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  • Marie-Anne Lorgé

Cultivons nos émotions

Pendant que les arts de la cène, sacrifiés sur l’autel de la pandémie, organisent leur résistance, circulez sans modération, non pas dans les supermarchés, mais là où les artistes plasticiens offrent des représentations du monde. A commencer par les mondes parallèles que Lionel Estève monte sur perles à la galerie Nosbum Reding.

Chemin faisant, notez que le Mudam jette un époustouflant coup de projecteur sur les 25 ans de sa Collection – si le musée a 15 ans, ses premières acquisitions remontent à 1996. Résultat: un panorama en une quarantaine d’œuvres de 50 artistes, des années 1960 jusqu’aux premières décennies du XXIe siècle, autour des questions de formes, de la façon dont figuration et abstraction entretiennent un dialogue toujours renouvelé, ou de la place du récit dans la fabrique des images. Evolutif, donc revisité au cours de l’année 2021, l’accrochage se situe au niveau-1 du Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean (au Kirchberg).


Excursion que je termine par une halte dans les locaux du Focuna, où Lucemburgum, une gravure historique, du moins sa copie, qui plus est réduite de moitié, se transforme… en zoo.



Un zoo? Oui, sinon un cirque. C’est dans cet esprit-là que l’illustratrice Keong-A Song a réinterprété Lucemburgum – dont l’original provenant des collections du City Musuem Lëtzebuerg est une gravure sur cuivre de Frans Hogenberg, éditée en 1598 par le chanoine Georg Braun à Cologne, montrant une vue panoramique de la Ville de Luxembourg – greffant sur les détails bâtis et topographiques de la «fresque» en question des animaux peu ou prou sauvages (ours, hippopotame…), mais aussi des manèges de fête foraine, du matériel circassien, ainsi que des montgolfières, des soucoupes volantes, et des palmiers, et les désormais légendaires grues de chantiers, autant d’éléments habités par des personnages dessinés/collés, tous parfaitement identifiables, afin de composer une sorte de vaste trombinoscope… culturel.


Le «tableau» trônait/et trône toujours au 2e étage du Konschthaus «Beim Engel», dans cet espace désormais rénové (en face du Musée national d’Histoire et d’Art) où le Focuna (Fonds culturel national) vient d’installer son nouveau bureau (quittant du coup les locaux du ministère de la Culture!).


Ne se résignant pas à reléguer cette partielle copie aux oubliettes, dans la perspective, surtout, de s’offrir un cadeau pour son 40e anniversaire – qui sera célébré en 2022 –, le Focuna, présidé par Jo Kox, a décidé de passer commande auprès d’une artiste susceptible de rendre un hommage singulier à 109 personnes, à savoir: les membres du comité directeur, les ministres de la Culture et secrétaires d’Etat, les présidents de l’Oeuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte ainsi que les secrétaires administratives qui se sont succédés depuis 1982 – année de la création du Focuna –, en ajoutant tous les artistes qui ont bénéficié d’une bourse ou d’une résidence depuis 5 ans, soit «depuis l’instauration du système des bourses».


Et c’est ainsi que l’on croise Octavie Modert juchée sur un ptérodactyle «façon Harry Potter», Maggy Nagel engoncée dans une combinaison de ski, Sam Tanson, arborant un pull à petits pois, qui cravache un cheval; bien sûr, on repère Jacques Santer, Xavier Bettel, Robert Krieps et puis, en vrac, Claudia Passeri, Ian De Toffoli, Simone Mousset, Léa Tirabasso, Suzan Noesen, Filip Markiewicz, Marco Godinho aux allures de Super Mario tenant la queue d’un crocodile au lasso, et j’en passe, dont Jo Kox et Paul Reiles accrochés à une nacelle.


Pour ce collage, fantaisie figurative aussi sympathique qu’inattendue, intitulée Constellations à l’infini, Keong-A Song a bénéficié d’une bourse d’aide à la création, « gracieusement offerte par Paul Reiles, président du Fonds culturel national de 1991 à 2012.

Sauf que.


Sauf que Lucemburgum a déjà été réinterprétée par le duo d’artistes Bruno Baltzer et Leonora Bisagno lors de leur résidence artistique au Japon en 2012 – sachant que la fameuse gravure, du moins sa reproduction en format initial (320 x 320 cm), est accrochée de façon permanente dans les locaux de l’ambassade de Luxembourg à Tokyo. Du reste, de ce travail de citation, Bruno et Leo en attestent aux pages 233 à 239 de t’es qui toi?, une publication – au demeurant soutenue par le Focuna – sortie en 2018 lors de la présentation de leur vidéo Déformation dans la BlackBox du Casino-Luxembourg


Eh quoi? Serait-ce, selon une supputation circulant parmi certains plasticiens, que, partant du même support, commande serait passée tous les 2 ans (par le Focuna) à d’autres artistes en vue d’une énième actualisation? La réponse est non, bien sûr.


Mais alors quoi? Peut-on imaginer que le travail de Bruno et Leonora soit passé inaperçu, comme invisible? Ce qui est certain, c’est qu’il soit devenu visible… trop tard, alors que «la bourse était déjà attribuée à Keong-A Song», dit Jo Kox, qui ajoute: «de toutes les façons, jamais je n’aurais demandé aux mêmes artistes de retravailler le même sujet». Toutefois, si tel avait été le cas, gageons que Baltzer & Bisagno, dont la réflexion est stratifiée et la pratique critique, auraient sans doute été amenés à décliner la proposition. Résolument, l’illustration, fût-elle décalée, ne fait pas partie de l’extension du domaine de leur lutte.


En même temps, une bourse, ce n’est pas rien. Davantage encore par les temps inquiétants qui courent, privant les artistes toutes catégories de ressources. Surtout, une bourse ne se déliant pas aisément – il faut des critères, des dossiers –, il y a lieu, plus que jamais, de ne pas biaiser, ni snober.


Notez que Keong-A Song, dont la sensibilité et la qualité technique ne sont pas en cause, a portraituré les artistes Baltzer et Bisagno au milieu du décor. Du coup, ce qui serait idéal, c’est que pour marquer son anniversaire, le Focuna envisage une expo associant les deux interprétations de Lucemburgum, afin de donner au large public l’occasion d’apprécier. A suivre.



De collages, il en est aussi question avec Diane Jodes, «une artiste polyvalente qui utilise la peinture, la gravure, le dessin, la couture et l'assemblage pour créer des images, des objets et des installations». En tout cas, dans son actuelle expo, c’est bien de collages dont il s’agit, un processus qui, selon l’artiste, relève de «la tâche absurde, comme l’emboîtement d’un puzzle sans pièces assorties». Pour sa série exposée à la galerie op der Kap (70 route d’Arlon à Capellen), réalisée entre 2018 et 2020, des illustrations gravées anciennes (fin XIXe siècle), des magazines illustrés et des livres, combinés à ses propres épreuves d’estampes, «sont devenus des matériaux où puiser/ composer de nouvelles réalités». Les images qui en résultent, plutôt déconcertantes et humoristiques, «illustrent la vision de l’artiste sur l’état du monde et sur la condition humaine». La preuve (en photo) avec Hier fehlen Frauen (manque de femmes).


A Capellen, Diane Jodes n’expose pas seule (jusqu’au 13 décembre) – il y a aussi Ben Goerens et ses sculptures, Chantal Maquet et ses peintres –, tout comme d’ailleurs chez Fellner Contemporary où, à partir du 3 décembre (ouverture de 16.00 à 20.00h), elle rejoint notamment Malou Faber-Hilbert, Danielle Grosbusch, Isabelle Karier, Isabelle Lutz, Pit Wagner, Désirée Wickler, soit, 9 graveurs du groupe Empreinte – cette expo, La gravure dans tous ses états, est accessible jusqu’au 9 janvier, du mercredi au samedi de 11.00 à 18.00h.



Fellner Contemporary, c’est un lieu (ancienne galerie Valerius) enclavé entre les deux espaces d’exposition de Nosbaum Reding. Là où j’ai découvert la créativité débridée de Lionel Estève (né en 1967 à Lyon, vivant à Bruxelles), artiste venu d’une autre planète, féru de problèmes électromagnétiques, avec de l’énergie accoucheuse de lumières, avec aussi des fils qui partent et reviennent. A défaut de mobiles suspendus – assez caractéristiques de sa pratique d’assembleur – , des fils, il y en a dans l’expo, de bien délicats, diaphanes, qui emmaillotent des pierres, celles-là prisonnières de fins filets de pêche imaginaire, celles-là qu’une marée aurait refoulées.


Et d’ailleurs, si l’expo s’intitule Marée basse, c’est qu’elle en propose l’expérience sensorielle, à coups de matériaux trouvés – dont des gros cailloux, partiellement aquarellés, comme une trace de sédiment – ou d’objets fabriqués artisanalement, d’une esthétique inclassable, aussi farfelus que des méduses orange, hirsutes à force d’être coiffées par des cordes de polyéthylène, aussi kitsch que de longs boudins de tissus colorés, avec perles enchâssées et enroulés comme des serpents.


Des perles, il y en a partout, en verre ou en plastique, par analogie aux grains de sable, que l’artiste jette comme une poudre aux yeux. Aux yeux d’un art contemporain qui se prend trop au sérieux.


On peut ne pas aimer, ça ne gâche en rien le plaisir communicatif d’Estève. Aussi écrivain. Et dont l’univers, où matériaux et techniques s’hybrident, où jubilation et poésie, nature concrète et artifices surréalistes se conjuguent, est tout bonnement d’une beauté aussi étrange que désarmante. Intéressé par la notion de multivers – en attestent le recours aux paillettes, le goût des effets chatoyants et autres motifs fractals –, n’empêche pas Lionel de sans cesse regarder sous la surface des choses, histoire d’enluminer la fragilité, l’infime ou le banal. Comme pour faire naître «la possibilité de mondes parallèles». Qui n’en seraient pas moins palpables, presque tactiles.


Photo:

Lionel Estève, Marée basse & smoking room, Nosbaum Reding, Luxembourg, 2020 (Courtesy: Lionel Estève et Nosbaum Reding © Sven Becker - Atelier d'Images).


Infos:

Galerie Nosbaum Reding (2 + 4, rue Wiltheim, Luxembourg): Lionel Estève, Marée basse & smoking room, jusqu’au 16 janvier, 2021. Tél.: 28.11.25-1/ reding@nosbaumreding.lu

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