ça me rappelle les dimanches chez ma mère. Tôt matin, quand l’odeur du café qui percole te dit que tu as le temps. Et que tu te hasardes sur le pas de la porte, là, devant la campagne d’automne qui dort encore, avec une brume qui s’étire, épaisse, comme une couette. C’est simple, mais ça transporte d’immenses sentiments. J’ai toujours épié ce soupir dans le paysage, dans une oeuvre d’art aussi, qui sauve de l’aveuglement suicidaire du monde, de sa soif de divertissement.
En tout cas, l’heure s’apaise, celle des chrysanthèmes et des bruyères, celle aussi, rituelle, de la possible invitation à lire à laquelle fait allusion les Goncourt et Renaudot, ces prix littéraires – attribués ce 3 nombre, respectivement à Brigitte Giraud pour son roman Vivre vite et Simon Liberati pour Performance – qui annoncent invariablement les cadeaux de fin d’année. Du reste, quand le jour s’éteint, l’allumeur de réverbère idéal, c’est bien le livre.
Alors, voilà Adrien Albert, né à Nantes, qui fut majordome, cuisinier et brûleur de meubles avant de se consacrer aux livres pour enfants. Intrigue et iconographie puisées non pas dans le répertoire courant de la littérature jeunesse mais dans la peinture, comme Degas et Giotto. Résultat, un album Chantier Chouchou Debout construit comme une maison de poupée, «où l’on voit les pièces à l’intérieur, avec les personnages qui s’accumulent et tombent» – mais on se rassure avec une bonne vieille barbe à papa – , un univers aussi tendre que psychédélique… mûri en résidence, en l’occurrence au Wolf, maison de la Littérature de Jeunesse à Bruxelles.
Au retour d’une promenade en forêt – sublime est la lumière rasante qui fait briller les feuilles mortes comme du cuivre – , la lecture est une volupté, au mieux au coin d’un feu, avec, tiercé gagnant de la carte postale, une tasse fumant de chocolat ou de café et un chat sur les genoux. D’aucuns ajouteront un plaid. Une idée de tricot, de couture, de broderie. Perso, je ne maîtrise aucun travail d’aiguille. Pour autant, le fil m’inspire. Celui qui raccommode, qui aussi raconte, qui noue du lien et du temps.
En l‘occurrence, sur le fil, voici Justine Blau, plasticienne au chevet du vivant et du corps humain – qui actuellement participe à Re-Retour de Babel, à Dudelange, une expo dont elle est d’ailleurs la commissaire –, voici donc Justine qui donne à tisser… un dessin de commande – pour le Lycée Technique pour Professions de Santé, Bascharage, dans le cadre du programme 1 % des Bâtiments publics – , un dessin intitulé SÔMA, mot qui signifie «corps» en grec, «constitué de représentations de modèles anatomiques de corps humains, qui par un jeu d’entrelacs et de couleurs proposent une composition entre le figuratif et l’abstrait».
Et voici que ce Sôma, converti en laine et en lin, a été confié aux mains de Françoise Vernaudon, créatrice de tapisseries d’Aubusson. Pourquoi? Parce que Françoise Vernaudon est LA gardienne de ce savoir-faire inscrit au Patrimoine immatériel de l’humanité et parce que la technique de la tapisserie d'Aubusson a justement «permis ce dessin très précis et détaillé et de jouer avec des effets de reliefs et de graduation». Au final, Sôma réalisée manuellement pendant plus de dix mois dans l’atelier de la licière Vernaudon, sur un métier à tisser horizontal, «se contemple de près, permettant au regard de naviguer d’un organe à l’autre et d'avancer au fil des motifs» (ci-dessus: Atelier Françoise Vernaudon, photo Gilles Vernaudon).
Et tout n’est pas dit. Le meilleur est à venir. Qui réactive une tradition, celle de la «tombée de métier», qui désigne ce moment où une pièce textile est enlevée du métier qui a servi pour la produire. Et c’est ainsi que la tapisserie Sôma, de 950 x 95 cm, se découvre lors de la «tombée de métier» organisée ce 3 novembre dans l'atelier de F. Vernaudon à Nouzerines. Occasion inespérée de pérégriner dans le Creuse, d’autant qu’ensuite – et c’est suffisamment honorifique pour le saluer – Sôma sera exposée à la Cité internationale de la tapisserie Aubusson (à Aubusson, forcément) – inauguration ce 03/11 – où elle restera visible jusqu’au 6 novembre (infos: www.cite-tapisserie.fr)... avant de repartir pour Luxembourg.
Somme toute, Sôma, c’est une ode à la beauté du geste et à la transmission, tout en étant une façon de voyager – au sens propre, j’imagine la somptueuse palette de couleurs de la Creuse automnale.
Tout comme celle, par ailleurs, du Québec, là où Justine séjournera en 2023, précisément à la Fonderie Darling à Montréal, en résidence artistique pour son projet … Voyage en solastalgie, écho intime de sa conscience de l’urgence écologique, de son angoisse quant à l’effondrement de la biodiversité.
Entre un petit plâtre de Rodin, le paysage sonore du Libanais Tarek Atoui et les histoires urbaines de Romain Urhausen, pionnier de la photographie luxembourgeoise, quel est le lien? Aucun, sauf une invitation à prendre congé de sa routine et, entre deux doigts de thé/ café avec nuage de lait, à laisser infuser le temps dans le regard.
Pour la cause, je vous mène à la gare, puis au Mudam… en me permettant d’abord d’ouvrir une parenthèse sur LAW, Luxembourg Art Week, la foire internationale d’art contemporain de Luxembourg, dont la huitième édition, «tournée vers les enjeux sociétaux et technologiques de notre époque», se déroulera du 11 au 13 novembre dans une construction éphémère sur le champ du Glacis. En gros, ça donne quoi? Un rassemblement de 80 galeries, collectifs et institutions au sein de trois sections: Main Section, la section principale, Take Off, la section prospective (avec un espace dévolu au fonctionnement, à la production et à la collection de NFTs (Nonfungible tokens)), et Solo, la section découverte permettant de mettre à l’honneur la production d’un.e artiste à travers un projet dédié.
Voilà pour la forme. Vue de loin, rien de bien affriolant sous le soleil du genre? Sauf que si, LAW n’est pas une foire comme les autres.
Déjà parce qu’elle est à taille humaine, réputée aussi pour son ambiance chaleureuse. Surtout parce qu’elle questionne en se questionnant, qu’en marge de son objectif marchand, elle s’engage dans de nombreux autres enjeux, dont la formation continue des artistes, les recherches expérimentales de la jeune scène, l’intégration de l’art à l’architecture et aux espaces publics (angle environnemental oblige), la médiation avec le public, le mécénat, la façon des entreprises d’innover en matière de projets culturels et ce, à coups de conférences et autres discussions.
Et puis, LAW a ceci de particulier – une particularité renouvelée, intensifiée pour cette édition 2022 – de mettre en oeuvre des synergies, d’inventer des modes de collaboration, de s’y intégrer comme le maillon d’une dynamique artistique globale, nationale et internationale. A titre d’exemple, le jeune plasticien français Adrien Vescovi, qui expose actuellement au Casino Luxembourg (jusqu’au 29 janvier), dévoilera une installation inédite de textiles monumentaux interagissant tantôt avec les intempéries, tantôt avec le lieu, histoire d’ainsi réinvestir «la question de la toile libre et d’une peinture pensée à l’échelle de l’architecture et de la nature» (photo ci-dessus).
Tablez aussi sur les compositions sculpturales fleuries et suspendues de la jeune fleuriste Kathlyn Wohl, sur la présence de la «Real Doll», poupée dotée d’intelligence artificielle de Louisa Clement et sur l’installation de sculptures monumentales au rond-point Robert Schuman. Enfin, notez, c’est une première, que le ministère de la Culture remettra lors du vernissage de la foire (le vendredi 11 novembre, de 18.00 à 21.00h) un prix récompensant un.e artiste luxembourgeois.e pour l’ensemble de sa carrière.
Pour se préparer à cet événement qui bouture la réflexion et le festif, sans bien sûr négliger le marché et ses collectionneurs, on s’informe sur luxembourgartweek.lu
Arrêt gare. Pour ceux qui ignorent encore que l’envergure du photographe luxembourgeois Romain Urhausen est patrimoniale, pour ceux qui n’ont pas eu écho de la phénoménale expo qui lui a été consacrée cet été aux Rencontres photographiques d’Arles (mais est-ce possible?), pour tous ceux qui n’ont pas eu l’heur d’y faire étape, voici une séance de rattrapage. ça se passe dans la verrière de la gare de Luxembourg, c’est là, public lieu de passages internationaux, que l’on freine le pas, surtout si l’on a raté son train, afin d’apprécier la quinzaine de tirages grand format représentant une sélection d’œuvres de l’artiste autour (années 50-60) du thème des «histoires urbaines».
Dans ses photographies de ville prises principalement à Esch-sur-Alzette, Luxembourg, Paris et Dortmund (c’est le cas dans la photo ci-dessus), il observe et capture les passants se croisant dans les rues, et c’est l'arrière-plan de ce spectacle qui devient le point de départ d’explorations visuelles donnant lieu à des images non plus représentatives, mais fidèles à sa vision créative. Ce que Romain Urhausen enregistre ainsi, c’est l'inhabituel, c’est le bizarre qu’il infuse par son interprétation de la scène, tout en captant des éléments abstraits de l’environnement «avec son esprit artistique subjectif».
L’exposition est produite par Lët’z Arles avec la collaboration de la succession de l’artiste et du Centre national de l’audiovisuel – le commissariat du projet est assuré par Paul di Felice et Krystyna Dul – et on peut y flâner jusqu’au13 novembre (visite guidée en anglais le 08/11, à 12.30h, organisée par les Amis des Musées).
On arrive au Mudam, le café est servi.
Rencontre dans le grand hall avec Waters’ Witness, une installation singulière qui, par les sons et un agencement d’hétéroclites formes sculpturales, en bois, métal et pierre, raconte un territoire interdit (au grand public), à savoir: le port. Son concepteur, et témoin des eaux, c’est Tarek Atoui, né (en 1980) à Beyrouth.
On regarde, on se hasarde à tricoter des correspondances entre les «objets» et surtout on écoute, le son faisant lien. C’est que pour Tarek, le son est le catalyseur cardinal des interactions humaines. C’est par lui et avec lui que l’artiste va donc documenter l’histoire de villes essentiellement marquées par l’activité portuaire, et ces villes en l’occurrence sont Athènes, Abu Dhabi, Singapour, Beyrouth et Porto (Sydney est le prochain site censé boucler le périple).
Dans chaque port, concrètement, Tarek – en collaboration avec les musiciens et compositeurs Chris Watson et Eric La Casa – a travaillé sous l’eau ou à proximité des docks, le résultat tient à la fois du brouhaha des voix venues des quais de dé/chargement, du flux de la mer et de divers écoulements d’eau, tantôt cotonneux, tantôt métalliques, tout ce qui peut évoquer les réalités humaines, écologiques, historiques et industrielles de villes côtières.
Dans chaque port, Tarak a parallèlement collecté des matériaux susceptibles de donner une image du lieu traversé par l’eau, soit: des poutres d’acier pour Abu Dhabi toujours en construction, des blocs de marbre pour Athènes, des contenants en bois ou tours à étages pour recueillir le compost organique observé à Porto dans l’attente d’être exporté (structures qui requièrent une maintenance, fût-ce pour les insectes et larves qui s’y développent), des vasques en bronze ou marbre pastichant les fontaines de Beyrouth. Autant d’éléments qui fonctionnent comme des réminiscences des paysages sélectionnés et qui, par ailleurs, servent de caisses de résonance, de supports physiques à la transmission des sons. Les dispositifs qui relient le tout au tout, dont câbles et sets de perfusion, restent délibérément visibles, avec leur aspect bricolé (ci-dessus: vue de l’expo © Photo: Eike Walkenhorst | Mudam Luxembourg).
Au final, Waters’ Witness ambitionne une approche sensorielle de l’espace, et c’est parfaitement inédit, du coup, au visiteur de se laisser surprendre et par «l’écouter voir» d’ainsi faire naître des paysages mouvants, migrants. Du reste, ce corpus est évolutif, à chaque étape-exposition, ajout il y a d’éléments, au Mudam, il s’agit précisément des vasques, apparemment «réalisées par des artisans libanais et vendues dans des boutiques à proximité du port de Beyrouth au moment de l’explosion du 4 août 2020», vasques qui dès lors incarnent «la mémoire de quelque chose qui a disparu».
Dans le corpus, surgit notamment un dôme de verre baptisé Litophone (2014), un instrument inventé, fabriqué de toutes pièces… «comprenant une pierre volcanique dont la surface produit un son par le frottement d’un autre minéral». C’est que Tarek le musicien n’en finit pas de donner corps à des connexions symboliques, à des géographies immatérielles, à une temporalité autre, à un horizon fluide, éminemment sensible – on s’immerge jusqu’au 5 mars.
J’en profite aussi pour vous dire que le programme 2023 Mudam est sorti, concocté par la nouvelle directrice Bettina Steinbrügge, incluant entre autres une rétrospective consacrée à Peter Halley et une exposition issue des archives de Michel Majerus – lever du suspense dès le 31 mars – ainsi qu’une autre rétro dédiée à Dayanita Singh, ce, dans le cadre de la 9e édition du Mois européen de la photographie Luxembourg. Et puis, à la fin de l’année, l’exposition collective After Laughter Comes Tears (Après le rire, les larmes). Et, en complément à une programmation de performances, un projet participatif au format singulier, The Collective Laboratory, le tout escorté d’un large éventail d’événements pédagogiques, de débats et de projections.
Infos: Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean 3, Park Dräi Eechelen, Luxembourg-Kirchberg (fermé le mardi), mudam.com
Sans transition aucune, et parce que ça ne fait pas de mal, je tiens enfin à vous signaler que les Théâtres de la Ville mettent en place Studio Libre, une résidence de recherche technique (d’une semaine) qui s’adresse aux compagnies de danse implantées sur le territoire luxembourgeois. Concrètement, Studio Libre se tiendra sur le plateau du studio du Grand Théâtre pendant la semaine du 26 juin 2023, aux personnes intéressées de soumettre leurs dossiers avant le 9 décembre. Infos sur: https://theatres.lu/fr/appels-a-candidature.
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