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  • Marie-Anne Lorgé

Des animaux et des rivages

Lettres des animaux à ceux qui les prennent pour des bêtes, voilà un livre – c’est le plaidoyer hors norme d’Allain Bougrain Dubourg nous invitant à considérer «nos voisins de planète» avec respect –, un livre à glisser dans sa valise – tout comme d’ailleurs (soyeux audacieux !) un roman de Milan Kundera, histoire de se frotter à «l’éternelle bêtise des hommes et d’en rire» (voir dessous) –, un livre qui, en l’occurrence, colle au poil à deux expos estivales simultanées, l’une à la Villa Vauban (Musée d’art de la Ville de Luxembourg) où il est question d’animaux dans la gravure, la seconde au «Ratskeller» du Cercle Cité, intitulée Not human. Les autres habitants du Luxembourg.



Not human? Initiée par la Photothèque de la Ville de Luxembourg, il s’agit forcément d’une expo de photos. Du noir et blanc, des années 30, 50-60 et 70. Qui racontent le regard de Tony Krier, Edouard Kutter, Pol Aschman entre autres, porté sur le côté insolite de la vie quotidienne… des chiens, chats, «compagnons à quatre pattes», domestiqués ou non, cochons inclus, et des animaux de cirque (dixit le défilé des éléphants de Pinder à travers les rues de la capitale en 1955): la touche humoristique – avec ou sans mise en scène, cfr la dame promenant sa chèvre dans la Grand-Rue, une incongruité qui aujourd’hui paraîtrait suspecte, ou deux chiens bergers complices, lunettes sur la truffe, pipe au bord du museau pastichant le duo détective Sherlock Holmes & Watson – alterne avec l’attendrissement (facéties de chatons, maladresse de porcelets et j’en passe).


Des thèmes rythment l’accrochage, dont scènes de marché – vente de poules, de lapins –, coulisses de dressage d’ours, lions, singes – dans ou hors piste/cage (à l’exemple des otaries dévalant l’escalier de l’Hôtel de Ville sous la garde muette des lions de bronze d’Auguste Trémont, visuel ci-dessus ©Tony Krier, 1967) mais, en tout cas, exhibition/divertissement désormais indéfendable –, ce, jusqu’au chapitre «Fin», et là, évolution de la cause animale oblige, on passe de la compassion (devant un cheval de trait qui s’écroule en pleine rue terrassé par des années de labeur) à la révolte, quand, circulant dans des abattoirs, l’objectif documentaire ne peut plus taire la cruauté.

«Ce qui amusait les gens autrefois est désormais perçu différemment». C’est peu de le dire...


Au milieu du parcours, des photos couleur de format panoramique sublime biche et chevreuil, la faune sauvage de notre proche environnement.


En résumé, à travers une sélection de photographies issues de sa collection, au-delà de la qualité des tirages et de leur valeur docu-historique, la Photothèque nous invite, à bout portant, à réfléchir aux rapports nouveaux que nous entretenons avec ces animaux qu’on appelle des bêtes, auxquels il ne manque que la parole, voire même pas ! Dans leurs yeux, ce que les photographes d’hier ont réussi à capter, et dont on prend aujourd’hui toute la mesure dans la communauté du vivant, c’est la joie et la tristesse, des ressentis… «comme pour les humains».

Expo à voir en famille jusqu’au 24 septembre, tljrs de 11.00 à 19.00h. Entrée libre.



Sinon, autre horizon de saison, le rivage, mais un Rivage confondu, né d’une prolifération de plantes et qui se transforme en un monumental et mouvant vitrail numérique: bluffant résultat d’un processus de travail expérimenté par une jeune artiste née en1999, basée à Metz, illustratrice/graphiste de formation, au prénom prédestiné, Océane – Océane Muller –, en résidence 4 mois durant au Casino Display (je vous en cause ci-bas).


Autre rivage fictif, celui de Viki Mladenovski – illustratrice multidisciplinaire (féministe) basée à Berlin – qui fabrique en céramique des coquillages/fossiles où, comme des ex-voto, emprisonner le temps et/ou sanctifier la mémoire du vivant menacé/bafoué… à coups de minuscules objets trouvés (cailloux, pommes de pins) et de peintures miniatures, dont de bâton de rouge à lèvres: une accumulation murale plutôt kitsch, parfois dotée d’une excroissance qui fait office de bougeoir et d’où, moyennant de fins fils, pendent d’énièmes petites formes céramiques colorées, dont des mains aux allures de méduses et des soleils, des sortes d’amulettes, sinon une fantaisie héritée de ce symbolisme qui propose d’explorer l’invisible du monde, son unité (visuel ci-dessus © Christoph Weber).


C’est la première expo personnelle de la très jeune Viki, ce, à la galerie Reuter Bausch (14 rue Notre-Dame, Luxembourg) qui fait cohabiter les univers, dessinés et peints, figurés et abstraits, de 5 artistes femmes (dont 4 Luxembourgeoises), à savoir: les crayons sismographes – telluriques, géologiques – de Nathalie Noé Adam, les huiles sur bois de Julie Wagener, une sorte de version contemporaine à l’envers de La leçon d’anatomie de Rembrandt qui raconte, par le noir (du vêtement) et la lumière (du bandage), comment réparer les vivants aujourd’hui en grande souffrance existentielle – «prendre soin» est donc encore concevable, et c’est le début d’une humanité.


Et puis, il y a le silence d’Anne-Sophie Loos sublimé par le clair-obscur de sensibles plis et drapés – du reste, vous avez l’occasion de rencontrer Julie et Anne-Sophie à la galerie le mercredi 19 juillet, de 17.00 à 19.00h, autour… d’un verre de rosé.


Enfin, du verre à l’assiette, c’est un pas que franchit la figurative allemande Nina Gross, en alignant de délicieux desserts, une extraordinaire et minutieuse galerie de typiques pâtisseries viennoises... exposées comme des célébrités sur une nappe blanche bordée d’un trait coloré assimilant la table à une ligne d’horizon, le tout en une huile sobre: une véritable gourmandise des yeux qui a le don, comme la madeleine de Proust, de réveiller les souvenirs associés aux papilles. C’est aussi une façon de questionner notre lien à certains objets usuels, à commencer par la cuillère et le couteau, pour le coup convertis en textures et surfaces, en une entité plastique comparable à une nature morte. C’est aussi épuré qu’intemporel: suspension il y a de la trivialité quotidienne, comme dans un roman.


On se régale jusqu’au 22 juillet (il n’est pas trop tard mais il est grand temps). Infos tél.: 691.902.264, www.reuterbausch.lu


Mais avant…



On débranche: le mode pause serait salutaire, c’est juste qu’après, se remettre en selle, ce n’est pas simple (c’est l’une des leçons cyclistes du Tour de France). En tout cas, débrancher, pour les uns, ça rime avec «je file loin de chez moi», pour les autres, à l’exception des fondus de jogging à midi en plein cagnard, c’est la formule «surtout ne rien faire» – ce qui, du reste, n’est pas facile à faire… mais au moins faites-le bien – , sinon, d’aucuns optent moins pour un lieu que pour le temps, celui d’enfin ouvrir le bouquin qui s’empoussière sur un coin de table, à digérer au pied d’un arbre, sur un banc de square ou, au pire, sur une plage… à condition de ne pas craindre les rebonds de ballon dans le sable.


C’est donc la période privilégiée de la lecture rescapée de l’abrutissement, voire du naufrage, des neurones – notez par ailleurs que la musique participe à la vacance qui, en juillet et août immanquablement, gomme les rumeurs du monde dans la fièvre des oreilles et des corps; du reste, ce qui n’en finit pas de me déconcerter, dans les pseudo communions des publics que sont les festivals, c’est la forêt des Smartphones tendus/hissés, cette nouvelle manie de réduire son regard au format d’un tout petit écran rectangulaire, d’ainsi préférer cet interface parasite à l’expérience des sens. Mais comme l’écrivait Milan Kundera dans La fête de l’insignifiance, «c'est seulement depuis les hauteurs de l'infinie bonne humeur que tu peux observer au-dessus de toi l'éternelle bêtise des hommes et en rire».


Le rire, c’est ce qui n’a cessé de guider l’œuvre du romancier franco-tchèque Milan Kundera – décédé ce 12 juillet –, ce peintre inventif de l’absurdité du monde et des hommes, auteur du mondialement célèbre L’insoutenable légèreté de l’être, narrant les destins croisés de 4 personnages, artisan non du cynisme mais de l’ironie – dixit: l'ambition des poètes de «changer la vie» «cède la place au fanatisme et au besoin de châtier (une disposition de l'esprit humain dont les réseaux antisociaux nous montrent aujourd'hui toute l'actualité» –, Milan Kundera, donc, a toujours aussi plaidé l’amour – «l’unique sentiment résistant à la désillusion de l’Histoire» –, ou déjà, l’amitié: «Que reste-t-il aux hommes quand le temps a passé? "Les amis", répond un narrateur omniscient» dans La fête de l’insignifiance.


Et donc, puisque j’en suis à parler lecture, postulons que le livre de notre été soit signé par ce Kundera adepte de surcroît de La Lenteur: «Le degré de la lenteur est directement proportionnel à l'intensité de la mémoire; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l'intensité de l'oubli».



Alors, on décélère, sans toutefois bouder quelques rendez-vous culturo-festifs, à l’exemple du «Vendreding-Dong» concocté par la Kulturfabrik d’Esch qui métamorphose la terrasse de son bistrot, le Ratelach, en «Kufa Sumer Bar», où, tous les vendredis, de 18.00 à 22.00h, jusqu’au 15 septembre, des DJ Sets et autres performances artistiques sont organisés.


A l’exemple aussi de la série des Pleasure Gardens, au Mudam, dans son Park Dräi Eechelen: une programmation estivale pleine de moments de convivialité et de partage de connaissances (il est question de s’initier aux langues, à la reliure, à la composition de boules de graines en utilisant un mélange d’argile, de compost et de graines de fleurs sauvages), qui tire son nom d’un concept central à l’œuvre de Tourmaline – artiste, écrivaine et militante transgenre – présentée dans l’expo personnelle Pleasure and Pollinator au Mudam.


Du 26 juillet au 30 août, «joignez-vous à nos pique-niques et savourez de délicieux plats en échangeant directement avec des artistes, des éducateurs, des militants et des commissaires dans une atmosphère décontractée». Perso, je coche la «Reading Session» du 23 août, de 18.00 à 20.00h, une séance de lecture immersive en plein air, un voyage littéraire partagé (Gaëlle lira Le cas Agnès d’Harold Garfinkel) organisé en collaboration avec Cigale asbl.


A l’exemple également des Delight Gardens, la salve de concerts idylliques de neimënster qui, du 19 au 22 juillet, dans le jardin de son cloître, chaque fois à 21.00h, accueille successivement la violoniste Catherine Graindorge, Poliverse, le projet solo de Pol Berardi, Travel on the beat, musique ethnique du percussionniste Dj Gustavo Morales et Without Boundaries, du jazz/electro avec e.a. Maria Chiara Argiro.


Tant qu’à parler de neimënster, ceinturé par un décor naturel qui vaut le détour (Bock, falaises, casemates, rivière), zoom sur On Rape (visuel ci-dessus), une expo pensée comme une installation (ensemble de photographies, d’objets et de témoignages) qui correspond au chapitre deux de Une histoire de la misogynie, un projet au long cours (primé à l’international) entrepris depuis 2016 par Laia Abril. «En créant des ponts entre l’histoire, les lieux et les cultures», l’artiste engagée (née en 1986 à Barcelone) «rappelle l’universalité du drame du viol» – du viol systémique, au sein du mariage, dans l’église, à l’armée ou à l’école.


Une expo qui dérange (visuel ci-dessus) jusqu’au 24 septembre, entrée libre tljrs de 10.00 à 18.00h (fermeture du 12 au 16 août).



Dernier arrêt. Au Casino Display. Vous connaissez? C’est cet espace (sis 1 rue de la Loge, ancien Konschthaus beim Engel, en face du MNHA), piloté par le Casino- Forum d’art contemporain, qui a une ambition de laboratoire, de cellule de recherche artistique, donc, dévolu au processus créatif des jeunes artistes, ce, en partenariat avec les écoles d’art régionales, et qui comprend une formule de résidence.

Pour l’heure, l’artiste en résidence, c’est Océane Muller, dont l’expo Rivage confondu est désormais accessible au public (j’y viens).


En septembre, notez d’ores et déjà qu’une nouvelle collaboration verra le jour avec la Fondation Sommer et le Lycée des Arts et Métiers, dans le cadre de la création d’un projet pilote d’une résidence en milieu scolaire (l’enjeu étant le développement de la confiance des élèves en favorisant l’accès à l’art), projet intitulé « « « « Documentaire animalier » » » » (avec quatre guillemets) – sous la houlette d’Emma Dupré, il sera question (une essentielle question manifestement dans l’air du temps) de chercher «à instaurer de nouveaux régimes d’attention autour des non-humains avec qui l’on partage notre quotidien sans pour autant les remarquer».


Mais pour l’heure, redis-je, Océane Muller s’est engagée dans un processus de création d’un univers fictif, où elle, illustratrice de formation, fait appel au jeu vidéo, à l’impression 3D, à la vidéo, une technologie, qui, de fil en aiguille, partant d’un présupposé botanique, plutôt sous-marin, lui permet de donner vie, une vie autonome et parallèle, à des plantes… d’abord coincées dans le cadre d’un dessin digital qui, habité par des arabesques, fait un clin d’œil à l’Ecole de Nancy, fer de lance de l’art nouveau en France: c’est séduisant, tout éclaboussé d’une lumière orange.


Et les formes organiques de s’émanciper… au sous-sol. D’abord suspendues comme un nuage aussi mystérieux que merveilleux (visuel ci-dessus), gris comme un ciel de traîne, puis bleu comme une mer, pour au final, croître en une gigantesque fresque animée où pétales, feuilles et tiges éclosent, se (dé)construisent dans une abondance de structures, couleurs et densités, proliférant dans un milieu à la frontière entre le biotope et la science-fiction: certes, c’est truffé d’expérimentations numériques (système de Lindenmayer, modélisation, langage mathématique, codes binaires, éléments de «lore » inclus), c’en est même affolant, mais à défaut de maîtriser, on reste sensible à la beauté de ce rivage inconnu, perméable au potentiel narratif qui féconde davantage encore l’étrangeté.


En début de visite, dans la salle d’entrée, attardez-vous sur une magnifique petite sculpture murale, en résine blanche (matériau phare de l’impression 3D), travaillée comme une dentelle à l’allure de nid… où couve un délicat dessin bleu, celui d’une fleur à la fois familière et sauvage: alliance de l’artificiel et de son végétal contraire.


Immersion jusqu’au 3 août, entrée libre tljrs (sauf dimanche et mardi) de 13.00 à 19.00h. Infos: www.casino-luxembourg.lu

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