De toute nature
- Marie-Anne Lorgé
- 2 oct.
- 7 min de lecture
C’est octobre, déjà.
Le jour émerge de sa couette de brouillard.
Les frondaisons s’habillent doucement de leur couleur de feu. Ça vous fiche une irrépressible envie de bain de forêt. L’immersion nature fait partie, tout comme l’art, des résistances de l’humain à la guerre, aux chaos protéiformes. Et l’art, tout comme la nature, peut survivre, mais à quel prix quand ça fait toujours partie des premières choses qu’on détruit (dixit Gaëlle Nohant, auteure de L’homme sous l’orage).
Ce qui m’amène à vous dire qu’un symposium en cache souvent un autre. Ainsi, dans la foulée de Veil of Nature, ce symposium transdisciplinaire initié hier (le 01/10) par Justine Blau au LUGA Lab (parc Odendahl, Pfaffenthal), un second symposium, intitulé Art & Botanique va – dans le même lieu, mais le 8/10, de 09.00 à 17.00h – explorer les liens entre l’art et le végétal, à la croisée des pratiques curatoriales, artistiques, scientifiques et horticoles, ce, en compagnie de Justine Blau, Fanny Weinquin, Karine Bonneval, Pauline Lisowski, Charles Rouleau (pilote du Casino Display), aussi d’Elisabeth Schilling, particulièrement investie dans la question de notre relation au vivant.
La preuve avec Sensorial Symphonies, sa nouvelle création, une œuvre chorégraphique dans laquelle elle nous donne à voir et à sentir l’intelligence et la complexité du monde végétal. Un spectacle avec une distribution entièrement féminine. Une œuvre puissante qui fusionne l’intensité émotionnelle du Concerto pour piano n°2 de Rachmaninov, revisité et réinventé par les compositions inédites de Pascal Schumacher, enrichies par les éléments sonores de The Plant Philharmonic. Encore à l’affiche du Grand Théâtre ce 2 octobre, à 19.30h – on réserve séance tenante !
Vous dire aussi, profitant d’une clémence météorologique dominicale, que j’ai expérimenté Animals of the Mind, le parcours d’oeuvres conçu par Boris Kremer pour le LUGA (Luxembourg Urban Garden), et que de la sculpture Gregor de Su-Mei Tse à la petite chapelle Saint-Quirin, lieu de culte quasi troglodyte qui remonte au XIe siècle, la vallée de la Pétrusse s’épanouit comme un tableau vivant, certes aménagé, donc contrôlé, il n’empêche, de quoi stimuler une curiosité qui renouvelle le regard… et l’émotion – je vous raconte ci-dessous.
Parlant de tableau, et parce que la couleur, c’est l’émotion, je vous guide (ci-dessous itou) à travers XXL, l’expo de Bernard Piffaretti à Koerich, dans le vaste espace de Ceysson & Bénétière.

Sinon, Luxembourg a donc remis ses Molières, enfin, ses Bünepräisser, ça s’est passé au Mierscher Theater, le 25 septembre, c’était un soir de déluge. Ce qui n’a pas empêché le succès de foule. Au palmarès, pour rappel et en gros, le prix national du théâtre a été décerné à Frank Hoffmann, celui de la danse 2025 à Christiane Eiffes, pendant que la pièce Les Glaces de Rebecca Déraspe, mise en scène par Sophie Langevin, remportait le prix de la meilleure production et que Céline Camara, pour sa remarquable performance dans Prima Facie de Marja-Leena Junker, était sacrée lauréate de la catégorie Op der Bün- Schauspill, Danz & Musek.
Le même soir, le Mudam inaugurait la rétrospective consacrée à Eleanor Antin, artiste américaine née en 1935 qui travaille la mise en scène performative, l'installation, la photographie et le film muet. Une œuvre qui est le portrait de notre époque. A monter cette fantastique rétrospective, qui retrace 5 décennies de la pratique d‘Eleanor, le Mudam s’est obstiné plus de 3 ans durant tant les pièces et archives sont rares ou peu accessibles, mais le résultat en vaut diablement la chandelle, impliquant d’avoir mis les petits plats dans les grands au niveau de la scénographie: c’est une expo-monument déployé sur 2 étages et 4 espaces, trop dense pour que je vous la résume en dix lignes, donc, j’y reviendrai en particulier.
Mais, déjà, notez que le parcours s’ouvre dans le grand hall avec Road Movie, projet emblématique composé de cent bottes (100 Boots, 1971-73, visuel ci-dessus), toutes disposées à la queue leu-leu en une procession absurde et émouvante qui dégringole l’escalier jusqu’au Foyer du musée, niveau -1.
En même temps, dans le même Mudam, vernissage aussi de l’installation vidéo de The Sojourn (2023) de Tiffany Sia – née en 1988 à Hong-Kong, basée à New York –, lauréate du Baloise Art Prize 2024, qui, dans ses «écrans fantasmatiques», explore ce qui conditionne la mémoire à travers des images du paysage: entre géographies mémorisées et géographies réelles, elle révèle ainsi combien et comment le passé persiste dans le présent.
C’est alors, allez savoir pourquoi, que soudainement s’est superposé un autre paysage, celui de la maison familiale, ma maison: d’abord son image, son bâti blanc encore débout, défiguré mais pas détruit, avec ses arbres tout autour, une géographie réelle mais qui m’est devenue étrangère, et puis, son au-delà des pierres, sa géographie aussi mémorisée qu’émotionnelle, cet invisible connu de moi seule, avec le visage de ma mère, les voix de ma fratrie, les tables d’anniversaire ou de Noël, éprouvant du coup le trouble né de la théorie du rétroviseur de Marshall McLuhan, le philosophe canadien inspirant Tiffany Sia, qui dit qu’ainsi nous marchons en arrière vers le futur…
Le soleil est alors revenu.

Hop, 3 heures à pérégriner de la sculpture Juliens Maus de Rémy Markowitsch, dans le parc jouxtant la Fondation Pescatore, à Tout couche sous le kepenek – ledit kepenek désignant le vêtement traditionnel du berger turc, en feutre épais, dont tout quidam peut en l’occurrence se vêtir, avec écouteurs intégrés, pour parcourir le sentier en écoutant des histoires pastorales –, une collection nichée dans une roulotte, à deux pas de la chapelle Saint-Quirin, exceptionnellement accessible pour découvrir Sphinx, la vidéo entre captation documentaire et abstraction picturale d’Anne-Charlotte Finel qui guette l’apparition du sphinx du liseron, un papillon de nuit, ce grand voyageur prenant ici des allures spectrales, rajoutant une couche de mystère au lieu.
Voilà le topo du Luga Art Trail semé de 12 oeuvres in situ arraisonnées aux motifs animaliers (Animals in the Mind), à leurs représentations, leurs fonctions symboliques ou littérales, omniprésentes dans la vie de tous les jours, alors même que cet autre vivant, l’animal, avec qui nous devons composer, n’en finit pas d’être invisibilisé.
A l’exemple du pigeon – l’étincelante Pigeon Power du Studio Ossidiana, dans le parc municipal Edouard André, amorce le débat; pigeon dont on contraint la natalité en secouant les œufs (à Luxembourg, il existe un préposé spécialement affecté à ce «secouage»), alors qu’en d’autres latitudes, la colombine, ou fiente, relève d’une ressource nationale.
La souris n’a pas non plus la cote. Celle de Rémy Markowitsch, avec qui le parcours commence, met en scène un conte flaubertien, La légende de Saint Julien l’Hospitalier, une histoire de massacre et de rédemption, tandis qu’avec sa sculpture Gregor, une énorme pierre clouant un gros insecte au sol (visuel ci-dessus), Su-Mei Tse revisite une autre référence littéraire, La Métamorphose de Kafka, pour affirmer le pouvoir de l’émancipation – en fait, si Gregor Samsa, le personnage du récit, s’était transformé en scarabée, et non pas en cafard comme le veut la traduction, il aurait pu s’envoler…
On croise le monumental gallinacé doré de l’Atelier Van Lieshout, les oiseaux des champs menacés/piégés dans l’installation Harvest en terre cuite de Anna Hulačová, les totems en bois de chêne de Laurent Le Deunff revivifiant humoristiquement le bestiaire luxembourgeois, la créature inquiétante de Mary Audrey Ramirez, Blobby and Boo émergeant du monde obscur des casemates. Tout au long, des créations artistiques qui soulèvent, en effet domino, des interrogations éthologiques, humaines incluses, tout en ne faisant l’économie ni du patrimoine, ni de l’architecture, ni du génie paysager. Ni aussi du bienfait marcheur…
Jusqu’au 18 octobre – infos: https://luga.lu

Cap sur Wandhaff, dans l’espace Ceysson & Bénétière à Koerich. Qui accueille 40 toiles grands formats de Bernard Piffaretti – 40 et non pas 70 comme peut le suggérer le titre, XXL en chiffres romains, pour autant, c’est une expo… de taille XXL, consacrée à un artiste qui, depuis plus de… 40 ans, déploie une œuvre singulière, structurée autour d’un principe méthodique: la duplication.
L’ensemble – les oeuvres les plus anciennes datent de 1987, les plus récentes de 2018 – est donc pavé de deuxièmes fois, sans qu’il s’agisse d’un effet miroir, en clair, chaque toile est scindée en deux par un axe central, dans une moitié, le peintre compose librement, dans la seconde, il répète, et la différence est due/correspond au déplacement du corps.
Et qu’est ce que Piffaretti peint, lui qui est issu de mouvements mythiques, de Supports/Surfaces et de l’expressionnisme abstrait américain? Eh bien, des lignes, des quadrillages, des bandes, des rayures qui dynamisent le carré, des formes qui sont en même temps des figures, sachant que dans la figure, il y a une fable (visuel ci-dessus).
Toutes des figures récurrentes, sans en privilégier une plutôt qu’une autre, et sans relever ni du cycle ni de la série, tout est mélangé, comme dans l’atelier. De surcroît, certains tableaux sont des réinventions déguisées, des façons, par exemple, de reformuler le recouvrement ou de laisser la surface blanche, autrement dit, certains tableaux sont des citations. Et Piffaretti y consent délibérément: quand on regarde un tableau, c’est toujours un montage, non pas une nouveauté.
Sa singularité se situe donc ailleurs. Dans la duplication, certes, mais aussi dans le… fragment, une notion importante, qui fait que chaque œuvre entre en relation avec les autres comme les fragments d’un seul texte toujours en cours d’écriture. Ce qui n’est peut-être pas neuf non plus (c’est lui qui le dit) mais qui l’a amené à avoir son style (c’est le mot qu’il utilise).
En fait, par et à travers ce dispositif ou protocole qu’est notamment la réplique, ce qui obsède Piffaretti, c’est de faire naître une situation picturale. De faire voir non pas une image mais une peinture qui advient. Et ça, c’est le résultat, en amont, de longues années (depuis 1992), d’interrogations têtues et entêtantes: c’est quoi faire de la peinture, c’est quoi un tableau et qu’est ce que l’expression si ce n’est de mettre en chantier des questions et des décisions.
Ce travail sur la peinture, c’est ce que Piffaretti nomme métapeinture, et au final, dans XXL, si rien n’est à comprendre, tout est à prendre avec soi, sachant que ce tout s’appelle «cosmogonie Piffaretti».
On lâche prise jusqu’au13 décembre 2025 – galerie Ceysson & Bénétière, 13-15 rue d’Arlon, Wandhaff-Koerich, www.ceyssonbenetiere.com
belle écriture .Toujours agréable à lire et informatif! Merci!👍