«La famille, ça a de quoi te rendre fou».
Et dans la famille (théâtrale en l’occurrence), il y a la mère, incarnée par Sophie Langevin, qui sombre lentement. La maladie est mentale. Point de départ du portrait d’une comédienne exigeante, à l’allure de moineau, aussi menue qu’habitée par la détermination, tout en étant «en doute perpétuel» – «je suis une grande douteuse, même si pour certaines choses, je sais où je vais». Et là où elle va, c’est... l’océan.
Dans la trajectoire de Sophie, née en 1970 à Carthage, sous le signe des Gémeaux – «j’ai 50 ans et j’adore, j’aime vieillir» – , dans la trajectoire de cette «grosse bosseuse», arpenteuse de(s) sens, aussi metteure en scène et réalisatrice, plutôt féministe – en tout cas, Simone de Beauvoir est sa figure inspirante, Marguerite Duras aussi –, percolent le lien familial et filial, la nécessité du livre, le goût du noir et… du sel.
En préambule, nécessaire petit détour par la pièce Pas un pour me dire merci, où Sophie – mère elle-même – réussit une incarnation magnifique, toute en retenue (photo ci-dessous: © Patrick Galbats).
La maladie est donc mentale. Elle désempare le père (Francesco Mormino) et les trois enfants (Hélène Van Dyck, Sophie Warnant, Jorge De Moura). «Il faut de l’amour pour y survivre». Et il y en a, de l’amour, qui dégouline, à coups d’embrassades, de corps qui se touchent, enroulés entre eux comme une plasticine – le père s’y consume, jusqu’à en mourir.
Et il faut de la patience – les enfants en débordent, jusqu’à l’indicible, en trompant les cruels troubles maternels grâce à une grosse boîte anniversaire orange, par des chants aussi, et de la musique (omniprésente, jouée live à la guitare par le père et le fils), et des cabrioles (le petit pan incliné du décor, truffé de cachettes, favorise les culbutes et glissages).
Les scènes sont douloureuses – celle des repas où c’est le père qui trinque à force d’échouer à servir de tampon, celle du chat, noyé parce qu’il incarne le diable, celle des injonctions insensées, des pardons désarmés/terrifiés –, malgré l’innocence, malgré la tentative d’humour. Et sans doute d’autant plus douloureuses en raison de l’innocence, de l’humour.
Au centre du tourbillon (tournis aussi physique qu’émotionnel), il y a la mère, son regard vide et, surtout, ses mots secs, terribles, toujours décochés comme des lames, mais sans jamais verser ni dans le pathos ni dans l’hystérie. La mère accrochée à sa table, empêtrée dans une robe bleue immense, qui fait office à la fois de nappe, de camisole et de surface de projection (où, au final, sur un superbe cheval noir, surgit une figure en armure).
Voilà les points cardinaux de Pas un pour me dire merci, une pièce essentielle, un texte précis, et irrespirable, de Jean Bürlesk, dans une mise en scène aussi inventive que pudiquement bouleversante de Renelde Pierlot – à voir encore le 23 et le 25 avril, au Théâtre d’Esch.
Alors, voilà, elle l’a abordé comment, son rôle de mère psychotique, Sophie? «J’ai écouté pas mal de témoignages, j’ai lu, regardé des documentaires pour essayer de comprendre cette maladie. En même temps, la pièce porte tellement les mots, mais les dire a exigé un travail terrible. J'ai reçu tant de notes, d'explications, de détails précis de la part de Renelde. Etre dans la retenue – ne pas pleurer, ni criser – et réagir dans l’instant aux ruptures permanentes, entre amour et détestation, comme en un combat intérieur perpétuel pour rester debout. En fait, je ne joue pas, je ressens. Mon jeu doit être dans l'instant et le concret».
Entre être interprète et mettre en scène – Sophie a d’ailleurs récemment signé un remarqué/ remarquable projet de théâtre documentaire, Les frontalières, «qui relate, par les voix de comédiennes «passeuses» d’une parole réelle, les vies de ces personnes en voyage constant entre deux frontières» –, une préférence? «J’aime les deux. En fait, j’ai décidé de ne plus jouer en 2003, je n’étais plus heureuse sur scène. Plus au bon endroit. Au lieu d’être au service d’un texte, je travaillais pour moi, ce qui sonnait faux.
A l’interprétation, j’y suis retournée en 2006/2007, via une compagnie flamande, la Cie Iota: c’était une pièce pour jeunes publics, «Zan»» – dans une mise en scène de Lieven Baeyens –, «une pièce sur la mort», en tout cas, sur l’exploration de la couleur noire, «cette couleur qui fait peur»…
Et le noir habille Sophie, qui aime aussi le vert, «pour sa palette étonnante». Au-delà d’une coquetterie chromatique, Sophie confesse une grande sensibilité à la peinture – «Ah, Soulages et son noir-lumière !» – et à la photographie: «en fait, je me nourris beaucoup des artistes, c’est physique».
Et dans cette nourriture spirituelle – sachant qu’au sens prosaïque, Sophie cuisine beaucoup, pour ses enfants «bouffeurs de pâtes», qu’elle raffole des curry et surtout, des épices, «pour leur alchimie» –, et donc, dans la nourriture de l’esprit, le mistral gagnant, c’est le livre. «Je suis une grande lectrice – et je me bats avec mon fils, qui n’aime pas ça et ça me rend dingue; avant de m’endormir, je dois au moins lire une page d’un roman, c’est ma seule façon de m’évader, de vider ma tête à travers une écriture et une histoire». Sur la table chevet, éclectique, Murakami côtoie ainsi Christophe Gailly et Christian Bobin.
On s’étonnera donc peu de savoir que si Sophie ne devait sauver/emporter qu’un seul objet en cas de catastrophe, ce serait… un livre !
Bien sûr, il a aussi le cinéma. «Je suis cinéphile, et plutôt cinéma d’auteur ou, disons, que les films d’action, ça ne me dit rien. Dans le dernier Luxembourg City Film Festival, il y avait des pépites… de vie et de poésie; c’était un programme très singulier qui m’a invitée à de sacrés voyages et au désir de faire entendre des voix oubliées».
Tant qu’à entendre, Sophie est une passionnée de radio, suspendue non-stop aux émissions de France Culture. «Ecoute» est du reste le mot qu’elle préfère; quant au mot détesté, c’est «présentiel», «il sonne mal tout comme ce qu’il porte».
Retour au yo-yo du parcours.
A la première mise en scène de Sophie, qui date de 1997 – c’était Juliette de Michel Azama –, puis il y a eu Les Pas perdus de Denise Bonal en 2008, au Théâtre des Capucins, sans compter le fabuleux Koltès, La nuit juste avant les forêts, en 2010, au Théâtre du Centaure, où triomphe Denis Jousselin, «un acteur très exigeant» avec qui Sophie forme un tandem professionnel passionnant.
Il n’empêche, le meilleur souvenir théâtral de Sophie, c’est en qualité d’interprète, et ça remonte à 1997, à la direction par Louis Bonnet d’une pièce de Roland Fischet, Silhouettes et comédie: «c’était un spectacle heureux ou j’accouchais d’un agneau. C’était fou. Et j’adore la folie, la norme est tellement ennuyeuse».
A contrario, le plus mauvais souvenir de Sophie ravive l’une de ses mises en scène, celle d’Hiver de Jon Fosse, «un spectacle très très dur, où la comédienne s’opposait au travail d’une façon violente, toutefois, on a été jusqu’au bout... mais dans un état dramatique».
Mais comment est-elle tombée dans la marmite? Pas par héritage familial, sauf peut-être «du côté de la sœur de mon père qui a hésité entre le théâtre et... entrer dans les ordres».
Mais la croyance, c’est pas la tasse de thé de Sophie. Ni à dieu ni au diable, «je crois aux signes et je suis intuitive. Mon frère est bouddhiste, j’en suis proche, il m’éclaire quand ça ne va pas».
Eh quoi, la famille, une religion? En tout cas, Sophie est fière de son père – physicien nucléaire devenu statisticien à la Communauté européenne à Luxembourg –, fière de ses enfants: «j’essaie de les accompagner au plus près de ce qu’ils sont et de les ouvrir au monde, d’être citoyens, ce qui signifie avoir des valeurs humanistes, dont le respect de l’autre. Ma famille est comme ça, la politique nationale et internationale s’invite à table, on parle de ce qui se passe dans le monde, et mon fils est passionné par ça, il a fait un stage chez Caritas, découvert les migrants et ça a donné un sens à sa vie, il a une bonté d’âme».
Et dans la famille, j’appelle aussi la sœur jumelle. Son souvenir est liée à une péritonite, «c’était en vacances en Birmanie, en 1987: je me souviens de sa douleur et de lui avoir chanté pour l’apaiser «L’aigle noir» de Barbara». Déjà le noir…
C’est une famille voyageuse, au contraire de Sophie, qui se questionne sur son empreinte carbone: «je ne comprends même pas de cautionner Dubaï où tout le monde se rue…».
En attendant, Sophie, plutôt urbaine – elle vit en appartement, espace qui se prête peu à la venue d’un chat –, évoque une maisonnette à Belle-Île-en Mer, elle dit: «je suis océan, non pas mer. Vivre à côté de l’océan, c’est mon paysage rêvé, passer des heures à le regarder, puis me balader sur la falaise ou nager…».
Pour boucler la boucle, Sophie ne serait jamais devenue ce qu’elle est si…. «Si je n’avais pas rencontré Mili Tasch à 10-11 ans pour un spectacle, si je n’avais pas mis en scène ma frangine dans le monologue du «Malade imaginaire» de Molière et si je n’avais pas rencontré Marc Olinger qui, dès la première année, en 1986, m’a fait jouer dans «Le piège de la méduse» d’Erik Satie», pièce considérée comme une manifestation anticipée des mouvements Dada et du surréalisme, ou du théâtre de l’absurde. Le ton était donné, le pied déjà marin…
A voir:
Escher Theater: Pas un pour me dire merci de Jean Bürlesk, co-écriture de Francesco Mormino et mise en scène de Renelde Pierlot, avec Sophie Langevin, Francesco Mormino, Jorge De Moura, Hélène Van Dyck et Sophie Warnant. Encore le vendredi 23 avril, à 20.00h, ainsi que le dimanche 25 avril, à 17.00h, avec table ronde à l'issue de la représentation. Réservez d’urgence sur reservation.theatre@villeesch.lu ou tél.: 27.54-5010 ou 5020.
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