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Compteurs du temps

Marie-Anne Lorgé

Dernière mise à jour : 24 janv.

Merles et choucas squattent mon jardin, le noir des plumes festonné de givre. Je bois mon café, et son doigt d’amertume. Hier, Trump plastronnait et… Pierre Mertens nous quittait le temps de le dire, Bertrand Blier disparaissait, et le temps d’écrire préparez vos mouchoirs, voilà Jean-François Kahn qui s’en va...


L'indifférence des gens, c'est comme une grippe qu'ils auraient contractée une fois pour toutes dans un courant d'air de l'Histoire et contre lequel il n'y aurait pas de remède connu, écrivait donc Pierre Mertens, auteur d’une oeuvre littéraire majeure dans le paysage littéraire belge – et pas que – critique aiguisé, et intellectuel engagé souvent primé.


La grippe est de saison, comme le brouillard, et le courant d’air chope les crédules et ceux qui hurlent avec les loups.


C’est le bon moment de vous parler de Gloria Friedmann – du reste, je vous l’avais promis dans mon précédent post –, dont l’oeuvre enrichit un discours poétique sur le vivant. Suivez-moi en bout de post...

Sachant toutefois que visuel ci-dessous n’est point du cru de Gloria mais une huile du jeune peintre britannique William Grob, invité dans l’espace Projects de la galerie Nosbaum Reding, qui, dans In All Weathers, décline une série de tournesols, non pas ceux passés à la postérité de Van Gogh (quoique !) mais ces fleurs de soleil, sans vase, parfois effeuillées, parfois fanées, voire colorées en bleu, qui symbolisent la lumière dont le peintre – et le monde avec lui a besoin. C’est aussi un décalé mais émotionnel portrait de saisons, celles naturelles, climatiques, et celles symboliques de la condition humaine. En tout cas, il y a le geste, la matière et une jouissance chromatique.



On se laisse surprendre jusqu’au 1er mars, tout en poussant la porte d’à côté (rue Wiltheim), celle de l’espace principal de la galerie Nosbaum Reding où se répand JKB Fletcher, aussi peintre et britannique (installé à Luxembourg), dont c’est la 3e expo solo… en symbiose avec le monde qui l’entoure, donc plantée dans le paysage, avec Landmass en 2020, Abundance en 2022 et aujourd’hui avec Echo (after Steichen), des huiles inspirées (comme le titre l’indique) du pictorialisme du célèbre photographe Edward Steichen, son esthétique onirique.


Alors, oui, entre brumes, ondes, horizons et nuages, parfois entremêlés (visuel ci-dessous), c’est le vertige assuré, fruit d’une observation silencieuse proche du rêve éveillé s’immerger dans le paysage au point de s’y dissiper. Surtout, dans le jeu des correspondances de motifs peints et photographiques, c’est le pouvoir recouvré de la peinture, une peinture qui saisit le temps, capable d’introspection, douée pour la contemplation. Un pouvoir pleinement poétique induit par une technique singulière, le travail en mouillé sur mouillé notamment, et les glacis superposés. Au final, des noirs profonds, des gris de velours, surtout des flous inouïs, une véritable prouesse censée traduire le chemin de notre mémoire.


Le plus stupéfiant dans cette galaxie aussi éthérée que sauvage, où la nature réconcilie l’improbable et le possible, l’humain et ce qui le dépasse, le regard et la transcendance, le plus stupéfiant, dis-je, c’est que si tu photographies cette peinture réinterprétant un paysage photographique, un mirage opère, celui de te faire croire que la composition est… une photographie. Ce qui permet de rebondir sur les questionnements et expérimentations du pionnier Steichen.

Vertige absolu, jusqu’au 1er mars infos: www.nosbaumreding.com



Sinon, tout à trac, voici quelques nouvelles de la planète culturelle de Luxembourg, qui cette année active un rétroviseur très spécial, lié, il y a 30 ans, à sa nomination en tant que capitale européenne de la culture, l’essor est historique fécondé par la naissance d’institutions phares, dont le Casino-Forum d’art contemporain mais aussi le TROIS C-L, sis rue du Puits à Bonnevoie dans un ancien entrepôt toujours surnommé Banannefabrik. Qui vient d’ailleurs de marquer officieusement le coup, la cérémonie officielle étant prévue le 2 avril, suivie les 3 et 4/04 d’un florilège de 30 performances.


Le TROIS C-L, devenu Maison pour la danse – là où ce 25 janvier, à 19.00h, aura lieu la première luxembourgeoise de The Art, the Artist and…, première création collective de la virtuose et humaniste compagnie tanzmainz (avec Amber Pansters, Maasa Sakano et Matti Tauru) poursuit son expansion, un chantier qui devrait être finalisé en 2028  sachant que les voisines Rotondes sont également en chantier, tout comme, à Esch, le Centre culturel Kulturfabrik (Kufa pour les intimes).


D’ailleurs, c’est à la Kufa que United Instruments of Lucilin, l'ensemble de musique contemporaine du Luxembourg, débarque avec la deuxième édition de son festival 33,7, les 25 et 26 janvier. L’an passé, raccord avec Esch2022 Capitale européenne de la culture, le festival avait proposé 2022 minutes de musique (soit 33,7 heures). Cette fois, nous est offert – eh oui, l’entrée est gratuite ! – de découvrir une sélection des 1.500 œuvres interprétées par Lucilin au cours de ses 25 saisons.


Ce qui me tient aussi à coeur de vous signaler, c’est une insolente résurrection, celle soufflée par le mouvement surréaliste dont le manifeste fondateur a fêté en 2024 ses 100 ans. Une révolution – initiée par Breton, embrayée par Apollinaire, Dada, Lautréamont, Rimbaud, Freud ou encore Marx , que Jean Portante se propose de dépeindre, avec ses racines, son impact en France et en Europe durant le XXe siècle et ses possibles réminiscences actuelles, ce, le 29 janvier, à 19.00h, à neimënster – org.: Institut Pierre Werner, www.ipw.lu 


Au rayon conférence encore, notez séance tenante Sommes-nous tous racistes?, une question choc abordée le jeudi 6 février, à 18.00h, au Cité Auditorium (3, rue Genistre), par Rokhaya Diallo, journaliste et réalisatrice reconnue mondialement pour ses prises de parole et son expertise, ce, dans le cadre de Pure Europe, expo présentée une première fois dans le cadre de Esch 2022 et actuellement programmée au Lëtzebuerg City Museum.


Sans attendre, si vous passez place des Bains, près du Centre aquatique Badanstalt, entre le boulevard Royal et l’avenue Jean-Pierre Pescatore, là où depuis 2018 s’installe le projet d’art urbain BOX, une caisse en bois servant de socle à une œuvre d’art éphémère dévolue chaque année à un artiste différent, faites une salutaire halte devant Mir, Wir, Nous, Us, une sculpture (en ciment et métal) de Florence Hoffmann qui nous invite à questionner le vivre ensemble. En fait, dans la sculpture s’imbriquent les symboles des cinq religions les plus pratiquées dans le monde, le christianisme, le judaïsme, l’islam, le bouddhisme et l’hindouisme. Et ces symboles s’enchevêtrent à l’instar des maillons d’une chaîne où chaque élément de liaison contribue à former une unité solide.


Enfin, on débarque au milieu de nulle part, là, à Windhof Koerich, dans la «cathédrale» Ceysson & Bénétière, où se déploie l’univers de Gloria Friedmann, plasticienne allemande prolifique dont l’œuvre protéiforme se porte au chevet des interactions des êtres vivants entre eux et avec leur milieu, et ce, depuis longtemps, avant même que le terme écologie soit brandi et galvaudé (elle est née en 1950).



Du reste, pour l’artiste, son œuvre n’est pas du ressort de l’écologie, mais du soin aussi essentiel qu’existentiel rapporté aux relations complexes et fragiles qui relient la nature, le paysage, l’humain et le monde animal, et toutes ses pratiques, sculptures, installations, photographies, performances, enrichissent une vision poétique, caustique aussi, et parfois drôle, sur le vivant majuscule. Et sur notre rapport au temps.


Un temps raccord avec l’archéologie – cfr la série des fossiles, des ammonites, six mécanismes d’horloge baptisés Compteurs du temps (2024), cfr aussi ce sublime Ancêtre du futur (de 1987) incarné en un disque monumental (concave) en terre –, un temps également induit par la taxidermie – cfr la série Karaoké initiée en 2017 où des oiseaux empaillés, en l’occurrence des perroquets, sont collés sur le support plexiglas peint aux mêmes couleurs flamboyantes que le plumage, comme une tentative de réanimation, de mimer ou d’insuffler la vie.


Et un temps fabriqué par la photographie, celle de la galaxie Image du monde de 1995, où, par exemple, à la faveur d'un photomontage noir & blanc absurde (digne de Marcel Broodthaers), deux personnages sont saisis juchés sur une échelle, l’un scrute l’horizon, l’autre empile des cubes, six au total, imprimé chacun par une lettre du mot Future, avec le «f» initial en équilibre instable …


La création de Gloria, c’est une exploration des tensions entre l’éphémère et de l’immuable, avec, au centre de sa quête de formes et de matières, la primauté de la terre, matériau originel dit «pauvre», à savoir surtout que cette terre, c’est celle de son jardin (l’artiste est installée en Bourgogne). Et qui enfante Matrix (en 2013), une femme qui tient la planète contre son ventre. Toutefois, tel un écho narquois, c’est avec Le semeur (2024) que s’ouvre l’expo, un homme allongé, un moineau posé sur une branche proliférant sur son pénis en érection.


A côté de ces créatures spectaculaires, une œuvre discrète, de petit format et pourtant immense, soit: un carré de terre encadré, avec, insérée en son milieu, la page de titre d’un conte de Tolstoï, Ce qu'il faut de terre à l'homme – parmi les nombreuses connotations suggérées, il y a: Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme? 


Dans son jeu exploratoire de formes & matières, Gloria Friedmann n’en finit pas non plus d’hybrider l’artificiel et le naturel. La preuve avec ses récentes sculptures anthropomorphes, les mythiques ou mythologiques Diane et Daphné qui combinent porcelaine ou silicone, fragment de bois mort et bois de chevreuil. Parallèlement – sans y voir d’allusion féministe ,  d’autres naïades se coiffent de coquilles d’escargots ou de coquilles d'huîtres (visuel ci-dessus). Pour féconder le sens et brouiller les temps, le vivant est donc engagé dans tous ses états et à tous les étages…


Les magiciens du temps d’arrêt, une sélection de pièces emblématiques (depuis 1983) et de nouvelles créations, c’est bien autre chose qu’une expo, c’est une démarche artistique globale et résolument évolutive, c’est un manifeste poétisant, surréaliste, aussi intime qu’universel, c’est l’évocation d’un destin fragile qui résonne de manière grave aujourd’hui, c’est un engagement, arpenter la réalité du monde (pour paraphraser Eric Troncy) par son versant le plus improbable: le dialogue entre l’humain et le monde animal.


Du reste, la faune qui occupe une place centrale dans l’oeuvre de Friedmann, recourt au langage du fusain, en trois grands formats, intitulés Deux mondes à la fois (2013) et Exode 1 & 2 (2024), où, tour à tour, un cerf, un Flamant rose et une baleine gigantesques défient/toisent des hommes devenus minuscules par crainte ou respect; à la faveur aussi d’une installation de papiers suspendus comme un théâtre d’ombres, où lévitent gouttes, araignées, fleurs, dés, souris, prismes…, autant de Modèles de gravité, où l’Homme peine à trouver un équilibre.


A voir et revoir sans modération jusqu’au 1er mars, infos: www.ceyssonbenetiere.com

 
 

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