Grainerie
- Marie-Anne Lorgé
- 12 avr.
- 10 min de lecture
Histoire matinale, tirée de mon café noir savouré tout à côté de l’endroit où l’on entend le merle, à savoir, un cerisier… qui a le don de me rappeler un mot du poète Philippe Mahy, le ciel est parfois si pur que même notre ombre se soulève.
Alors, aujourd’hui, le ciel est pur. Certes frais comme le fil de l’adage qui n’ose se dévêtir. Pas de nuage, ni boursouflé ni fade comme une hostie, du moins… jusqu’à nouvel ordre.
Sinon, mon histoire du jour est un vagabondage entre graines du monde, semis de papier, carton et collages, ceux de la Parabole du réservoir d’eau revisitée par Bert Theis – tout en profitant du parcours pour ouvrir une parenthèse comme une fenêtre sur les arbres qui inspirent inlassablement les plasticiens (et pas qu’eux), la preuve avec Bambou, bouleau, baobab…, une expo collective organisée à Aubange, au Domaine de Clémarais, salle la Harpaille, à arpenter depuis ce 12 avril jusqu’au 27/04, je vous en rapporterai des boutures.
Et tant qu’à ouvrir une parenthèse, dans une autre encablure, il m’importe déjà d’évoquer Radio Luxembourg, qui, comme son nom ne l’indique pas, présente les œuvres majeures de 19 femmes enracinées dans l’époque et désormais dans la collection du Mudam, selon une expo pensée avec intelligence, humour et engagement par Marie-Noëlle Farcy (dixit Danielle Igniti), en collaboration avec le couple collectionneur Gaby et Wilhelm Schürmann – je vous guide au plus vite.

Et je commence par l’infiniment petit des semences, parce que c’est tout bonnement sublime. Là, on est à neimënster où les grands formats photographiques de Thierry Ardouin, né en 1961 à Saint-Ouen, co-fondateur de Tendance floue, un collectif de quinze photographes français primé internationalement, un laboratoire unique en son genre, où les photos, dis-je, révèlent la fascinante et intrigante beauté formelle de grandes voyageuses, ces graines sauvages ou cultivées, autochtones ou pionnières ou acclimatées, du monde entier qui, depuis des millénaires, recréent des géographies – où vont-elles, on ne sait pas, elles voyagent, c’est tout, ne connaissent pas les frontières –- et parlent autant de nos origines que du monde que nous imaginons pour demain.
L’expo, qui a fait un tabac au Centquatre-Paris en 2022, épouse la zénitude et la charge historique des salles voûtées – on succombe jusqu’au 1er juin – , escortée par les projets de trois artistes sélectionnés dans le programme de résidences de création «Art That Grows», soit: 3 installations qui sont autant de réflexions personnelles visant à élargir le champ d’interprétation de Graines, tout en conservant son impact pédagogique, écologique, scientifique – sachant que l’ancrage local requis dans le cahier des charges, concerne en priorité le proche «natur musée» – et profondément esthétique. On circule.
C’est précisément entre les Graines que Victor Guerin installe Cracks of Potential, une série de sculptures minérales – fragments de béton, d’asphalte et de goudron de pin (bonjour l’odeur !) – où, dans les interstices, des végétaux s’obstinent à germer. En fait, la symbolique de la résilience y est double, en ce que le béton industriel devient terrain fertile, et en ce que l’éphémère naturel se transforme en création éternelle.
Quant à Justine Blau, c‘est dans l’espace Anise Koltz qu’elle explore la collection de fruits à coque de sa mère, rapportés de ses nombreux voyages. Partant de cet héritage intime, l’artiste s’est alors lancée dans un long et ardu travail de taxonomie, pour ensuite tirer le portrait – par scan – de chaque coque dès lors identifiée, nous offrant à découvrir au final un corpus d’images stupéfiant, où géographies et spécificités botaniques défient l’imaginaire, avec, parallèlement, en zooms géants, une graine de magnolia hissée au rang de Plante Mère – d’où le titre du projet de Justine alliant héritage maternel et récit phytologique – et, en écho, une graine de baobab suggérant un foetus (visuel ci-dessus).
En bout de parcours, dans le cloître, le duo d’artistes luxembourgeois Hélène et José Eurico Ebel propose Adopt a seed, une installation interactive invitant les visiteurs à adopter une graine enfouie dans un pot, avec des prénoms affectés par les artistes.
A neimënster (dans le Grund), bain nature aussi irrésistible qu’inédit, jusqu’au 1er juin.
Point de graines dans Visorium, ou alors, figurées, paraboliques, de celles d’où naissent poésie et transmutation. Pour la cause, on file à Arlon, dans l’Espace Beau Site.

Un visorium, c’est un outil d’imprimerie – aujourd’hui disparu – et c’est aussi, selon l’étymologie latine, un spectacle. Et l’expo est bien de cet ordre-là. Pour le moins, c’est un vaste et singulier tableau du geste et de l’esprit, célébrant la complicité de deux univers, celui aussi spectaculaire que connecté de Monique Voz, et celui, passeur de l’intime, de Véronique Van Mol, une amoureuse d’écriture, donc, de livres, qu’elle répare ou rhabille, pérennise ou perpétue par l’intelligence de la main, un art consommé de la reliure au fil.
En fait, dans son voyage immobile aux confins d’un pays de papier, Véronique veille à ce que rien ne se perde, ou, plutôt, s’applique à anoblir le laissé-pour-compte. A l’exemple des serpentes, ces papiers très fins et transparents servant à protéger les gravures des livres, qu’en l’occurrence elle installe au mur comme un laiteux paysage d’empreintes – du reste, bien allusif est le mot «serpente», qui renvoie au serpent, aussi souple et discret qu’une racine.
A l’exemple aussi des résidus de débrochage de livres qu’elle ensache comme des semis et dispose en une sorte de rayonnage de grainetier… en vue d’un ensemencement littéraire. A l’exemple encore des déchets de colle, aux formes inattendues, qui gravitent sur le mur en un océan circulaire… de 3987 grammes (visuel ci-dessus). A l’exemple enfin des emballages métallisés de bistouris dont l’artiste se sert dans ses ouvrages de reliure et qu’elle aligne, composant ainsi un micro champ.de miniatures… panneaux solaires satellitaires.
Nous voilà par ricochet dans une dimension, disons, cosmique. Qui fait écho aux créations (souvent cinétiques) de Monique Voz, artiste inclassable, aussi astronome que théologienne, aussi physicienne que gemmologue, aussi alchimiste qu’orfèvre, une conteuse aussi, voire une poète, toujours la tête à la fois dans les étoiles et dans les roses.
Je vous ai déjà parlé de Monique Voz, de son univers en accès direct tant avec la cosmologie qu’avec le divin, celui-là qui perfuse à la fois les textes sacrés et les messages secrets de la nature. En fait, Monique parle à l’oreille l’Univers, et l’écouter ou la suivre requiert un lâcher prise, notez en passant que l’artiste, au demeurant fondue d’alphabet runique, récolte de la rosée sous la lune pour en faire un distillat aux vertus salutaires – une conception confortée par une oeuvre en verre blanc conçue comme une analogie au sauvetage du monde, et pour cause, l’oeuvre se compose d’un petit alambic et d’un globe en verre sablé assimilé à notre planète, où le fameux distillat circulant d’un récipient dans l’autre agirait comme un antidote, dès lors qu’il suffit… de pousser sur le bouton, cet interrupteur aussi ténu qu’une puce dont Monique équipe moult de ses objets.
Chacune de ses créations est un bijou, les uns se mettent au doigt ou au cou – souvent chargés d’un pouvoir d’amulette, microscopiques livres enroulés dans du laiton inclus –, les autres sont d‘incroyables inventions qui combinent savoir-faire, mécanique, science, intellection, perception et quête d’un beau physique et immatériel, le tout partant de matériaux de récupération, transmués en véritables joyaux … livrés ou délivrant notre imaginaire.
Et c’est peu de le dire quand Monique décide de provoquer la foudre. Explication.
Sous une cloche de verre – par ailleurs, il existe toute une série de ces cloches habitées par des petits mécanismes simulant le zodiaque ou la course des planètes dans le système de solaire, cloches parfois placées sur de vieilles boîtes métalliques de conservation films en guise de socles –, sous la cloche foudroyante qui nous occupe, sur un fond bleu calquant le ciel du soir du vernissage, se dresse la cathédrale Saint-Martin d’Arlon, du moins sa maquette de papier en réduction, qu’un flux électrique – moyennant la manipulation de minuscules commutateurs – auréole d’étincelles.
Magie électronique aussi au niveau d’un mini bac d’herbes artificielles, planté d’espèces de ventilateurs parlants; en fait, l’artiste vous invite à écrire des phrases dans un calepin mis à votre disposition, et ce sont ces phrases qui, via un algorithme, sont projetées/essaimées comme sous l’effet du vent, comme les aigrettes du pissenlit.
La poésie prend enfin une dimension intersidérale avec une gamme de monumentaux panneaux de signalisation nous invitant à choisir une route pour l’une ou l’autre constellation (le Compas, le Centaure…) de la sphère céleste, voyage garanti à des années-lumière.
En tout cas, l’allumage est prévu jusqu’au 27 avril – du mardi au vendredi, 10.00-12.00h/ 13.30-18.00h, le samedi idem jusqu’à 17.00h, ainsi que les dimanches 13 et 27/04, de 15.00 à 18.00h. Infos: Espace Beau Site, galerie mezzanine logée dans le garage du même nom, au 321 Avenue de Longwy, Arlon, www.espacebeausite.be

Voyage moins lointain, puisqu’il nous conduit à Esch-sur-Alzette, pour autant, le détour le vaut bien qui célèbre le papier et le carton.
Pour ledit carton, rendez-vous dans la galerie Go Art (ancienne galerie Schlassgoart, dans le pavillon du centenaire/ArcelorMittal), où Samuel Levy – artiste autodidacte né à Mons, résidant à Thionville – orchestre à l’acrylique un monde organique, tantôt végétal, tantôt aquatique, où formes et lignes enchevêtrées prolifèrent, hybrides, comme autant d’organismes vivants, ceux-là qui n’en finissent pas, en s’adaptant, de raconter l’évolution de notre système biologique et écologique (visuel ci-dessus). Cette façon d’imager – qui témoigne du goût de l’artiste pour l’art urbain, le graffiti –, donc, cette façon d’imager les invisibles liens créateurs de l’univers, y raccordant du coup notre humaine échelle, fait de Inner Landscape – c’est le titre du corpus d’œuvres – , un miroir lumineux de cette passerelle essentielle, et pourtant tellement menacée, tendue entre l’individu et le monde qui l’entoure.
Toujours est-il, et c’est ce qui m’occupe, qu’au milieu de ses toiles, Sam Levy installe des compositions d’encres sur carton, matériau modeste, à la fois rebut et contenant, point d’ancrage de métaphores convoquant la forêt, l’arbre, les racines, ces réservoirs originels d’une pâte, la cellulose, récupérée pour la fabrication dudit carton, emballage utile aux marchandises, objet symbole de consommation et de transport, déménagement inclus. D’ailleurs, dans Le grand déménagement auquel l’artiste fait allusion dans cette série, la destination qu’il implique est en fait un déplacement du sens, un transfert du vivant au produit, de la nature à l’activité humaine, mais, en fin de compte, toutes deux ont la bougeotte, tôt ou tard vouées à… une mutation. Jusqu’au 3 mai, du mardi au samedi de 14.00 à 18.00h, infos: www.schlassgoart.lu

On est à Esch, on y reste. Non sans d’abord vous rentre attentifs à l’expo Idem que la galerie Ceysson Bénétière (à Wandhaff/Koerich) consacre à Claude Viallat – figure majeure de le peinture contemporaine, né en 1936 à Nîmes, fondateur en 1969 du groupe Supports/Surfaces – qui assemble de vastes surfaces de tissus raboutés, habités comme en un rituel symbolique par la répétition de mêmes empreintes aussi oblongues que des éponges: c’est un feuilleté, un tressage, des nœuds de vécus, d’histoires qui s’entremêlent, s’enchevêtrent, qu’on ne se lasse pas de (re)découvrir jusqu’au 24 mai (du mercredi au samedi, de 12.00 à 18.00h).
Attentifs aussi à l’expo d’hommage à Max Dauphin (1977-2024), à la galerie Reuter-Bausch (14 rue Notre-Dame, Luxembourg), qui intègre harmonieusement peinture, typographie, symboles et slogans. Ses compositions figuratives à grande échelle représentent souvent des personnages captivants, parfois en marge de la société, sur des arrière-plans audacieux et dynamiques (visuel ci-dessus). Un univers où le réalisme rencontre l'imaginaire, où le commentaire social se mêle à la narration visuelle. Jusqu’au 26 avril, du mardi au samedi, de 11.00 à 18.00h, infos: www.reuterbausch.lu
Cette fois, l’arrêt eschois est atteint. On débarque à la Konschthal.

Rencontre avec l’immense Bert Theis (1952-2016), artiste activiste luxembourgeois, qui, au début des années 90, a ancré ses oeuvres dans l’espace public et les contextes sociaux; Bert Theis qui s’est fait connaître lors de la Biennale de Venise en 1995 avec Potemkin Lock, un simulacre de pavillon luxembourgeois, l'installation fonctionnant comme une sorte de zone à part dans la manifestation, au sein de laquelle l'on peut se reposer, dont le dépouillement ne permet de voir rien d'autre que soi ou les autres; Bert Theis qui laisse en héritage au Mudam ses Drifters (2005), projet qui remonte à la période de préfiguration du musée, où l’artiste conçoit un système modulable de 24 bancs pour les visiteurs; et Bert Theis qui a travaillé et vécu plus de deux décennies à Milan, où en 1997, il s'installa dans le quartier de l’Isola, y créant l’Isola Art Center, un gigantesque projet à taille humaine qui devait non seulement permettre aux habitant-e-s de pouvoir se maintenir dans leur quartier, mais aussi de communaliser les espaces verts et les friches laissés par des industries dorénavant établies à la périphérie.
Sauf qu’à la Konschthal Esch, l’expo Pour une philosophie collagiste s’attache à une facette autrement méconnue de Bert Theis, précisément, c’est la première à s’intéresser au rôle du collage dans son œuvre, faisant suite à la découverte d’un ensemble de 200 pièces réalisées sur plusieurs décennies à partir de 1980, attestant que l’art du collage selon Bert Theis, sa paire de ciseaux dans une main, son pinceau enduit de colle dans l’autre, c’est une stupéfiante variété de supports –coupures de journaux, fragments d’objets chinés, pages de magazine déchirées – et de techniques – dont papiers aquarellés, photomontages –, où l’on peut lire «une relation avec les collages dadaïstes et surréalistes», Max Ernst, Marcel Duchamp, Diego Rivera, André Breton: des collages d’une inouïe précision, des images recomposées souvent pleines de malice et sujettes aux interprétations multiples (visuel ci-dessus: Szene aus: Von Platen jagt das kollektive Unbewusste, photo Bert Theis Archive).
Mais la pièce maîtresse de l’expo, c’est Parabel vom Wasserbecken (La parabole du réservoir d’eau), un projet de livre inachevé datant de 1986, publié à titre posthume (tiré à 100 exemplaires, quelques exemplaires sont disponibles à la Konschthal). Il s’agit d’une satire du capitalisme inspirée par Equality, roman utopique de l’auteur américain Edward Bellamy (1816-1886), très lu dans les cercles militants socialistes et anarchistes de l’époque.
On y voit des capitalistes à tête de rapace en habit bourgeois de la fin du XIXe siècle et des prolétaires à tête de poisson en habit du peuple. Ces derniers, des poissons mutiques, acceptent pour gagner quelques sous et sous la pression des premiers, les oiseaux avides, de remplir d’eau un bassin asséché, sauf qu’une fois rempli, le stratagème doit se dupliquer frénétiquement, aveuglément. Oiseaux et poissons évoluent dans des univers habités par des instruments de mesure, de physique, des pièces mécaniques ou des diagrammes scientifiques. Toute la métaphore d’une société hyperactive guidée par le gain d’une consommation excessive.
Démonstration est ainsi faite que pour Bert Theis, au-delà d’un emploi expert des ciseaux et de la colle, d’un art consommé des découpes, assemblages et inserts d’objets singuliers, le collage est un moyen de s’affranchir de la domination du sens. Par extension, ça vaut pour chacun des projets de Bert Theis, à commencer par ses plateformes, c’est aux spectateurs/utilisateurs qu’il revient de donner un sens… à l’oeuvre et au contexte qui lui répond ou lui résiste ou la provoque.
Cqfd, pour Bert Theis, l'art était un outil d'émancipation, l'humour une arme de la pensée et l'artiste un être social critique et responsable.
A ne pas rater au 21 septembre -– tous les jours de 11.00 à 18.00h, jeudi jusqu’à 20.00h, fermé lundi et mardi – à la Konschthal Esch, 29-33 bvd Prince Henri, Esch-sur-Alzette, infos: konschthal.lu
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