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  • Marie-Anne Lorgé

L’heure du crime

Sont-ce des carrés de poitrine de porc qui tombent en pluie le long de la façade vitrée d’une banque? Eh oui! Du moins selon le vidéo montage (photo ci-dessous) réalisé par Eline Benjaminsen, plasticienne norvégienne (née en 1992) récemment accueillie en résidence au CNA (Centre national de l’audiovisuel), pourfendeuse de système boursier et autre trading.


La banque y est sans doute reconnaissable, mais dans le travail Benjaminsen, ce n’est pas précisément du Luxembourg dont il s’agit, mais, partant du cliché, de pister plus largement l’argent, de parler des jeux de cache-cache du monde de la finance et, surtout, d’en parler autrement. Et comment? A partir d’un vocabulaire imagé, d’un lexique stupéfiant, inconnu des non-initiés, qui use de métaphores pour masquer… l’heure du crime (ou Witching Hour, terme de jargon financier qualifiant la fébrilité, voire l’hystérie, de la dernière heure de transaction boursière).


Et justement, pourquoi donc des tranches de porc? Parce que le porc fait partie des principales commodités du marché, lesdites commodités désignant les matières premières… dont les prix ont une incidence sur les pays les plus pauvres – il paraît que les contrats à terme sur la poitrine de porc étaient l’instrument financier pionnier en 1961.


Voilà un propos éminemment intéressant, aussi complexe qu’inédit. Pas simple en tout cas à rendre visuellement accessible. C’est pourquoi l’artiste met en place un dispositif narratif en mariant photos, vidéo et textes, histoire de plus efficacement ferrer notre attention, voire susciter notre émotion. Et le mieux, c’est encore l’explication par exemple, j’y viens…


Mais déjà, ça se donne à voir où?



Au Pomhouse, ancienne station de pompage jouxtant le château d’eau (Waassertuerm) et le CNA, à Dudelange. Qui est en passe de devenir un lieu de démystification des actuels enjeux verts et durables, si l‘on en juge par ses 2 récentes expos, à savoir: LandRush, projet aussi environnemental qu’humaniste mené 15 ans durant par les documentaristes-baroudeurs Frauke Huber & Uwe H. Martin (toujours visible jusqu’au 29 août) et donc, actuellement, Collapsed Mythologies, une installation multimédia qui traduit le défi que se lance Eline Benjaminsen: «mettre à nu les résultats tout à fait absurdes auxquels aboutit aujourd’hui la logique du capitalisme globalisé».


Son expo se déploie en deux espaces du Waassertuerm, l’un au rez-de-chaussée et l’autre tout au sommet, terminus de l’ascenseur, dans l’enceinte aussi obscure que cylindrique de l’ancienne cuve de stockage (d’eau), là où, jusqu’il y a peu (décembre 2020), sommeillait The Bitter Years, l’historique collection photographique d’Edward Steichen… aujourd’hui ramenée aux archives, à des fins d’analyse et d’expertise.


Alors je rembobine l’objectif d’Eline Benjaminsen qui est... de pister l’argent.


Le domaine du trading, du marché boursier, ou plus globalement de la finance, est vaste, avec ses techniques et bien entendu son langage. On ne parle pas ici de flixing, rating, revolving ou autre charabia, mais de mots, de locutions d’une banalité parfaitement confondante et qui, pourtant, cachent une stratégie de guerre, que le profane ne comprend guère ou, plutôt, qu’il ignore.


Et donc, c’est sur ce vocabulaire que surfe Eline Benjaminsen pour le déjouer. Précisément, c’est dans un lexique du genre – en l’occurrence, le The Geofinancial Lexicon fraîchement publié d’Ed. Jack Clarke & Sami Hammana, chercheur, écrivain et designer rompu aux champs politique et philosophique – qu’Eline sélectionne certaines expressions parmi les métaphores les plus fleuries, pour les transposer dans une imagerie photographique… où des objets (marguerite, pieuvre et ours inclus) «surgissent dans un contexte où on ne s’attend pas à les voir». Dont le fameux vol plané des carrés de poitrine de porc le long de la façade vitrée de la Banque… de Luxembourg.


Avec l’exemple du porc – du flanc de porc congelé, ou Pork belly selon la terminologie spéculative –, Eline active un glissement artistique, nous révélant en passant que cette marchandise emblématique pour la représentation du marché à terme l’est aussi dans la culture populaire, toute mentionnée qu’elle est dans quantité de films liés à l’investissement et au commerce, dont la célèbre comédie de 1983, Trading Places, mettant en scène Eddie Murphy.


Autre exemple. Plus éclairant. Celui du Daisy Chain, ou «pâquerette en guirlande«, terme utilisé pour «décrier un groupe d’investisseurs peu scrupuleux pratiquant une sorte de trading fictif». Eh bien, partant de ce Daisy Chain, charmant ou innocent au sens littéral, Eline décline des objets – dont une tige autour de laquelle des pâquerettes s’enroulent à la queue leu leu, composition encadrée dans un médaillon accroché au mur comme une nature morte – et des images –impressions, reproductions de tirages –, toutes alignées dans une vitrine.


Dans ladite vitrine, on voit d’abord une fillette – c’est la petite Daisy qui, dans une prairie, compte et arrache lentement les pétales d’une marguerite –, puis le portait du président américain Lyndon B. Johnson associé à un titre de film – Daisy étant aussi connue sous le nom Daisy Girl ou Peace, Little Girl, titre d’un «spot publicitaire télévisuel controversé diffusé lors de la campagne électorale présidentielle américaine de 1964» – et enfin, un gros champignon de fumée, celui d’une explosion atomique... censée remplacer la pupille de Daisy une fois que son décompte atteint zéro.


Daisy Chain donne accès au mode à penser et à imager d’Eline, qui applique le surréaliste principe «de la chaîne sans fin» instigué notamment par Magritte. Un principe comparable au jeu d’esprit dit du marabout – «marabout, bout de ficelle, selle de cheval» et cetera –, qui procède par association visuelle, sémantique et phonétique.


Par ailleurs, on croise tout un bestiaire. Le vampire des abysses, soit: la pieuvre – métaphore courante dans les théories du complot ou des réseaux mafieux –, un chat – un dead cat bounce est «une petite reprise de courte durée dans le prix du déclin d'une action » –, un ours – le Bear du code investisseur désigne les «baissiers» –, complice opposé du taureau, le Bull, qui, en vertu des coups de corne qu’il donne du bas vers le haut, signifie qu'un marché est à la hausse. Eline associe Bear et Bull par l’art, le temps d’une sculpture.


Et puis, il y a la célèbre Witching Hour. Qui prouve que dans ses notions opératoires, le langage financier fait abondamment appel aux références mythologiques (qui légitiment le titre de l’expo, Collapsed Mythologies). Dont la licorne, le diable et les sorcières. Avec ses reproductions – remontant aux allégories médiévales, toujours compilées en vitrine – Eline Benjaminsen visualise l’espace spéculatif et donne «une activation esthétique convaincante» du langage géofinancier. Sauf que cette «esthétisation» relève du dessein parfaitement détracteur.


C’est un regard critique porté sur l’opacité des processus socio-économiques, sur les artifices empruntés au folklore ou à la poésie pour déguiser des combines et mieux nous égarer, nous leurrer. Franchement, ça décoiffe.


Photo: Pork belly, vidéo montage © Eline Benjaminsen


Infos:

Au Pomhouse-Waassertuerm, Centre national de l’audiovisuel, rue du Centenaire à Dudelange: Eline Benjaminsen, Collapsed Mythologies, jusqu’au 29 août 2021, du mercredi au dimanche de 12.00 à 18.00h, entrée gratuite – www.cna.lu

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