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  • Marie-Anne Lorgé

Giboulées d’avril

Giboulées? En fait, le ciel pleurait des bourrasques jeudi dernier, en accompagnant Guy Goffette «à jamais un poète en maraude», pour son dernier voyage.


«Ses livres sont des cabanes» (…), «on y pêche de l’eau, on écoute le bavardage de la pluie sur l’ardoise, on s’accoude à la toile cirée d’une cuisine de province…».


La maladie a donc emporté Guy Goffette, né à Jamoigne en 1947 – et qui désormais repose au chevet de ses gaumaises racines natales –, l’un des plus importants auteurs belges contemporains, membre du comité de lecture Gallimard, Grand Prix de Poésie de l'Académie française en 2001, Goncourt de la poésie en 2010, spécialiste de Verlaine et de Rimbaud, surtout l’ami des collines et des oiseaux, un inconsolable de l’enfance, cette terre de La vie promise.


D’aussi loin que je m’en souvienne, la poésie de Goffette, c’est mon battement d’ailes, c’est ce divin vivier de Petits riens pour jours absolus (2016) dans lequel je trempe chaque matin ma tartine de lumière. Aujourd’hui, certes, il fait nuit, mais, aux premières heures, «quand l'oreille bourdonnera comme un nid de frelons frappé par l'orage et que l'œil cherchera l'aube en plein midi il faudra revenir ici calmement et s'asseoir au milieu de soi pour voir le monde alentour comme l'or du forsythia»: telle est la sensible invitation de Pain Perdu (2020), recueil de poèmes exhumés des tiroirs comme des «bouts de pain rassis». J’en déposerai donc sur le balcon de mes posts, inlassablement …


Et je reprends mon errance, mon chien sur les talons, à travers les chemins creux, nappés de minuscules confettis blancs, cette neige ténue faite de pétales d’aubépines, ce semis ordonné par un vent qui hésite encore entre hiver et printemps.


En tout cas, déjà, les tulipes sont de sortie…

Et dans les maisons, c’est le grand ménage de saison… à grand renfort de seaux de fleurs.


Alors, halte pour vous causer un peu… d’un autre rapport au monde… résultant d’un rapport autre à l’art.



Du coup, vous causer de La Capsule, un projet nomade imaginé par Nora Wagner, artiste pluridisciplinaire luxembourgeoise experte magicienne en rituels et expérimentations qui ensemencent la nature et le soin à porter aux autres. Nora incarne les noces de l’art et de l’activisme: En prenant son bâton de pèlerin, en déplaçant un projet artistique à travers le paysage en mutualisant l’énergie et la créativité de plusieurs êtres humains, l’itinérante "capsule" est une performance en soi, qui crée une image poétique et politique à la fois. Et le plus fabuleux, c’est qu’ainsi l’utopie devient possible.


Vous causer aussi de Hic Hic Salta !, un voyage immobile/intérieur proposé par Rozafa Elshan – plasticienne photographe née à Luxembourg en 1994, basée à Bruxelles –, déjà rencontrée à Dudelange, au Centre d’art Dominique Lang en 2021, dans le cadre du projet collectif «Archipel» lors du 8e Mois européen de la photographie (EMOP) et où, cherchant «une forme plus attentive au quotidien», donc disposant des objets collectés/observés à partir de sa terrasse de Schaerbeek, elle se mesurait à l’espace et au temps.


Aujourd’hui, on retrouve Rozafa à Dudelange, mais au Display 01 (CNA), le temps de partager son travail de recherche effectué l’an dernier à Arles, bénéficiant alors d’une résidence de 3 mois en sa qualité de lauréate du Luxembourg Photography Award mentorship 2023, créé par Lët’z Arles en collaboration avec le Centre national de l’audiovisuel (CNA).


Mais d’emblée, parce que le projet est en partance, zoom sur La Capsule dont le lancement est prévu ce 2 mai (photo ci-dessus): départ de la Kufa (Kulturfabrik) d’Esch où Nora Wagner et Kim El Ouardi viennent de séjourner pour bricoler ce qu’il nomme «Capsule», une sorte de gros triporteur tracté par la seule force des bras, doté d’une batterie alimentée par l’énergie solaire, d’un petit réchaud (histoire de parfois manger autre chose que des pissenlits) et une énorme caisse (sur roues) où ranger le matériel cinéaste, des livres, une tente, quelques vêtements (hormis une grosse bâche confectionnée à partir de toiles de parapluie), en tout cas, rien qui soit acheté neuf, et tout cela en vue d’un road movie expérimental low-fi à travers le Luxembourg «où les préoccupations environnementales, sociétales et artistiques seront déconstruites et mises en pratique».


En résumé, partir 4 mois durant sur les routes, relier à pied Esch à Vielsalm (au Centre d’art brut et contemporain, baptisé La «S» Grand Atelier), puis retour le 1er septembre (via Bastogne, à l’Orangerie) en totale autonomie – sans douche quotidienne, sans argent, en renonçant à pouvoir consulter ses mails et les réseaux sociaux –, avec des escales où des créatifs se greffant au projet proposent de quoi fêter, danser, yoga, jam session et performances incluses – ce sera par exemple le cas avec la chorégraphe Tania Soubry nous reconnectant au corps et aux sensations lors de la première halte de la caravane à Rumelange, au Spektrum, du 2 au 7 mai.


A chaque fois, des rencontres probables/souhaitées/favorisées avec le public, avec distribution d’un questionnaire à remplir «sur les désirs et les espoirs des gens, le potentiel de la créativité dans le changement sociétal et l’art que les gens souhaitent voir à l’avenir». De quoi nourrir «une bibliothèque des pensées futures», de quoi réaliser un documentaire perfusé d’imaginaires aussi alternatifs que magnifiques.


Aussi, à chaque étape de cette odyssée humaine et artistico-éco-responsable, tout qui veut peut se porter volontaire pour proposer un logement, un endroit où planter la tente, de quoi se sustenter, sinon cuisiner, et former une communauté en marchant (un peu/beaucoup) avec l’équipe.


Donc, le 2 mai, c’est la date enthousiaste à cocher: rendez-vous à la Kufa Esch, dans la foulée d’un brunch, pour assister/participer à la mise en route de La Capsule. Un départ en fanfare, au sens propre.



Avec Rozafa Elshan, le temps est suspendu. Ou, plutôt, il est éprouvé, mis à l’épreuve, l’espace aussi. Tentative d’explication.


Nous sommes dans la salle d’expo Diplay01 du CNA, à Dudelange. S’y déploient de grands formats photographiques en noir et blanc, montés sur des supports de bois blanc, un tantinet boiteux. Autant de gros plans de rouleaux de papier, de ramequins et autres objets, matières, dessins aussi, tous extirpés de l’ordinaire mais qui, ainsi «portaiturés» et installés/hissés à hauteur d’homme et d’yeux, échappent à l’oubli ordinaire. Démonstration, selon l’artiste, que «quelque chose qui est statique peut devenir vivant et organique si on lui accorde l'attention nécessaire».


Même constat au centre de la salle mais en version plane, avec les mêmes objets et matières, flanqués de nombreux autres, disposés autour et au coeur d’un périmètre de contreplaqué, équarri, tendu au cordeau, une zone en tout cas fermée et intérieure, proche du plancher d’une chambre (une notion aussi privée qu’universelle) à ranger. Et c’est ainsi, en modifiant la spatialité, en changeant de perspective, passant de la verticalité à l’horizontalité, que Rozafa interroge… l’accumulation. Notre irrépressible propension à accumuler des choses, des traces, des pas… (visuel ci-dessus, photo: Armand Quetsch).


Et le dispositif mis alors en œuvre par Rozafa fait écho à notre façon d’étaler à un endroit ce que l’on a accumulé pour ensuite «faire le bilan», «regarder ce qui s’y trouve, ce qui subsiste, ce qui résiste», et, au final, «tout enlever». Puis, recommencer. Il y a donc quelque chose à la fois de contraint et de joyeux – et qui explique le titre sibyllin du travail, 1-2-3 HIC HIC SALTA! signifiant «faire le saut», «tout annuler en 1, 2 ou 3 secondes afin de recommencer à sauter pour le meilleur» ou pour un pire. 


Concrètement, sur le vaste socle de contreplaqué, Rozafa compose son dispositif en tablant sur 3 éléments majeurs: du bois, du papier et des boîtes. Partant de là, elle pulvérise la réalité en une bluffante série d’objets choisis selon «la poésie de leurs infinies potentialités imprévisibles». Il y a une pomme partiellement pourrie, une poignée de clous, des paillettes, des épingles à cheveux, des filets de maintien capillaire, des récipients en verre, des savonnettes, des graines, des noyaux, de la mie de pain, du précaire parfois indéfinissable, du fragile souvent dissimulé parce que soigneusement emballé/empaqueté.


Aussi, entre autres, il y a des listes, empilées, de celles que dressent les hôtels, et des reproductions par photocopie d’un même motif circulaire. Et dans l’idée de «l’étirement d’un instant dans sa répétition», il y a, sur de larges feuilles blanches qui se chevauchent ou ondulent, il y a, dis-je, des dessins où circulent des lignes et des signes aléatoires noirs.


Le tout est impeccablement distribué/réparti, pour autant, il s’agirait d’une articulation apparemment hasardeuse – en fait, Rozafa «s’en tient à ce qui est gérable, avec justesse, mais plein d’incertitude».


1-2-3 HIC HIC SALTA! – accessible jusqu’au 7 juillet –, c’est une installation qui inscrit le temps et le corps, et c’est une expérience qui implique le rapport à soi et au monde. L’apprivoiser requiert d’aiguiser son regard. C’est délectable, tout en restant énigmatique… à l’image de l’humaine posture qui hésite et qui attend, tiraillée entre faire le plein et faire le vide.


Impensable aussi de quitter Dudelange s’en faire un autre saut… jusqu’au proche Pomhouse (au pied du château d'eau), là où – jusqu’au 16 juin – le délicieux et facétieux Daniel Wagener, lauréat du Luxembourg Photography Award 2023, expose «Opus incertum», une mosaïque de photographies couleur(s) documentant non sans humour les strates de l’espace public, d’ici et d’ailleurs, cette magistrale «nature morte urbaine» révélée l’été dernier aux Rencontres d’Arles et aujourd’hui réactivée dans une configuration qui tient à la fois du portique sacré et du portail industriel. Je l’ai déjà dit, mais je le répète: ça vaut le détour!

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