J’en étais là à regarder le majestueux sureau qui mange la grange de mon voisin, et mon café du matin s’est senti bien. Et puis, c’est désormais mon rituel «potron-minet», des mots ont troué le silence et la surface noire de l’arabica. «Il y a les mots que je ne dirai pas/Tous ces mots qui font peur quand ils ne font pas rire», les premiers de Message personnel, cette magnifique chanson d’amour/d’adieu composée (en 1973) par Michel Berger dont l’introduction parlée d'une minute et demie a été écrite et incarnée par… Françoise Hardy. Qui vient de rejoindre Le paradis blanc des âmes…
J’en étais là à humer l‘humeur des nuages. A me dire que j’allais vous parler (et c’est bien le cas plus bas) de Pick One, l’expo (in Luxembourg) de Daniel Wagener, personnage attachant, photographe nomade mutin, et de la façon dont la Biennale d’Esch roule des mécaniques ce week-end, entre Vroom Vroom (visuel ci-dessous, au FerroForum) et Playtime (rien à voir avec le film de Tati, mais pour autant jouer à construire, construire pour jouer au Bridderhaus).
J’en étais donc là lorsque, tout à trac, Chut je rêve a surgi. Une merveilleuse injonction… suivie de «Plus ça change, plus c’est la même chose»: non pas un slogan électoral – quoiqu’à méditer en ces lendemains de scrutin européen –, mais l’une des phrases faussement naïves écrites comme une craie d’écolier, en blanc sur fond noir, par Ben (Ben Vautier de son vrai nom), cet iconoclaste franco-suisse, né à Naples en 1935, vivant à Nice, qui, un jour, transforma la façade de sa boutique en un bric-à-brac invraisemblable pour rapidement devenir le lieu de rencontres des membres de l’Ecole de Nice, dont César, Arman, Martial Raysse – un magasin-musée transféré au Centre Pompidou en 1972.
Dans les années 70-70, les phrases de Ben, qui refusait de voir l’art comme le fruit d’une formation et d’un talent, mais convaincu que l’art devait être nouveau et apporter un choc, les phrases de Ben, donc, dissertant sur l’ego, le doute, la mort, le sexe, la nouveauté, l’argent, s’affichaient sur tous les cahiers, accessoires, sacs à dos…
Mais voilà, Ben, plus trublion que provocant, a été retrouvé mort chez lui… sans laisser aucun mot.
«Chaque silence a une conséquence, chaque parole aussi» (pour paraphraser Sartre). C’est pourquoi je vous confie celle d’Ana Blandiana, poétesse, essayiste et figure politique roumaine – du reste lauréate du prix Princesse des Asturies de littérature 2024 pour sa «poésie indomptable»: Où s’en vont les heures?/ Elles ont une façon suspecte de se faufiler/ D’échapper à l’attention/ De disparaître purement et simplement./ Mais que signifie disparaître?/ Comment se peut-il que quelque chose qui est/Cesse d’être/Comme si elle n’avait jamais été?
Réponse le mardi 18 juin: Ana Blandiana, interdite de publication par trois fois pendant le régime communiste, nous donne rendez-vous à 18.00h, à l’initiative du Printemps des Poètes-Luxembourg et de l’Institut culturel roumain à Bruxelles. Echanges et lectures au programme. Entrée libre. Réserv.: info@printemps-poetes.lu
Pour clore le chapitre poétique, si vous aimez juin à Paris, je vous signale que la poésie luxembourgeoise sera mise à l’honneur au 41e Marché de la poésie – du 19 au 23 juin, Place Saint-Sulpice – sur le stand 515 ainsi que lors d’une soirée de lecture organisée le 20 juin à 21.30h à l'Espace Andrée Chedid (Issy-les-Moulineaux), réunissant Jean Portante, Lambert Schlechter, Serge Basso de March, Florent Toniello, Alexandra Shahrezaie et Luce van den Bossch, 6 poètes et poétesses incarnant une diversité de facettes et de voix au sein du paysage poétique luxembourgeois.
Un paysage en cache-t-il un autre? En tout cas, celui, mosaïque, de Daniel Wagener se joue de nos constructions… urbanistiques et sociétales (visuel ci-dessus: Untitled (Balcon), 2024, 120 x 90 cm). La cible, c’est l’absurde qui niche à la fois dans les options d’aménagement et dans nos comportements vandales (parfois accidentels). Le terrain de jeu de Daniel, c’est donc l’espace public et l’enjeu de son outil créatif, le médium photographique, c’est la nature morte urbaine. Où percole une salutaire dose d’humour. Démonstration avec Pick One, accueillie à Luxembourg, chez Valerius Gallery – sachant qu’Opus incertum, transposition (repensée) de son expo arlésienne (de 2023) à Dudelange, reste visible au Pomhouse, encore 4 jours, jusqu’au 16 juin. J’y viens, j’y viens…
Mais nature morte, ai-je dit? J’en profite pour surfer sur la solastalgie, l’éco-anxiété… ressentie par d’aucuns face à la destruction du vivant. La plasticienne Justine Bau en est l’une des porte-voix. Déjà, en 2020, au Centre d’art Nei Liicht (Dudelange) avec sa sublime expo Vida Inerte – nature morte en espagnol – relatant, dans les pas de Charles Darwin (1809-1882), sa découverte d’une plante particulière, le Sicyos villosa, une cucurbitacée endémique de l’archipel des Galápagos que des scientifique auraient tenté de ressusciter à partir de l’ADN du spécimen, point de départ d’une enquête mêlant images, théâtre, magie et bien sûr, sciences et poésie.
On retrouve Justine réactivant Vida Inerte en Estonie, à Tartu, où, dans le Jardin botanique de l’Université, elle propose Veil of Nature, une exploration de la relation de l’homme avec la nature et les pratiques de conservation en réponse à la crise environnementale, avec des oeuvres évoluant entre documentation, illusion et narration.
L’expo – ouverture assortie d’une table ronde – s’inscrit dans le programme officiel de la Capitale européenne de la culture Tartu 2024, du 15 juin au 28 juillet.
Sinon, de l’art contemporain au coeur des Baléares, c’est aussi possible. Du coup, si d’aventure vous passez par Majorque, voici un rendez-vous à caler dans la liste de vos envies, hors transat et chaise longue, à savoir: Me voici, entre réalités et utopies, une Babel Mallorca présentant des travaux d’artistes – Emily Bates, Didier Bay, Stanley Brouwn, Jacques Charlier, Arnaud Cohen, Simone Decker, Wim Delvoye, Jerry Frantz, Sanja Ivekovic, Anne Marie Jugnet, Filip Markiewicz, Jill Mercedes, Antoine Prum, Nedko Solakov, Bert Theis, Luca Vitone – qui ont nourri l’imaginaire d’Enrico Lunghi qui est précisément le commissaire de l’expo (accessible jusqu’au 29 juin).
«Souvent fragiles ou intimes, ces œuvres m’invitent toujours à me positionner pleinement dans le réel tout en m’offrant des points d’appui pour déployer les ailes de ma fantaisie, aiguisant mon regard et clarifiant ma pensée pour m’aider à défendre ma liberté intérieure et m’éloigner du bruit abrutissant et de la pollution visuelle d’un monde prédateur, dont la production artistique est devenue, pour une très large part, un cheval de bataille sournois et cruel».
Allez, on atterrit à Luxembourg.
A la Valerius Gallery.
Avec Daniel Wagener, une autre réalité se donne à voir, liée aux chantiers urbains, à l’ordonnancement de nos villes et à la façon dont nous consommons l’urbanité – ces traces (importunes ou invisibles) que le photographe du coup révèle. Daniel documente, en couleurs (solaires, saturées) et du bout (surtout) d’un regard frondeur mais toujours bienveillant.
Dans la Valerius Gallery, on retrouve bon nombre des images composant l’Opus incertum exposé tant à Arles qu’au Pomhouse dudelangeois mais, par la force des choses, amputé cette fois de la scénographique spécifique à chacun de ces 2 lieux, édifice religieux pour l’un et temple industriel pour le second, laquelle scénographie conférait de facto des clés de lecture distinctes, jetait un éclairage un brin autre sur les interrogations de Daniel posées à travers ses images prises au quotidien dans tous les endroits de villes et pays où il passe.
Dans la galerie et ses cimaises, selon un accrochage-alignement conventionnel, si le photographe sème toujours des indices attestant de son goût pour la construction, les matériaux, les outils, avec toujours l’absence de la figure du travailleur, ce qui se lit surtout c’est, en des lieux passablement banals, la capture de l’insolite et du kitsch. A l’exemple du désormais iconique scampi géant trônant sur le portail d’un lieu de loisirs quelque part au Mexique.
Ce qui se lit, c’est le voyage, au Mexique, à New York entre autres. Sauf que sous les échafaudages, les catafalques, les gravats, les décolorations d’une façade ou les bandes de scotch, peu probable d’identifier tel ou tel site – encore que les palmiers, les cageots de coriandre, sinon le plan pyramidal mangé par l’ombre et le soleil ou le réverbère, peuvent servir de repères! Mais peu importe. Ce qui se lit, c’est le voyage … de notre perception. Tout est question de regard et de cadrage sublimateur.
Peu importe, dis-je, et justement, dans Pick One – c’est sa particularité –, l’artiste Wagener rebondit sur l’oeil touristique du voyageur ou sur l’habitude du touriste d’acheter des cartes postales. Et Daniel, fondu de construction – on se souvient de son four à pain, le Ket baker, sur le parvis du Mudam, en automne 2021 –, de fabriquer lui-même des porte-cartes, en fils métalliques, semblables à ceux qui pirouettent dans les boutiques de souvenirs, et d’y proposer des formats plutôt rectangulaires (80 x 60 cm): point de sites emblématiques bien sûr, mais des fragments anodins (bricaillons, bâtons, treillis, tôles), quasi picturaux, abstraits, tous ainsi magnifiés et … emportables (visuel ci-dessus). Choisissez-en un !
Jusqu’au 6 juillet – Infos, Valerius Gallery, 1 Place du Théâtre, Luxembourg, www.valeriusgallery.com
De constructions, il en est aussi question à Esch/Alzette, ou plutôt d’architectures, à la fois bâties et humaines, c’est même le thème de la nouvelle Biennale d’Esch. Et si ça vous a échappé, le programme de ce week-end vous remet la puce à l’oreille.
Et ça fait du bruit. Du moins avec Vroom Vroom Mecanik le samedi 15 juin, une journée festive (entrée libre) autour des véhicules à moteur au sein de l'Atelier central de FerroForum, tiers-lieu culturel, site du Metzeschmelz, quartier du futur qui verra le jour entre Esch et Schifflange. L’accès se fait à pied ou à vélo depuis les portails de Schifflange et Esch-Neudorf. Une navette assure également l’aller-retour en continu entre le parking portail Lallange et l’Atelier central entre 12.00 et 23.00h.
Alors késako? De 12.00 à 19.00h, tablez sur FERROMOTORRR, de l’ingénierie et mécanique totale by FerroForum – histoire de découvrir le petit moteur à combustion fonctionnel, conçu par Marc Kühler et son équipe. A partir de dessins de construction, puis de plans et de modèles imprimés en 3D, les pièces de moteur ont été moulées dans du sable, coulées en fonte puis usinées et assemblées. Tablez aussi sur Buggy, l’expo de l'"Auto Cross Buggy" construit dans l'atelier d'apprentissage d'ARBED Esch-Belval en 1974 et ressuscité en 2024, et sur Ferrocyclo qui remet en selle (et à la mode) les vélos en acier selon les créations des jeunes artisans-cadreurs belges Nicolas Noblet et Thomas Roba.
Visite, à 15.00h et 17.00h, de la «Kamelleschmelz ©», l’usine sidérurgique en miniature, simplifiée et ludique, créée par l'artiste Trixi Weis, qui fabrique des bonbons au lieu de produire de l’acier.
Et puis, entre autres, à 20.15h, le spectacle de théâtre de rue «Road movie sur place et sans caméra» du Collectif Xanadou, tout public, en langue française, dont le pitch dit ceci: Bloqués sur un parking, cinq personnages que tout oppose se retrouvent obligés de s’entendre pour pouvoir partir. S’entendre sur quoi? Tout. L'existence de Dieu, la situation géopolitique du Kirghizistan, la recette du poulpe à la provençale... Et enfin, à 21.30h, le concert perché sur le toit de son véhicule de l’iconoclaste KG. Le tout, évidemment, avec de quoi recharger les batteries (via bar et restauration).
Le dimanche 16 juin, zoom sur le Bridderhaus, résidence d’artistes, rue Léon Metz, pour son OpenHaus, de 14.00 à 22.00h: Une invitation à se familiariser avec le lieu, une occasion aussi, grâce à des visites-promenades, d’arpenter le quartier et/ou la ville sous un angle particulier, en identifiant par exemple les péchés architecturaux les plus magnifiques ou les anomalies, et belle occasion bien sûr de rencontrer les artistes au travers de leurs ateliers et expos, sachant que les deux thématiques qui sillonnent les résidences de cette année, sont: Playtime – pour aborder l’influence que peut avoir un projet d’artiste sur l’architecture – et Vernacular Spectacular – pour justement explorer les particularités d’une ville et de ses architectures.
Au programme, à une conférence, et à la tentation de petits plats, se greffent des performances, dont, celle, sonore, baptisée Nishiōji, d’Alix Van Ripato (à 17.00h), Alix qui d’ailleurs met le feu à la fête (dès 20.00h) avec un DJ set hors norme.
D’origine martiniquaise, dessinatrice (études à La Cambre) et surtout performeuse, fondue de musique électronique, de dark wave, Alix Van Ripato travaille en binôme avec Marcin Sobolev – artiste belge très attaché à ses origines russe et polonaise qui, pour rappel, a exposé en mars/avril chez Reuter Bausch Gallery. Donc, duo d’artistes mais aussi couple dans la vie, avec un point de fusion: le Japon, d’où le Nishiōji, une référence à un quartier emblématique tout sauf touristique de Tokyo, d’où aussi l’inspiration de l’installation que le duo a travaillé en résidence (visuel ci-dessus), en lien avec le thème Playtime, visible ce dimanche, au pied de l’arbre jouxtant le Bridderhaus.
Et ça donne quoi? Du sculptural ludique – «on peut jouer et boire des bières autour». Et du sculptural participatif/méditatif avec des plaquettes glissées dans les interstices où chacun peut écrire un vœu. Concrètement, cette version de «l’arbre à voeux» a l’allure d’un jardin sympathique, planté de formes aussi simples que symboliques – faisant allusion à six éléments, le soleil, l’eau, la grotte, la montagne, la porte (ou Torii, portail traditionnel japonais) – aux couleurs issues du nuancier du pays du «Soleil levant» – ah, «le Japon, un jeu vidéo à ciel ouvert!». Et cette installation colorée, une sculpture de métal de 3m de long et 2m10 de haut, est le fruit d’une collaboration avec cet acteur de terrain qu’est le FerroForum, lieu du savoir-fer.
En fait, avec Nishiōji, ce que Marcin et Alix proposent, c’est un voyage. Dimanche, lors de l’OpenHaus, ils activeront la pièce avec du son. «Moyennant un QR code, on pourra écouter au-delà, 20 minutes durant, à chaque élément correspondant un son » – une bibliothèque sonore bien sûr rapportée du Japon, où oiseau, train, sonnerie cohabitent dans le genre ambient. «C’est comme si on faisait chanter la sculpture». «On va de la grotte, intérieure, vers l’extérieur» en une sorte de voyage initiatique.
Une autre expo à (re)découvrir lors de l’OpenHaus, c’est Passages de Serge Ecker (je vous en déjà parlé), inscrite dans le projet Elektron, plateforme pour l’art et les technologies numériques (dont je vous ai aussi déjà parlé, infos: elektron.lu), qui, proposant un parcours urbain de 7 installations, cyber structures et autres expériences digitales, vous conduit à la Konschthal Esch où le studio ScanLAB Projects, avec Le pouls de la terre, créé à partir de milliers de modèles numériques en 3D de paysages naturels et urbains altérés par l’homme ou d’autres forces, nous invite à une expérience, à savoir: penser et ressentir à une autre échelle temporelle, celle du temps géologique, du temps des saisons, du temps des marées – ça ne se rate pas, jusqu’au 01/09.
Infos: bridderhaus.lu
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