Plus que 6 jours avant la Chandeleur, qui tombe chaque année le 2 février et s’accompagne d’une boulimie de crêpes. Suzette ou pas. Et pourquoi? Parce que leur forme ronde et leur pâte dorée évoquent le soleil – d’ailleurs, le mot «chandeleur» dérive de «chandelles», celles-là qui depuis d’antiques temps s’allument pour renouer avec les premières semences et la farine, symbole de prospérité.
Evidemment, c’était un temps où la crise énergétique ne sacrifiait pas le boulanger.
En même temps, tout est bon pour se tenir chaud et surtout, faire reculer la nuit.
Ce qui me conduit à vous parler de Shakespeare, à sa nuit couveuse d’un songe que la metteuse en scène Myriam Muller revisite au pluriel, comme une invitations aux rêves, voire aux utopies dont notre monde manque tant, le tout servi par une cascade de comédiens (aussi danseurs et chanteurs) aussi inspirés que débridés.
Le pouvoir et la difficulté de s’aimer, la manipulation ou la crédulité – suspendue à la résolution magique d’une poudre aux yeux, qui peut en même temps créer le chaos dès lors qu’elle se trompe de cible (eh oui, c’est bien les bonnes intentions qui pavent l’enfer!) –, voilà quelques-unes des clés de lecture de Songes d’une nuit…, ce spectacle musicalo-acrobatique perfusé de lumières et autres effets – c’est fou le dispositif qu’il faut mettre en œuvre pour donner un coup de jeune à Shakespeare, surtout pour le faire entendre, et justement, on l’entend mal, pour cause de diction malmenée, le jeu requérant d’abord une débauche d’énergie, courir, changer de costumes, sauter, danser… –, spectacle, dis-je, dont le grand mérite est de recréer le sens de la fête, fédératrice (du reste, notez que l’entracte se transforme en inattendue discothèque).
Le mérite est gigantesque, et ce n’est pas le seul. La magie opère réellement. Une magie de conte plein de fées, certes, mais une magie taillée comme allégorie du pouvoir de l’imagination, celui-là capable, si l’on y croit très fort, de raccorder les désaccords.
Spectacle solaire, truffé d’emprunts argotiques que cette folle promenade dans une forêt psychédélique, où jubile le vernis grotesque et dont l’épilogue, la représentation d’un «mauvais somme» programmée tant pour les noces du roi que pour celles des amants nocturnes (Hermia-Lysandre, Helena-Demetrius) et orchestrée par une truculente Madame Quince (Catherine Mestoussis), escortée par les inénarrables Snug (Raoul Schlechter) et Bottom (Valéry Plancke, devenu l’âne dont Titania, la reine des fées, est tombée amoureuse suite à la bourde du lutin Puck), est un exemple aussi absurde que virtuose de théâtre dans le théâtre.
Songes d’une nuit… est un hommage au théâtre dans ce qu’il a de merveilleux et de merveilleusement raccord avec nos failles et aspirations: ça ne se manque sous aucun prétexte, dans le Studio du Grand Théâtre (Luxembourg), encore le 28 janvier à 20.00h, ainsi que le 29/01 à 17.00h.
Et puis quoi? Eh bien, avant ou après une pause vin chaud, avec marrons ou sans, en attendant que les grands feux vouent l’hiver aux flammes, et pendant que les écoles de samba préparent leur carnavalesque cortège, voilà, la bande dessinée fait la roue – le Festival de BD d’Angoulême, qui en est à sa 50e édition, crayonne ainsi jusqu’au 29 janvier – , les arts plastiques tout autant. A Luxembourg, dans ma déambulation du jour, ça va de Moritz Ney à la façon dont 8 artistes (Emil Schult, Thomas Scheibitz, Max Frintrop, Filip Markiewicz entre autres) rendent visible cet invisible qu’est la musique, et ça transite aussi par les corps sexuels d’Ana Karkar. On s’y frotte à la galerie Nosbaum Reding et chez Zidoun-Bossuyt Gallery.
Je guide la visite non sans d’abord vous dire que c’est la belle saison pour les amateurs de foires d’art, qui, à peine débarqués de Genève – Artgenève se déroulant jusqu’au 29 janvier à Palexpo – auront juste le temps de sauter dans le premier TGV venu en direction de Bruxelles, rendez-vous à la BRAFA, ou Brussels Art Fair, l’une des plus anciennes foires du genre au monde, réputée pour la qualité haut de gamme des œuvres exposées, des antiquités à l’art moderne et contemporain en passant par les beaux-arts et le design, réputée aussi pour le soin donné à la scénographie – et qui se tient du dimanche 29 janvier au dimanche 5 février à Brussels Expo, sur le plateau du Heysel –, où, justement, la galerie Nosbaum Reding et Zidoun-Bossuyt Gallery embarquent certains de leurs poulains (en vrac: Tony Cragg, Tina Gillen, Barthélémy Toguo, Damien Deroubaix, Manuel Ocampo pour la première, Anthony Olubunmi Akinbola, Feipel & Bechameil, Shaunté Gates, Godwin Champs Namuyimba et… Pierre Soulages pour la seconde).
Sinon, Fellner Contemporary, galerie pilotée par Hans Fellner, dédiée à la scène artistique contemporaine luxembourgeoise, échappe à la fièvre foire, mais c’est bien là – au 2a rue Wiltheim – que Moritz Ney, personnage incroyable né en 1947 à Pétange – et qui, pour rappel, a représenté le Luxembourg à la Biennale de Venise en 1988, avec Patricia Lippert –, expose ses New Works, 35 travaux peints (acryliques sur papier) et sculptés (pierre, bois), datant grosso modo de 2021/22, hormis un bouquet réalisé en 2023, qui attestent d’une démarche hors du temps, saisissant par le geste et la couleur ce que l’oeil peut enregistrer, à proximité, tout autour, sans réappropriation, juste un ressourcement, de soi et de la peinture.
Ney, «dès le matin, peint comme un moine, tordant son pinceau». Ney, c’est la puissance de la couleur. Des couleurs primaires, sans mélange. Et ce sont ces couleurs qui façonnent le motif, qu’une gestuelle détendue ordonne sur le support, en l’occurrence pauvre et libre, et pour cause, c’est du papier kraft.
Résultat? Du fauve, de l’expressif et du faussement naïf intimement lié au pittoresque – cfr photo ci-dessus: scène de la Schueberfouer – ou à la banalité d’un quotidien quand le temps s’écoule entre fleurs en vases et atmosphère d’un salon endormi.
Ce n’est pas le temps de la parole, mais d’un art qui regarde la vie comme elle glisse simplement.
Infos: Fellner Contemporary, Moritz Ney, New Works, peintures et sculptures, jusqu’au 11 mars - www.fellnercontemporary.lu
Par contre, c’est climat fureur tout à côté, soit: au n°2 de la rue Wiltheim, avec Ana Karkar. Contrebalancé, au°4 de la même rue, dans l’espace Projects de la galerie Nosbaum Reding, par l’Hibernation de Nina Tomàs dont «la main peint ce que l’œil seul ne voit pas». Deux femmes, deux peintres, deux tempéraments, deux récits, celui d’une Walkyrie et celui d’une Shérazade.
Le corps, féminin et nu, disloqué, ravagé par une sexualité brutale, voilà l’écran géant que tend Villains Vault, l’expo solo d’Ana Karkar, artiste américaine, née à San Francisco, Parisienne d’adoption, qui affole régulièrement la galerie Nosbaum Reding. Rien à voir avec l’érotisme, pas plus qu’avec la pornographie, ni d’ailleurs le voyeurisme – en tout cas, pas une once d’émotion, ni d’ailleurs de sensualité. Gros plan sur une pulsion, plutôt furieuse, et plutôt effrayante, raccord à la fois avec une animalité et une souffrance – on baise comme on défoule un désir de meurtre. Gros plan sur une solitude (même dans «un plan à 3»!), gros plan sur l’intime incarnant une angoisse existentielle.
Il se répète que Karkar s'inspire du cinéma, de réalisateurs tels que Stanley Kubrick, Brian De Palma et Dario Argento. Toujours est-il que la série Villains Vault (Repaire de brigands) serait un hommage à la scène finale des Aventuriers de l’Arche perdue de Spielberg, avec l’émergence d’esprits d'apparence terrifiante, autant d'anges de la mort, au regard qui tue… En l’occurrence, c’est le sexe qui est tueur.
Pour le moins, il y a quelque chose de vampirique. Ce qui est par ailleurs évident, c’est la référence au traitement pictural torturé de Schiele et Bacon; la palette est irréelle, les tons irréalistes, criards, c’est eux qui guident la ligne, l’intensité graphique, laquelle se convulse jusqu’à dire le corps miné par un désir d’aimer ambigu, sinon morbide, à l’image du désenchantement du monde, ou en écho aux conflits latents d’une société en déclin (photo ci-dessus: œuvre Call me snake again).
Ana Karkar nous déshabille jusqu’au 4 mars.
A deux pas de là, pas d’hystérie ni de cinéma, mais une communion et une sorte d’universalité, version Nina Tomàs.
Chaque composition de Nina s’articule par couches ou par juxtapositions. Comme le fil à tisser d’une histoire à la fois vraie et imaginaire, les éléments (personnages, paysages, objets, lieux) qui s’ajoutent les uns aux autres, participent tantôt de la mémoire, d’un souvenir personnel, d’un voyage, d’une autre culture, tantôt d’un rêve ou de cet état intermédiaire entre veille et sommeil (ce qui explique sans doute le titre de l’expo Hibernation).
Il y a des paliers de figurations – toujours de couleurs vives – et autant de strates de lectures. Mais le tout tient du récit, où il est question d’une utopie, celle du «vivre ensemble au sein d’un même espace». Déjà, Nina conçoit chaque tableau comme un habitat où faire revivre événements et gens. Et, dans l’espace de la galerie, chaque tableau s’accroche à l’autre comme les wagons d’un train mental, comme les fragments à recoller d’une expérience enfin commune «face au monde» (photo ci-dessus).
C’est un univers tourbillon, fragile et fort à la fois, aussi attachant que questionnant, méditatif aussi. Et c’est une pratique inédite, pas simple de «distinguer ce qui a été initialement peint de ce qui a été rajouté ensuite, le motif imprimé du geste de l’artiste», sans compter que ce geste implique aussi de broder sur du tissu, et qu’alors, le tableau s’expose à l’envers, comme un hiatus ou une respiration dans la compilation/confusion des instants et des idées.
On découvre jusqu’au 4 mars.
Infos: nosbaumreding.com
Enfin, plongée rue St Ulric (Grund). Dans la galerie Zidoun-Bossuyt, le curateur Max Dax propose (jusqu’au 4 mars) I’m Not There – The Invisible Influx of Music on Art, une expo collective qui vise à rendre tangible la musique à travers l’image et la matière, la peinture et la sculpture.
Juste pour mettre en éveil vos écoutilles, voici une première photo ci-dessus: de gauche à droite, on croise deux œuvres de Thomas Scheibitz, d’abord une huile faussement abstraite zébrée de bandes noires évoquant les touches d’un clavier, puis une forme sculpturale, celle de la Flying-V, la guitare électrique typique de la scène heavy metal et hard rock, enfin, il y a la version peinte d’une pochette, cet élément visuel d’un album de musique qu’est en l’occurrence Autobahn du groupe Kraftwerk et dont Emil Schult est le peintre officiel – ce qui lui vaut une reconnaissance mondiale.
Ce que la photo ne montre pas – je me garde de tout vous en dire dans mon prochain post, histoire de ne pas vous noyer –, c’est Rehearsal for a still life (Répétition pour une nature morte), la dernière joyeuse provocation de Filip Markiewicz, qui, à l’huile, encadre Billie Eilish comme une Joconde, notamment flanquée d’une activiste arborant sur son tee-shirt le slogan… Just Stop Oil!
A suivre….
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