beau jour où, à Venise, il découvre donc Le Miracle de l’esclave, tableau exposé à l’Académie, et c’est le choc. Empathie immédiate pour ce fils de teinturier né en 1518 – admirateur de Michel-Ange –, éblouissement quant au foisonnement dynamique de ses couleurs, quant à la rigueur, vigueur et dramatisation de ses figures et de leur gestuelle, quant à ses effets de lumière saisissants, quant à son bouleversement des lois de la gravité, quant à sa liberté à déjouer les pièges du paraître et de la perspective, dans les mentions architecturales, certes, mais surtout dans son audace à dévoiler «sous son pinceau, un monde absurde et hasardeux où tout peut arriver», même une éclipse du divin et le déclin de Venise.  


En fait, que représente le tableau également appelé Saint Marc sauvant l’esclave? Eh bien, des riches négociants, dont le maître dudit esclave allongé nu sur le sol condamné à être aveuglé, membres brisés, et des spectateurs, des augustes Vénitiens mais aussi le Tintoret lui-même, observant la scène… qui tient du miracle, Marc, saint patron de Venise, volant tel Superman, fondant du ciel sur la foule pour rendre le candidat martyrisé invulnérable, une représentation taxée de scandaleuse par certains contemporains  l’épisode est souligné par une architecture qui, rappelant les décors de théâtre de Venise, marque la séquence temporelle des événements racontés.


Alors, dans l’espace de la galerie GO ART, concrètement, qu’est-ce qui se donne à voir?

Une série de 20 aquarelles sur papier, 20 fragments inspirés de détails – surtout de drapés  du Miracle de l’esclave, autant d’angles de facture abstraite… que le quidam visiteur peut confronter à la toile originale (à condition d’avoir la curiosité de la télécharger son Smartphone). Et puis, une gigantesque œuvre en noir & blanc – conforme à la monumentalité chère au Tintoret – qui résulte d’un travail de scanographie scans des aquarelles exposées, et scans finaux photoshopés  , où scènes et figures se répètent mais mélangées/brouillées, déconstruites pour être reconstruites en une sorte de puzzle incroyable. Telle est la singularité de l’artiste Hübsch, infuser dans l’expérimentation technologique actuelle toute la virtuosité et tout le langage subjectif d’un peintre précurseur du XVIe siècle – ce qui, dans la foulée, est une tentative d’anoblir la peinture ou de la restaurer dans un engagement qu’elle néglige souvent, la subversion.


Plus loin, une seconde œuvre monumentale, même scanographie mais partir d’une esquisse, d’un dessin… au demeurant remarquable (visuel ci-dessus, photo ©Henri Goergen), où, en son centre, Julien suspend un portrait de Christ, à la fois naïf et violent, à la manière… de Basquiat.


Alors, Julien recouvre son goût de l’archivage ou de la documentation dans une dernière série d’œuvres ...  aux antipodes du Miracle de l’esclave,  soit, sur papier, 22 petits formats jaunes – chacun étant une surimpression d’anciens travaux (notes, croquis) sur papier jumelés à de mêmes petits formats mais noirs un caviardage qui n’est pas non plus sans rappeler Basquiat: dans cet ensemble, qui correspond à une période de doute de l’artiste, il est à nouveau question de traces, de gestes ressuscités/recyclés, et de temps à la fois incubateur et dissolvant, aussi il est question de rendre visible ce qui est dissimulé.


L’univers Hübsch se découvre jusqu’au 22 mars, du mardi au samedi de 14.00 à 18.00h.



Direction Oberkorn, où, dans un lieu atypique, le H20, un réservoir d’eau transformé en galerie d’art, Bertrand Ney livre sa part d’ombres… en des encres de très grands formats. L’esprit du lieu sied à merveille à la puissance des œuvres, qui ne sacrifient à aucune sirène, seule importe la création par elle-même et pour l’artiste lui-même. En prime, l’accrochage réussit une tension et une narration littéralement bouleversantes.


Le voyage est intérieur et, de dessin en dessin, le cheminement de Bertrand Ney, fait de plongées intimes, de regards sur le monde comme il va mal et d’échappées imaginaires, s’offre à des interprétations multiples où toujours percole une sensibilité désormais à fleur de peau. Un univers en tout cas très personnel, habité par l’émotion et des questionnements.


Un univers (de papiers marouflés sur toile) construit donc en grands formats, voire monumentaux. Comme s’il s’agissait de prendre la mesure de la nuit, de l’affronter. Le noir est à la fois l’hôte et le convoyeur d’une projection aussi palpable qu’étourdissante de la finitude, pour autant, pas de morbidité mais une sorte d’aura spirituelle, parfois mystique, qui lui confère une valeur particulière, laquelle s’inscrit dans un double héritage, celui de l'esthétique baudelairienne caractérisée par l'exploration des aspects sombres et mystérieux de la vie, et celui de Blaise Pascal, avec sa conscience aiguë des infinis qui nous engloutissent. En traduisant ses angoisses ou souffrances à travers sa perception de l’inquiétude de notre siècle, le dessin de Bertrand Ney met paradoxalement en lumière que l’homme est encore plus noble que ce qui le tue.  


Et c’est là la vocation du papier blanc, le blanc qui éclaire un noir associé aux ténèbres, au deuil, à la solitude, à l’ennui. Sachant que de ce noir, l’artiste Ney fait naître d’intenses variations de tonalités, de l’outrenoir au gris anthracite, tout un anti arc-en-ciel signifiant, comme pour Pierre Soulages, un retour aux origines et la mise en valeur du vrai, et de l’essentiel.  


Et donc, il s’agit de dessin. Et Bertrand Ney, qui n’ignore rien du rôle du dessin dans l’histoire de l’art comme aujourd’hui, ni du rôle unique du geste, de la main, dans l’histoire du dessin, de s’y abandonner comme un retour à la source: aux sources d’un art qui n’a donc d’autre but que lui-même – je refuse d’entrer dans quelque chose d’intellectuel ou d’être suiveur, ça, c’est le mainstream –, et aux sources d’un désir renouvelé d’une forme d’écriture.


De Bertrand Ney, on connaît la sculpture – un corps-à-corps avec la matière et la forme pure, un travail tout de densité, d’énergie et d’élégance , on connaît la peinture une mise en couleur de récits ou fables souvent prophétiques – et voici donc le dessinateur, qu’il a du reste été depuis le début, fût-ce pour ses études en tant que sculpteur, avec sa façon de mettre au monde et en forme ses pensées et ses ressentis, son besoin de sortir du cadre, sa sensation d’être étranger au monde qui l’entoure, non pas en traits stylisés, non pas en esquisses mais par le goût des encres, des lavis et par l’éloge des ombres. 


Dans son vocabulaire, on croise des formes géométriques, des sortes de cellules minérales qui se séparent et se transforment en nuées organiques abstraites comme en une tentative de cosmogonie. Et puis, dans la figuration, on croise toute une fantasmagorie, dont des anges, un bestiaire échappé de Jérôme Bosch et des allégories… d’inspiration biblique ou mythologique, dont Icare, d’abord ailé, chaussé de lunettes noires pour mieux toiser le soleil, puis retombant, comme une projection de la vanité de l’Homme, aussi de l’impuissance de l’artiste, laquelle s’incarne par ailleurs dans la silhouette d’un étrange personnage au pied piégé dans un cône de béton, incompris, éreinté, incapable d’avancer, une métaphore poétique de l’albatros de Baudelaire.


Hormis des emprunts au symbolisme, aussi à La Barque de Dante de Delacroix et à Nicolas Poussin, il y a le fruit de promenades solitaires et de méditations, en tout cas, un rapport à la nature, aux arbres dont les racines deviennent des doigts. Ci et là, des archétypes, comme la main, le serpent, le cerf, le dragon ou le corbeau, une référence en l’occurrence très personnelle puisque cet oiseau réputé de mauvais augure fut un compagnon d’enfance qui avait beaucoup d’humour (visuel ci-dessus).


Suintent à la fois le tourment et la quête d’un salut spirituel. Ou, pour citer Nietzsche, il faut porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.


… du côté des ombres, dessins/encres/lavis de Bertrand Ney, dans l’Espace H2O Oberkorn (Differdange), à ne pas rater jusqu’au 30 mars, du vendredi au dimanche de 14.00 à 18.00h.

 
 
 

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