En lieu et place de "Me, Family", expo initialement prévue en mai – et qui, «en réponse à une réalité nouvelle amenée par la pandémie de Covid19», prendra la forme d’un projet digital, mis en ligne courant septembre –, le Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean (Mudam Luxembourg) propose actuellement de revisiter sa collection. Entre gestuelle et récit, minimalisme et poésie, son et silence.
L’initiative est bien sûr excellente, tant la collection a souvent fait jaser, jugée trop discrète, alors même qu’elle est l’ossature du Mudam et qu’au fil du temps, elle a régulièrement été le point de départ ou d’appui des nombreuses expos du musée, thématiques ou autres.
Il n’empêche, présenter la collection ventilée dans tout le musée, c’est une proposition rare – pour le coup, on applaudirait les circonstances virales qui ont présidé à ce projet, lequel, formidablement réactif, prouve que «le musée est un ensemble organique».
Le titre de l’expo, Hier, aujourd’hui, demain, nous renseigne sur ce qui nous attend, à savoir: un dialogue à travers le temps, ce qui permet aux oeuvres, ancrées dans une perspective historique – c’est le propre de toute collection – de bénéficier d’une relecture, et ce qui rend également les acquisitions plus visibles, dont celles des vingt dernières années, à l’exemple de l’harmonieuse vidéo de la Belge Edith Dekyndt faisant naître sa vision de l’éphémère dans une bulle de savon blottie dans les paumes de sa main, à l’exemple aussi d’oeuvres exposées ici pour la première fois comme les peintures de l’Espagnole Ana Manso ou du Français Bernard Piffaretti, et les sculptures du Brésilien Adriano Amaral.
Peintures il y a donc – une sélection sanctifiant grosso modo l’abstraction –, et sculptures aussi – hybridant matériaux recyclés, architecture, minimalisme, parodie moderniste –, sans oublier les installations vidéo, à commencer par le phénoménal Christian Marclay, artiste plasticien californien, et son magistral Video Quartet (2002), un kaléidoscope visuel et sonore (coproduit en 2002 par le Mudam) prodigieusement composé d’environ 700 extraits de films. Le tout en grand format, réparti sur les trois niveaux du musée. Pas d’encombrement ni de profusion, les oeuvres respirent, l’espace aussi, ce qui éclabousse d’une lumière particulière le cadre architectural unique du musée.
Tout commence dans le grand hall. Précisément avec une première relecture de pièces emblématiques, en l’occurrence: les Drifters de Bert Theis, ces sculptures de bois peint en blanc, à l’allure de bancs ou de plateformes parfaitement modulables, adaptables à tout lieu ou tout besoin, et surtout nomades, mobiles, évoluant, glissant «comme autant d’icebergs à la dérive». Vus et reconnus, ces Drifters n’ont toutefois jamais été présentés comme une installation investissant tout l’espace du musée, c’est donc une première. Non seulement Theis fait écho à la sobriété du langage de I. M. Pei – en s’abstenant, en prime, de tout angle droit – mais l’ensemble évoque un paysage, sinon une flottaison, comme une invitation à prendre son temps, au calme. Créée à l’occasion de l’ouverture du Mudam en 2006, la série Drifters conjugue intimement la fonction et le poétique, la forme et le sens.
Dans une galerie contiguë au grand hall, c’est le capharnaüm, tant l’espace est plein à craquer d’objets… rappelant un aéroport: il s’agit de la vaste installation que Thomas Hirschhorn intitule pour la cause Flugplatz Welt/World Airport – créée en 1999 pour la 48e Biennale de Venise et acquise par le Mudam en 2000 – où les objets et éléments amassés/imbriqués/assemblés sont tous fabriqués à partir de matériaux du quotidien, dans l’évident but, à défaut de clairement désacraliser l’objet d’art, d’éveiller une relation directe entre l’œuvre et le spectateur .
Sinon, direction le «Jardin des sculptures», pour une autre relecture de pièces familières. De fait, dans ce passage lumineux – une sorte d’affluent du grand hall –, la célèbre fontaine d’encre noire de l’artiste sino-luxembourgeoise Su-Mei Tse – une oeuvre baroque qui convoque le silence alors qu’elle n’est en rien silencieuse et d’où jaillit la métaphore du flux de la parole, du ruissellement des mots, celle des ténèbres aussi –, la noire fontaine, donc, cohabite avec quatre palmiers en métal argenté, quatre répliques réalistes mais à plus petite échelle de l’essence caractéristique du décor urbain californien, sculptées par le Péruvien David Zink Yi, qui recourt à l’artificialité (ô combien séduisante) pour remettre en cause l’identité.
Et puis, au bout du jardin, il y a le «Pavillon» en forme de clocheton: c’est le point d’ancrage du Principe du Plaisir (The Pleasure Principle) du facétieux Bruno Peinado, construit comme un grand puzzle gigogne où s’emboîtent des éléments géométriques simples, des cartes de jeu en l’occurrence, toutes en aluminium peint, parfaitement laqué –- à lire aussi comme un méthodique château de vingt-trois cartes géantes monochromes aspirant à une certaine tectonique.
Enfin, pour feuilleter le florilège des vocabulaires abstraits, c’est dans les deux galeries du premier étage qu’il faut aller. Dans l’une, la galerie Ouest, dévolue à la peinture, ce qui guide l’accrochage, c’est de montrer le processus de création, incluant la gestuelle, la passion du brassage ou la pression du brossage, les superpositions, les coulures, les matières. Les découvertes côtoient les œuvres de référence, avec, en tête de peloton, le peintre et cinéaste américain Julian Schnabel, et sa manière d’explorer la relation entre l’abstraction et l’ornementation, «faisant usage du collage comme outil de composition»: démonstration avec le tableau Hector, où, fixant la frise brodée d’un baldaquin religieux au beau milieu de deux formes blanches arrondies, peintes sur bâche, Schnabel, en cela raccord avec le mythe de la guerre de Troie, déploie un souffle épique.
Dans le désordre, on croise Bernard Piffaretti dont le protocole est la répétition d’un élémentaire motif décoratif, Ana Manso avec son organisation instable de masses colorées perfusées d’incidences graphiques, mais aussi Albert Oehlen dont l’énergique chaos né de successives couches de couleurs est redevable d’une relation au corps. On croise aussi la composition aussi ordonnée que fluide de Thomas Scheibitz, adepte du mouvement circulaire, et Fiona Rae la dynamique, avec Evil Dead, une composition sophistiquée émergeant d’un fond noir, où effets d’ombre et gestualité s’insinuent dans les contours nets des formes géométriques, conférant au tableau abstrait une dimension narrative. En vérité, Evil Dead fait allusion au film éponyme de 1983 où des objets une fois en marche réveillent des créatures ou forces maléfiques.
Quant à la seconde salle, la galerie Est du premier étage, elle fait la part belle aux lignes droites et aux matériaux qui tissent des liens avec l’environnement bâti. Pour sa sculpture-installation, Pedro Cabrita Reis utilise des briques, des lampes fluorescentes, des câbles électriques et du béton, autant de matériaux manufacturés, tous issus de la construction, qui, en même temps qu’ils gardent la mémoire d’un lieu, réinventent au sol une géométrie urbaine ou domestique. Même minimalisme, même esthétique moderniste dans la sculpture d’Adriano Amaral, mais avec une dose de raffinement: sur quelques éléments abandonnés, recyclés ou pauvres, dont un tube néon et un tuyau de caoutchouc, posés contre le mur, Amaral intervient de façon ténue, en y saupoudrant par exemple un peu de poudre argentée, ce qui a le talent de créer une atmosphère, un goût de temps révolu, preuve que la poésie est soluble dans l’épure.
Et là, faisant face aux matériaux et aux formes, il y a une peinture. De Peter Halley, adepte néo-géo né en 1953 à New York. Intitulée Yesterday, Today, Tomorrow – titre donnant d’ailleurs son nom à l’exposition –, cette peinture en quatre panneaux noirs ceints d’une bande orange fluo, repose sur le motif du circuit et des cellules. Un motif qui fonctionne en écho au construit, à l’architecture, à ses flux et, conséquemment, à notre organisation sociale. Ce qui tend à prouver qu’un art abstrait n’implique pas qu’il soit coupé de la réalité. Cette peinture date de 1987 et a été acquise en 1998, soit huit ans avant l’ouverture du Mudam.
Et tout n’est pas encore dit. Descente en apnée au niveau -1: c’est le territoire de deux immersions différentes, toutes deux magnifiques. Magiques. Avec d’un côté, l’époustouflante mosaïque sonore de Christian Marclay et de l’autre, l’installation vidéo en noir et blanc de Fiona Tan, plasticienne (née en 1966 en Indonésie) héritière d’une tradition à la fois picturale et photographique, et à qui le Mudam avait consacré une expo personnelle, Geography of Time, en 2016. Baptisée Island, la vidéo déambule quinze minutes durant dans Gotland, une île de Suède située en mer Baltique, un paysage sauvage, battu par ces vents qui éreintent les arbres. Pas d’âme qui vive. Juste l’idée d’un lopin de terre perdu dans une immensité qui te domine, avec, en toile de fond sonore, le récit d’une femme. Qui vit seule. Comme une sorte de boussole non d’apaisement mais de contemplation. Deux immersions, donc, et deux sensations particulièrement fortes.
Photo:
Edith Dekyndt, Provisory Object 03, 2004. Vidéo, couleur, silencieuse, 1 min 57 sec en boucle. Collection Mudam Luxembourg, Musée d’art moderne Grand-Duc Jean. Acquisition 2015. © Edith Dekyndt
Infos:
Mudam Luxembourg – Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean 3, Park Dräi Eechelen, Luxembourg-Kirchberg: «Hier, aujourd’hui, demain. Œuvres de la Collection», jusqu’au 6 septembre. Tél.: 45.37.85 1, www.mudam.com
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