Juin joue à la cigale. Les festivals se bousculent. Et Esch/Alzette bourdonne, tablant coup sur coup sur l’inauguration de l’Ariston, ancien cinéma promu épicentre des arts de la scène et du spectacle vivant, sur l’ouverture officielle du Bridderhaus, édifice du XIXe siècle transformé en résidence d’artistes (du reste, c’est une métamorphose fracassante), et sur le lancement d’un vaste parcours de sculptures à travers toute la ville. Lequel n’a rien de bricolé, qui mixte l’international et des talents nationaux, qui permet aussi de découvrir des lieux confidentiels, genre friches et terrains vagues, tout en reliant anciennes et nouvelles institutions culturelles eschoises, donc, pas de barmum étalé sur la seule artère piétonne qu’est la rue de l’Alzette, une prise de risque qui, perso, me séduit. Et j’y reviendrai au plus vite.
En attendant, voici 3 échappées belles dans le silence. A savoir: Where is the Light coming from, la nouvelle série d’huiles de Julie Wagener (ou comment lire la solitude par les plis) dans la galerie Reuter Bausch, puis l’expo plein air, dans le parc de Merl, espace public, d’une sélection de 16 tirages en noir et blanc de Romain Urhausen, rendant hommage à son style à la fois humaniste, subjectif et expérimental – une sélection qui entre en résonance avec Romain Urhausen - en son temps, l’exposition, cet été, de 100 clichés du photographe luxembourgeois dans l’Espace Van Gogh, au coeur des Rencontres photographiques d’Arles, ce, à l’initiative de Lët’z Arles (vernissage le 6 juillet). Ainsi, le parc de Merl, c’est un peu Arles qui vient à nous…
Enfin, escale dans la Squatfabrik (retour à Esch), habitée par Marco Godinho, d’une grande disponibilité et qui se dit «amoureux de l’humain». Un moment à haut potentiel sensible. Conversation en bordure d’intime, cela qui raconte quelque chose de la création. Et c’est par là que je commence.
Non sans d’abord signaler que Pit Wagner, artiste visuel (graveur, et dessinateur…), expose ses nouvelles toiles – en duo avec Eli Benveniste, membre du groupe d’artistes danois Koloristerne – à la Veiner Konstgalerie à Vianden. Il est question de pieds en argile et tordus, métaphore de l’existence modelée par Eli, et de chaussures, donc, de marche, auxiliaire de résistance, de cette contemplation de la nature joyeusement célébrée par Pit –- vernissage le 19 juin, à partir de 15.00h.
En prenant aussi soin de mettre en lumière Palissada, le regard photographique d’un Eric Chenal poète, qui voit le monde au-delà et au-dedans, et qui, en l’occurrence, hante la Villa Pétrusse (à Luxembourg). Son jeu de mystère et de révélé se livre sur la palissade qui masque actuellement les travaux de rénovation/transformation de cette maison classée. La monstration officielle de Palissada est prévue le 22 juin, déjà, je vous donne rendez-vous…
En attendant, Marco Godinho nous attend
Juste une pile de petits sachets de sucre (photo ci-dessus), mais tous voyageurs, et qui tous ont de la mémoire, en l’occurrence des lieux où l’artiste Marco Godinho est passé, commandant un café, se gardant surtout de consommer cette source d’énergie qu’est donc le sucre, aussi réputé pour combler un manque.
Mais quoi? A Marco, l’artiste qui a représenté le Luxembourg à la 58e Biennale de Venise en 2019 avec Written by Water – projet abordant «les questions d’exil, de mémoire et de géographie inspirées par sa propre expérience de vie nomade, suspendue entre différentes langues et cultures et nourrie par la littérature et la poésie» –-, à Marco sollicité/ remarqué par moult institutions culturelles à Paris, Marseille, Montréal, en Norvège, hormis le Mudam Luxembourg, que peut-il bien lui manquer?
Réponse subliminale: «j’ai envie d’aimer plus. Et j’ai fait le choix de ne pas me plaindre; en échange, je me questionne, je suis aussi critique».
En tout cas, Marco, avec sa collecte de petits sachets sucrés, qui s’empilent tout emballés – «l’accumulation, c’est ma drogue», dit-il –-, qui s’empilent comme des strates aussi spatiales que temporelles, comme des étapes d’un exercice du souvenir – héritier en cela du «je me souviens» d’un Georges Perec attaché à l’infra-ordinaire, à ces expériences subjectives du temps et de l’espace qui fécondent des épiphanies du domestique et du banal –-, Marco, dis-je, je l‘ai rencontré à la Kulturfabrik d’Esch (Kufa), où, pour l’heure, il séjourne en résidence artistique à la faveur d’un programme appelé Squatfabrik – lequel programme, initié en 2020, accueille pour de courtes durées des duos d'artistes, en l'occurrence, c'est Félix Chameroy, du collectif (français) Dynamorphe travaillant autour des notions d’espaces réactifs et interactifs, qui partage le lieu.
Et ce partage, cette occasion de rencontre, c’est précisément le ressort cardinal du processus créatif de Marco. Qui accorde tant d’urgence à l’échange dans la mise en place de ses projets, qu’il ouvre «sa» résidence les jeudis, vendredis et samedis, chaque fois de 17.00 à 20.00h (jusqu’au 2 juillet). Rendez-vous irrésistible. Immersion insoupçonnée dans un univers singulier. Dans le paysage mental d’un créateur, aussi poète, animé par une immense curiosité. Je vous raconte – et je gage que vous succomberez dare-dare à l’invitation de la Squatfabrik .
Que s’y passe-t-il? Rien de spectaculaire. Marco parle. «Il n’y a que ça qui m’intéresse, bien davantage que faire de mes mains». Tout fasciné qu’il est par «mettre en route», au sens propre et au sens figuré – selon la formule de Roland Barthes –, Marco est intarissable quant à l’importance des lieux et de la déambulation, de l’anecdote aussi, cet infra-mince qui permet le passage de l’objet à l’imaginaire, à un devenir... invisible pour d’aucuns mais perceptible par l’artiste. A l’exemple de ce gros morceau de mousse alvéolée, trouvé lors d’une promenade derrière la Kufa, avec, par ailleurs, de longs et minces tuyaux de fer également voués à la déchetterie, lesquels possiblement insérés dans les alvéoles, transformeraient la mousse en voilier…
Avec Marco, arpenteur du monde, la mer n’est jamais loin – l’installation Written by Water témoigne d’une Méditerranée qui lui est chère, à la fois épique (Odyssée d’Homère) et tragique (tombeau migratoire) – ni non plus le feu, permanent à l’intérieur de nous ou que cette terre respire – feu au demeurant lié au vent, comme la mer pour ses vagues et son sel –-, ni d’ailleurs la maison, infinie, fantasmée, disparue, réduite en poussières.
Du sucre au sel, analogie il y a. De l’ordre de l’instrument de navigation. En l’occurrence, Marco part du nord, de sa forêt à Echternach où il habite («quand je ne suis pas en vadrouille»), vers le sud du pays, Esch, territoire qu’il a déjà exploré et qui l’attire encore pour «son rapport avec le populaire, le métissage». Et puis, «il y a beaucoup d’imaginaire, lié à l’idée de feu, au mot "terres rouges", au temps, à la transformation».
Surtout, «c’est l’idée d’aller vers un sud, et d’explorer la question de la terre en tant qu’esprit» – un peu dans le sillon de l’écrivain Bruce Chatwin (1940-1989), convaincu de développer une vision plus originelle et plus authentique de la vie à travers la marche. Donc, la question de la terre, oui, mais toujours raccord avec la déambulation. «J’aime cartographier, faire une cartographie intime de ce qui m’entoure. Quelque chose va émerger de cette marche», embarquant comme à chaque fois le temps, l’accumulation et son effet induit, l’effacement.
En tout cas, de la cartographie à l’écriture, il n’y a qu’un pas. Et Marco écrit, textes et poèmes, depuis longtemps. Et entend davantage encore pousser l’écriture. Et la mise en page – il a d’ailleurs un master en typographie, suite à l’Ecole des beaux-arts de Nancy. Les lettres et mots dans l’espace de la page (à l’exemple de son petit livre blanc sur l’invisible). La page d’un livre à l’échelle de l’espace (à l’exemple de son oeuvre au sol, en tuiles pilées, dans l’expo Freigeister au Mudam, en novembre 2021- février 22). «J’aime écrire dans l’espace. Dès que tu es dans le geste, tu effaces, tu fais disparaître autre chose – remplir, par contre, ça, c’est facile. De plus en plus, je cherche le haïku.»
Dans la foulée, pas étonnant que Marco, avec son frère Fábio, homme de théâtre, et sa compagne Keong-A Song, illustratrice, fondent une maison d’édition, baptisée Luar, mot signifiant "clair de lune" en portugais, par allusion aux différentes phases de la lumière nuit/jour et qui «se positionne à la marge de différentes disciplines artistiques et littéraires». En fait, Luar se concentre sur trois collections principales "Théâtre", "Poésie", "Illustration" avec «une attention particulière pour les livres d’artiste et autres publications hors format».
Le premier livre édité concerne Erop/Un air perforé, monologue théâtral de Romain Butti (texte bilingue, luxembourgeois / français). Sachant qu’Erop est actuellement à l’affiche du Théâtre des Capucins, en version française ce soir (17 juin, 20.00h) ainsi que le 20 juin, 20.00h (le 21 juin en luxembourgeois). Avec Raoul Schlechter, dans une mise en scène de Fabio Godinho (infos: http://www.theatrecentaure.lu/spectacle/erop/)
Et donc, voilà Marco Godinho embarqué dans la Squatfabrik d’Esch. D’aucuns s’en étonnent. Mais quoi? «Ce n’est pas parce que ce serait plutôt Tokyo, Séoul ou Dubaï que ça m’apporterait plus. Je table sur le hasard de rencontres magnifiques, et c’est déjà le cas, fût-ce par les belles personnes qui portent le projet Squatfabrik» (désormais soutenu par l’Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte). «Que j’ai accepté marque aussi mon manque de stratégie dans mon travail». Soit, l’humain d’abord...
Eh Marco, qu’est-ce qui a fait qui tu es? «Ce sont mes parents. Leur ouverture par rapport à mes envies. Ils en ont été les alliés, ils les ont accompagnées».
Notez que la résidence de Marco Godinho expire le 2 juillet. Et lors de ce Get-Out, ou restitution, de 14.00 à 22.00h, à quoi s’attendre? «A un truc concret, une lecture, je ne sais pas, c’est flou, instable, et ça, j’assume. Peut-être une transformation de choses glanées lors de mes déambulations, en lien avec des poèmes». Du Godinho pure huile essentielle...
C’est l’heure de la mise au vert. Au parc de Merl.
Rencontre par l’image avec Romain Urhausen (1930-2021), pionnier de la photographie luxembourgeoise, repéré dès le début des années 1950 par Edward Steichen, «l’une des figures les plus influentes de l’histoire de la photographie». Au-delà du pédigrée, bien des raisons légitiment l’hommage rendu à Urhausen, décédé l’an passé, sans avoir pu finaliser l’expo en cours, programmée aux Rencontres d’Arles 2021, en complicité avec Paul di Felice, curateur surtout ami (et en collaboration, pour rappel, avec Lët’z Arles et le CNA). Aujourd’hui, l’hommage est donc posthume, et son envergure rend justice à un style éminemment singulier.
Les 16 tirages, en noir et blanc, exposés aujourd’hui dans le parc – une initiative de la Ville de Luxembourg – en donnent les accents majeurs. En trois sections représentatives de la diversité de l’œuvre photographique d’un Romain Urhausen bouturant «l’école humaniste française et l’école subjective allemande des années 1950 et 1960». Il y a ainsi la section expérimentale et abstraite, celle des portraits et celle qui s’ancre dans Luxembourg-Ville, point de départ de la promenade.
D’abord une voiture passe, qui coupe l’image en deux, avec restitution du mouvement à l’avant-plan et «zoom» sur un quidam à l’arrière-plan: c’est le principe de «la photo dans la photo», aussi de l’apparition-disparition, mirage induit par la longue pose, dans le cas, par exemple, du mendiant assis à l’arrête du trottoir, sujet qui occupe un bord de l’image, les deux autres tiers restant «vides» ou plutôt… pleins de «spectres», de personnages s’évanouissant dans l’espace dès lors qu’ils bougent. Aussi, il y a le train, une silhouette graphique et des rails qui le sont tout autant.
Six tirages composent la section des portraits (photo ci-dessus). Ceux, célèbres, de la Grande-Duchesse Charlotte – la pose d’un papillon sur son chapeau lui valant son espiègle postérité – et d’Edward Steichen. Celui notamment d’Edith Buch, une collègue photographe, capturée avec tout le making of de sa création. Et puis, jamais avare d’humour, ni de tendresse, il y a Romain qui s’auto-portraiture dégustant un oeuf à la coque au beau milieu d’un chemin de fer.
Au rayon abstrait, c’est la série des négatifs. Des paysages dans la neige du coup essentiellement graphiques, plongés dans des noirs d’une extrême intensité. Et c’est la série des photogrammes, expérimentation sans appareil photographique, utilisant juste la lumière sur du papier photosensible, où Romain place des objets, grattant parfois la surface au passage. Enfin, à la faveur d’une méduse, l’artiste invente «l’encrogramme» – un photogramme dont le point de départ est de l’encre –-, ce qui «rejoint son goût pour l’abstraction en peinture». Et rend cette série «made in années 50» très contemporaine.
Voilà un aperçu de l’oeuvre qui révèle l’homme Urhausen. Donc, en promenade, ouvrez l’œil, et le bon. Jusque fin septembre – en octobre, c’est la Gare de Luxembourg qui accueillera l’ultime regard de l’artiste, avec le contexte créatif des courants photographiques dans lequel il s’est inscrit.
Entrée libre au parc de Merl, avec visites guidées assurées par Paul di Felice sur réservation: s’adresser à contact@letzarles.lu.
Allez, on se met à l’ombre. Au frais. Galerie Reuter Bausch.
Alignés comme dans une morgue, des corps – 11 au total, sur panneaux MDF – baignent dans une huile aussi noire qu’une nuit sans lune. Et du noir surgit une lumière inattendue, venue des draps et chasubles qui couvrent les corps transformés par leur carnation verdâtre en humains désintégrés, voire en spécimens de morts-vivants. Les uns, ceux qui ont renoncé, ceux que le désespoir a terrassés, gisent, invisibilisés sous le tissu froissé à l’allure de linceul, les autres, ceux qui lévitent, sont d’informes camisoles errantes, des insomniaques aussi solitaires qu’hagards.
Voilà le tableau que Julie Wagener (née en1990 à Bogota, vivant à Luxembourg) dresse de la pression sociale, du «système» égocentré, consumériste, productif et perclus de crises, coupable de déshumanisation. Coupable de créer des anxieux, des inadaptés, des candidats au suicide, forme suprême de cette faiblesse que notre société performante récuse.
Au final, à travers sa galerie d’individus en perdition, sa façon de percer l’abcès du vide existentiel encore tabou, ce que Julie plaide, avec sincérité, sinon empathie, c’est justement le droit à la faiblesse.
La peinture est lisse, adepte du classique clair-obscur – un contraste de valeurs adapté au propos –, sauf que ce serait négliger le soin que Julie porte aux tissus plutôt gris, surtout aux plis. A la mise en plis, aux faux plis, à leur mouvement, leur fluidité, comme une vie parallèle, qui d’ailleurs mange toute la composition.
Remarquée à la Triennale Jeune création 2021, pour sa série de trois œuvres It Hurts Until it Doesn't, Julie Wagener a aussi décroché le prix Révélation, au Salon du CAL 2021, pour la même série (photo ci-dessus: It Hurts Until it Doesn’t II).
Infos:
Galerie Reuter Bausch, 14 rue Notre-Dame, Luxembourg: Julie Wagener, Where is the Light coming from, peintures, jusqu’au 9 juillet – www.reuterbausch.lu
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