Ce matin, les nuages planent, en volutes, comme si le ciel s’était mis à fumer… au-dessus de l’ocre rouge du paysage.
La nature d’octobre, c’est une émotion à l’état pur. C’est le bain de forêt le front contre l’écorce, les yeux dans les odeurs terreuses, le nez au creux des petits chemins qui sentent la noisette, celle-là qui craque sous la semelle. Et puis, ce sont «quelques dessins sur la buée des fenêtres», cet instantané au goût d’éternité chanté par Francis Cabrel dans un texte brossé comme une peinture à ciel ouvert: «On ira tout en haut des collines/ Regarder tout ce qu'octobre illumine/…/ Des écharpes pour deux/ Devant le monde qui s'incline…/ Le vent fera craquer les branches/ La brume viendra dans sa robe blanche/ Y'aura des feuilles partout/ Couchées sur les cailloux…».
Et dans cet octobre qui illumine… qui d’autre que le clown pour toucher l’humanité? Poser la question, c'est y répondre, d'abord en image (visuel ci-dessus: Bancroûte, un clown gouailleur et débraillé qui s’échine à se faire oublier sur un banc public ©Clément Martin), en image, dis-je, avant de vous immerger dans cet art fabuleux tout à la fois drôle, corrosif, féroce, décliné sous toutes ses coutures par la Kulturfabrik (Esch-sur-Alzette), à travers la 13e édition de son festival «Clowns in Progress»… pas pour les enfants, ou pas que. Je mets mon nez rouge ci-plus bas.
Sinon, qui d'autre? Eh bien, je dirais des artistes hors-sol, à l'exemple de Monique Voz et de Nicolas Tourte, l'une récolte de la rosée lunaire, l'autre, renversant son thé, nous mène entre hallucination et illusion, en tout cas, dans un monde parallèle. C'est magique… et ça se passe à Arlon, Maison de la culture, dans le cadre des Laboratoires Numériques Ephémères du CACLB.
Je vous raconte tout ça… en faisant aussi un détour par un larmier, celui d’Anne-Claude Jeitz – sachant que ledit «larmier» (ou Lacrimoso) désigne non pas non pas l’angle interne de l’œil d’où s’écoulent les larmes (selon un sonnet de Rimbaud & Verlaine) mais l’objet, le collecteur, la fiole qui, dans la Rome antique, recueillait les larmes, qualifiées de véritable trésor. Expo intimiste à découvrir dans un site qui l’est tout autant, à savoir: la Millegalerie, sise Moulin de Beckerich.
Donc, des invitations qui slaloment entre cosmologie et poésie, tout en embarquant un immuable besoin, celui d’être aimé.
Dans le même esprit, en fin de post, j’ajouterai ma petite visite de l’expo de Jeanne Mons, dans l’espace Projects de la galerie Nosbaum Reding: du fusain et du crayon pour explorer les corps et les rapports de force qui traversent le couple.
Du reste, dans la foulée, je tiens à vous signaler Clémentine, la dernière création de la danseuse et chorégraphe Rhiannon Morgan, où, séparé en deux groupes, le public assiste «au développement d’une relation amoureuse à distance». En fait, «grâce à un dispositif technique d’écrans et de caméras interposés, la chorégraphe explore notre perception de soi, la dualité des mondes réel et numérique»: première de Clémentine, pièce de 50 min. pour 2 danseurs, ce jeudi 5 octobre, 20.00h, au CAPE-Ettelbruck – si vous ratez le coche, pas de panique, Clémentine est à l’affiche du Grand Théâtre (Luxembourg) les 12 et 13 décembre.
Et enfin, HVNGRY for more, deux séries photographiques de Valerie Reding, artiste trans et transdisciplinaire qui interroge le corps, l’intimité, les relations de pouvoir dans la société, et dont les deux séries en question sont «une célébration de la diversité et encouragent à la libre expression de soi bien au-delà de la binarité des genres ou autres catégories sociales réductrices et aliénantes» (visuel ci-dessus): vernissage le 7 octobre, dès 18.30h, au Rainbow Center (19 Rue du St Esprit),avec artist talk prévu à 19.00h – notez que Valerie présentera une seconde expo, intitulée monsters, au TROIS- CL (à Bonnevoie) à partir du 3 novembre.
Allez, c’est l’heure du clown: entre l’intime et le spectaculaire, un art tragi-comique, parfois caustique, et un artiste toujours attachant… pas forcément attaché à son nez rouge.
Du coup, nous sommes à Esch/Alzette. Qui entend pérenniser son statut de capitale culturelle (de 2022) et intensifier sa métamorphose en ouvrant, dès 2024, un nouveau chapitre de son histoire sous la forme d’une Biennale consacrée notamment à l’architecture et l’art digital.
Et à Esch, nous voici à la Kulturfabrik (Kufa). Qui aussi s’apprête à une profonde métamorphose, via de gros travaux de rénovation de ses espaces intérieurs et extérieurs, dès 2025. Cette rénovation – la dernière, ou réhabilitation du Schluechthaus, datant déjà de quasi 25 ans – «est pensée de manière à préserver l’esprit de la Kufa, à répondre aux défis et aux réalités des carences actuelles tout en s’appuyant sur l’histoire du site et son authenticité. La Kufa continuera à défendre l’idée d’un lieu de vie, un lieu ouvert et en perpétuel mouvement ou le bien-être des artistes, des publics et de l’équipe est une préoccupation centrale. Une réflexion est menée sur les technologies d’énergies renouvelables/alternatives et l’optimisation des consommations et dépenses d’énergie. La cour sera végétalisée (ainsi que certains murs), aménagée de manière accueillante».
Je saisis l’occasion pour pointer un autre chantier culturel, celui des Rotondes, dont la saison 24/25 s’annonce particulièrement chamboulée en raison d’importants travaux de réaménagement de son site de Bonnevoie. En attendant, c’est là, ces 6 et 7 octobre, à 19.00h, que s’invite un cirque nouveau, taillé comme un dialogue virtuose à la fois jongleur et musical par le collectif français Petit Travers. Intitulé S’assurer de ses propres murmures, le spectacle (tout public, dès 7 ans), une invitation à tendre l’oreille, «prend le public à témoin de la magie qu’il crée».
Bon, c’est pas le tout, à la Kufa, le clown trépigne. Qui s’ouvre à de nouvelles mouvances… auxquelles le festival – l’audacieux, plantureux et participatif Clowns in Progress – nous initie à coups d’ateliers créatifs, de workshops, de films, et bien sûr de spectacles.
Spectacles qui d'ailleurs essaiment dans un lieu complice, l'Escher Theater, par deux fois, à savoir: ce 5 octobre avec n’imPORTE quoi, la comédie burlesque pleine de tendresse avec Leandre, et le 08/10 (précisément à l'Ariston) avec Bakéké, la douce rêverie de Fabrizio Rossell. Sinon, à la Kufa, c'est un autre son de cloche, celui de la satire au vitriol, vrillée à des thématiques comme la mort, le survivalisme, l'accident de parcours, le sans-abrisme et la nature bucolique – ces derniers thèmes en l'occurrence touillés le 6 octobre, lors de Clowns des villes et clowns des champs, par la Cie Brounïak avec sa Bancroûte, et par Rosie Volte dans La Natür, c’est le Bonhür.
Mais c'est le Théâtre de Caniveau qui nous en fait voir des vertes et des pas mûres avec En Attendant le 3ème type, un duo fraternel pour clowns survivalistes (visuel ci-dessus ©Kris Kale): «Racistes malgré eux, homophobes par ignorance, misogynes par principe, ils attendent inexorablement l’apocalypse comme on attend à Pôle Emploi. Avec un peu de chance, leur vie va changer» - et sans doute la nôtre, le samedi 7 octobre, soirée A double tranchant, très fortement déconseillée aux personnes de moins de 18 ans.
Tout le programme sur: www.kulturfabrik.lu
Et hop, changement de cap, lumière sur des incubateurs d’épiphanies. Et ça commence par le verre, un univers fascinant, une poésie du feu et de la lumière.
Point d’apocalypse avec Anne-Claude Jeitz, créatrice eschoise, qui, dans sa quête du monde merveilleux du verre liquide, atteint … le Graal, du nom de cette technique ancestrale, quasi mystique, de l'art de «souffler à chaud une pièce en verre doublé ou multicouche», un art qui «confère à l’oeuvre une picturalité et une profondeur spécifiques» - schématiquement, la pièce chauffée est ensuite refroidie en vue d’un décor (peint ou dessiné ou autre), puis à nouveau réchauffée progressivement, reprise au pontil ou à la canne, pour être derechef soufflée: la dissection technique est complexe, que l’artiste pardonne mon approximation. Du reste, à la Millegalerie, à Beckerich, Anne-Claude se prête avec plaisir à la révélation du processus de fabrication… de ses œufs et autres galets.
Des galets qui racontent les hoquets de couleur d’une mer disparue, des œufs qui disent la glace, où, comme une neige improbable, une écriture philosophe cite (notamment) Einstein: «la vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre».
Et donc, des oeufs mais aussi des tissages ou maillages aériens translucides et des acrobaties de figurines transparentes, autant de miroirs de notre humaine fragilité.
Et puis, il y a l’élégant Lacrimoso (visuel ci-dessus), ce flacon réservoir d’«une belle liqueur», celle qui nous emporte sous la Rome antique dans le flot ardent des émotions: «Heureux ceux qui pleurent !» (Matthieu 5 : 3-12). En même temps, disait Sénèque, «Pleurer, se plaindre et gémir, c’est se rebeller», et donc, la larme, une faiblesse déguisée en arme véritable…
Enfin, il y a … le calamar, et surtout, les oursins, des boules hirsutes que sublime le rayonnement du soleil, de splendides grosses billes creuses hérissées, nées du filage du verre. A l'immatérialité du souffle, Anne-Claude greffe donc une exigence du geste, tout en dentelle.
L'expo s'intitule Souffles, un pluriel raccord avec une métaphysique du créateur verrier, qui affirme que le verre est non pas un matériau mais un être, en l'occurrence colporteur d'histoires façonnées par les respirations.
Jusqu’au 15 octobre - infos: www.dmillen.lu
De Beckerich à Arlon, 7 kms à la louche. Nous y sommes donc. Là, à la Maison de la culture, dans une salle convertie en chambre noire, obscurité favorable au mirage et à l'alchimie, phénomènes catalyseurs d'arrière-mondes. Dans le grimoire, deux conteurs rêveurs, deux illuminés réenchanteurs: Monique Voz, originaire d'Arlon, une chercheuse-bricoleuse d'objets nouant un pacte avec la nature et les astres, et Nicolas Tourte, originaire de Charleville-Mézières, un hypnotiseur, un brouilleur de perception.
Avec Monique et Nicolas, une constellation d'œuvres liant l'infiniment petit et le cosmos. Entre Monique et Nicolas, un même goût pour l'expérience et les théories scientifiques, sauf qu'avec Monique tout commence par le geste, sauf qu'avec Nicolas, tout transite par la technologie, la fresque lumineuse, vidéo ou mapping. En tout cas, au final, Polaris – c'est le titre de l'expo –, c'est une immersion dans un autre espace-temps, à vous en faire oublier vos clés, votre montre et tous les menus tracas que l’accélération du quotidien montent en épingle.
Du reste, au commencement, il y a l’épingle. Eh oui. A l’origine de l’énigmatique vidéo Sun Light de Nicolas Tourte, où l’on voit une matière en fusion s’égoutter dans une nuit noire sans y sombrer, à l’origine, donc, de cette allégorie de la gestation d’un univers, il y a… une observation… transcendantale, soit, l’observation à L’Aigle, en Normandie, dans les Ateliers Bohin, uniques en France, de la fabrication de la tête de verre des épingles, précisément de la séquence «de la fonte d’une baguette en verre de Murano montée sur une vis sans fin».
Au demeurant, dans la vidéo Wormholes, censée visibiliser les «trous de ver» qui hantent le cosmos, l’artiste propose une magnétique vision, évoquant une sorte de vis sans fin, d’un bleu de glace, forant perpétuellement l’abysse céleste.
Entre Sun Light et Wormholes, un son, proche du battement de cœur. Qui fait étonnamment écho à Prisme du néant, une œuvre sublimissime et subliminale – que le visiteur rencontre d’entrée, avant même de pénétrer dans la chambre noire – une vidéo née d’un incident domestique, à savoir: une tasse de thé renversée alors que l’artiste était absorbé dans sa lecture. Résultat: entre les pages du livre déposé ouvert, en trapèze, un filet liquide n’en finit pas… de refluer, comme un pouls. Image d’une divine picturalité. Et plongée dans une dimension extrasensorielle, dans la mesure où le livre en question, Le prisme du néant, auquel la vidéo emprunte son titre, est un roman de Philip K.Dick (1928-1982), auteur halluciné de science-fiction, démiurge psychotique, convaincu de la manipulation et de la modification de la réalité, en même que de l’existence d’une réalité supérieure. Une onde mystique plane, dans le sillage, Nicolas Tourte se retrouve de «l’autre côté».
Quant à Monique Voz, experte en Boson de Higgs et en ondes gravitationnelles, c’est dans l‘herbe qu’elle se plaît, à récolter de l’eau de lune, à en instiller chaque goutte dans un tube de verre comparable à l’éprouvette de laboratoire, à activer le distillat grâce à de petits composants électroniques, en espérant une mue chimique de cette supposée source d’énergie (visuel ci-dessus). Monique n’attend que l’assentiment des scientifiques, mais ce serait trahir la magie de ce délicat univers ainsi créé, parfois luminescent – d’ailleurs, à ce stade, il y a fort à parier qu’au rayon de la DesignTherapy, les exquis objets de Monique feraient un tabac.
Et parmi les objets qui s’exposent, aussi il y a ces étonnantes cloches ovales en verre où de minuscules billes, des pierres semi-précieuses, gravitent autour d’un axe central: une figuration miniature du mécanisme cosmique qui tient du merveilleux techniquement, formellement et esthétiquement, tout autant que dans sa désarmante façon de nous initier à l’astronomie, à sa beauté – pour la cause, l’objet est une véritable boîte à bijou – et à son mystère – incidemment, on fait ainsi la connaissance de Sedna, la dixième planète, découverte en mars 2004, non encore observable mais figurée par une perle en quartz rose.
A chaque fois, tous ces mouvements planétaires flottent au-dessus de fines cartographies circulaires astrologiques.
Délicieuse Monique Voz, qui, complice de la lune, ébranleuse de nos émotions, se penche sur la création du monde, combinant mythologies, théories scientifiques et cela qui envoûte comme un conte.
Polaris, une proposition du Centre d’art contemporain du Luxembourg belge (CACLB), reste sur orbite, à la Maison de la culture d’Arlon, jusqu’au 22 octobre. Entrée libre, du lundi au vendredi de 14.00 à 17.30h.
Et on termine en compagnie de Jeanne Mons, jeune artiste française, fraîchement sortie de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, dont c’est la première expo, en l’occurrence dans l’espace Projects de la galerie Nosbaum Reding (4 rue Wiltheim, Luxembourg). Son langage, c’est le dessin, mâtiné de symbolisme à la Spilliaert.
Amour, vous ne savez ce qu’est l’absence, sa série en noir et blanc (visuel ci-dessus ©Audrey Jonchères), est la traduction graphique de la solitude, un sentiment paradoxalement généré/décuplé par cela devrait le ruiner, à savoir: le réseau social. Une solitude, donc, qui altère l’image soi et, par ricochet, l’équilibre du couple, mettant ainsi à nu à la fois sa fragilité et d’insidieux rapports de force.
Et c’est ce corps, courroie d’expression/transmission du mal-être, que Jeanne Mons met en scène dans sa nudité, inspirée par des modèles réels ou fictifs, en ce cas puisés dans la mythologie, l’iconographie statuaire antique, et incarnant tous des «amours détruites ou interrompues».
Dans le couple – homme-femme ou femme-femme, peu importe, ce n’est pas l’enjeu –, le corps impeccablement taillé/représenté par le fusain et le crayon, est celui du dominant ou suggérant pour le moins une posture solide, assurée. Lui fait face une silhouette aussi blanche qu’un fantôme, une personnification en creux de la mélancolie, où le temps, élément invisible mais perceptible, peut tout faire basculer… pour le pire ou pour ce meilleur auquel l’artiste semble manifestement croire. Ou entend nous faire croire.
Tout à côté, dans l’espace central/principal de la galerie, rencontre avec Thomas Arnolds, artiste allemand né en 1975. RUN (Frühstück) est sa troisième exposition personnelle dans le lieu. Et toujours un vocabulaire formel essentiel, des lignes et formes pures: d’abord la main – un grand poing souvent fermé, assimilé à un combat intérieur, un feu existentiel, non pas à lire comme une agressivité – et puis des colonnes, coiffées d’un chapiteau géométrique qui «rappelle davantage un briquet avec son mécanisme d’allumage qu’un élément d’architecture antique».
Ces éléments épurés, Arnolds les décline en une série de dessins en noir et blanc – les fonds gardant des traces de doigts, un travail d’estompage –, en même temps que dans de grandes peintures à l’huile, «associés à des arrière-plans monochromes», de sorte que «l’élément humain, la main, vienne se superposer à l’espace pictural tel un monolithe massif».
Galeries Nosbaum Reding: Jeanne Mons et Thomas Arnolds, deux approches d’un même regard sur ce qui mène l’humanité par le bout du nez. Jusqu’au 4 novembre, du mercredi au samedi, de 11.00 à 18.00h – www.nosbaumreding.com
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Et, sans lien aucun, une parenthèse (j’en suis coutumière) juste pour vous annoncer le festival de la gravure à Diekirch, Maison de la culture (13 rue du Curé), du 7 au 29 octobre – vernissage le 06/10, 18.30h – et Krigoliflo, une expo autour du portrait en 4 approches – selon Christian Kieffer, Gauthier Salvi, Lis Prussen et Florence Hoffmann –, ce, dans les Annexes du château de Bourglinster, vernissage aussi le 06/10, entre 18.00 et 21.00h.
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