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  • Marie-Anne Lorgé

Le figuier et le pommier

Dernière mise à jour : 18 mars 2021

Frontalier, signé Jean Portante, au TNL (Théâtre National du Luxembourg), c’est autre chose qu’un spectacle, c’est de l’intime qui se fond dans l’universel, aller-retour, et c’est une écriture qui affole nos boussoles. Quant à Jacques Bonnaffé, comédien rare, point n’est question d’interprétation, mais d’une incarnation prodigieuse, d’un art consommé du sens et des images, qui suspend le lieu et l’heure.



Le frontalier, selon Jean Portante, dans sa langue, celle qui a le goût des mots, de leur arrangement, de leurs flux et horizons, de leur pensée, poétique et philosophique, selon Jean Portante, donc, le frontalier est à la fois un homme et une ligne. L’homme est une racine carrée – avec le père et avant lui, le grand-père – et la ligne – comme le tunnel du Saint-Gothard –, c’est cela qui déchire entre partir et rentrer: «déchiré pour rester entier», dit-il.


Partir et/ou rentrer (parfois il ne sait même plus ce qu’il en est) entre la mère et le père, entre le figuier – l’Italie des origines – et le pommier – au pays d’arrivée jamais nommé, sauf à savoir que le père n’avait qu’un drapeau, le haut-fourneau, et que l’usine était sa nation. Et donc, la frontière, c’est aussi ce qui partage les cheminées qui fument encore de celles qui ne fument plus, là, dans la région des «ange» (Florange, Hayange, Differdange…).


Recueillant le dernier souffle de son père – la filiation est la sublime non-frontière du texte, baptisé monologue polyphonique, tant la voix des disparus est audible –, Jean Portante délivre sa nostalgie de l’ailleurs. Un ailleurs de proximité – qu’il expérimente chaque jour, à bord de sa voiture, sur le coup des 6 heures du matin, dans une procession routière qui favorise sa méditation (jamais une allusion aux minutes perdues, et du reste, perdues pour qui ou par rapport à quoi?). Et un ailleurs qui sent la méditerranée, ses légendes – celle d’Enée, celle d’Ulysse – et ses naufrages, dont celui d’Aylan, migrant syrien de 3 ans, un petit poisson retrouvé mort, photographié échoué sur une plage de Turquie en septembre 2015.


Et la frontière se dessine… d’un coup de craie; parfois, elle bouge, parfois, elle (se) fait cercle – allez savoir de quel côté on se trouve: dans la bataille à la frontière invisible ou sur la frontière d’une bataille invisible? –, entre l’autobiographie qui se vide comme une mer et le va-et-vient du monde qui se fait et défait, entre des mots concrets et des métaphores, entre des soupirs et des houles, sinon des cris. Et tout au long d’une ligne du temps, d’une frontière spatio-temporelle, c’est du présent dans le passé.


Quant à Jacques Bonnaffé, seul sur le plateau nu – exception faite d’une table et de deux chaises –, il embarque dans le récit comme s’il était sien, il fait corps – dans l’intelligence et l’instinct des circonvolutions ou autres ruptures du texte, sans artifice – et nous laisse K.O. debout. Essoufflés par le voyage, séduits aussi.


Frontalier – dans une mise en scène de Frank Hoffmann, musique et effets sonores de René Nuss –-, c’est à voir sans condition aux Ateliers du TNL (166 Avenue du Dix Septembre, Luxembourg) les 22, 23 et 26 mars, à 20.00h, www.tnl.lu. Avec le soutien de l’Institut français du Luxembourg, dans le cadre du Mois de la francophonie 2021.

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