Puisque la bruine nous colle aux cheveux, parlons de l’été. Du moins, du pouvoir et du sacerdoce des arts, ceux-là qui aident à grandir, à s’exprimer, à «trouver sa place et son identité», selon l’objectif de la solaire Fondation Sommer, qui entend bousculer les pratiques en matière d’empowerment – un mot intraduisible, synonyme grosso modo de l’empouvoirement québécois, tout un concept mêlant acceptation de soi, confiance et capacité/pouvoir d’agir.
En voici le portrait, saisi un jour de belle lumière dans ce qui fut l’appartement de Pierre Brahms, personnage emblématique de la capitale (décédé en novembre 2019), à la fois discret et curieux de tout, un généreux toujours à l’écoute des autres, un visionnaire pour qui «l’éducation est un ascenseur social tout comme la culture» et qui incarna sa conviction par la création en 2016 d’une Fondation, nommée Sommer en hommage à sa mère (Irène Sommer), dont l’enjeu est précisément d’encourager la créativité des enfants et jeunes (de 3 à 25 ans) au Luxembourg. Et déjà d’aller «chercher les plus éloignés du champ culturel».
Certes, Sommer n’est sans doute pas la seule fondation à s’investir dans la jeunesse à travers la culture, «laquelle est un vrai levier, une vraie richesse, qui fait réfléchir, permet l’émotion», mais elle a sa botte secrète, ses spécificités, dont l’expérimentation, l’appropriation d’outils – hors cadres et codes – et surtout, la mise en réseau.
Je vous explique…
Non sans d’abord une petite digression, raccord avec les éphémérides du jour.
Les enfants adorent se déguiser, ça n’a jamais été ma tasse de thé, ce qui ne m’a pas empêché de trimballer toute une journée une couronne de papier sur la tête. C’est que, oui, me prêtant à la tradition du «tirage des rois», je l’ai eue, la fichue fève cachée dans la frangipane, cette fameuse galette que la Révolution française n’a pu éradiquer et qu’elle a même encouragée, déformant la formule en «tirer sur la royauté». Certes, le convivial plaisir goûtu a désormais enfoui l’injonction dans les limbes historiques, tout juste subsiste (et encore, vaguement) une idée de renversement des rôles. Le quidam détrônant alors le maître. En l’occurrence, la reine damant le pion au candidat masculin – ce qui, du reste, ne surprend pas les joueurs d’échecs, où la reine reste la pièce maîtresse du jeu.
Toujours est-il que ma petite-nièce s’est entêtée à risquer l’indigestion pour ce morceau de papier doré, ersatz de couronne… et manifestement, pour elle, le jeu – entre conte et rébellion- en valait la chandelle.
Tout ça pour vous dire que la rentrée théâtrale est pétrie… d’incarnations féminines… de combat.
L’une, rescapée de violence domestique – interprétée par Emeline Touron –, est à la recherche d’un ultime espoir pour se reconstruire: la pièce Never Vera Blue, un monologue en escalade d’Alexandra Wood – mis en scène par Aude-Laurence Biver – questionne ainsi la perversité du langage qui conduit à l’enfermement dans un doute absolu et protéiforme, et retrace les méandres mentaux et physiques pour s’en sauver. A voir dès ce soir au TOL (Théâtre ouvert Luxembourg, 143 rte de Thionville) et les 13, 14, 19, 20, 21, 25, 26, 27 janvier, ainsi que les 2 et 3 février, à 20.00h, et le 29 janvier à 17.00h (photo ci-dessus).
La seconde, c’est la célèbre Antigone, celle de Jean Anouilh, symbole d’une jeunesse engagée qui refuse tout compromis et «embarque le public dans une tragédie qui résonne dangereusement avec les crises que nous traversons actuellement». Ce sera à voir – dans une mise en scène d’Antoine de Saint Phalle – au Théâtre du Centaure à partir du 6 février, et ça promet… sauf d’être politiquement correct. Je vous en parlerai au lever de rideau.
Sinon, tout à trac, nous voici à la Fondation Sommer.
Le ciel et la ville rentrent dans le bureau. Par des baies vitrées panoramiques. D’un côté, vue planante sur les toits, de l’autre, vue plongeante dans le paysage. Ce lieu, siège de la Fondation Sommer, lévite au 5e étage d’un immeuble de la Côte d’Eich. Sandrine Guivarch, la directrice, m’accueille, disponible et tout sourire, toujours troublée par la beauté dudit lieu pétri par l’esprit, l’héritage spirituel de Pierre Brahms, «l’esthète connecté, le découvreur/défricheur de talents, l’accélérateur de rencontres», une directrice, donc, indubitablement galvanisée par la volonté de faire avancer les choses.
En gros, la méthode Sommer, petite structure privée à longue vue, c’est de lancer des appels à projets, 4 fois par an – un artiste, une asbl, une structure culturelle et/ou éducative peut ainsi déposer un projet en mars, juin, septembre et novembre, seul ou en binôme (lequel se compose d’un artiste et d’une institution éducative ou sociale). Et d’accompagner les projets retenus. Un accompagnement financier, de 7.000 à 10.000 euros selon les modalités, nourri par le mécénat de Pierre Brahms – aussi «père» de la Fondation Eté, une partenaire abritée auprès de la Fondation de Luxembourg –, mais pas que, loin s’en faut.
Déjà, en amont, le projet en lice est scruté, dans sa thématique, certes – «comme l’impact du numérique sur nos vies, l’environnement, l’utopie ou le rapport au corps» – mais surtout, au-delà, dans la pédagogie mise en place, impliquant une médiation dans le cas d’une exposition par exemple, ce, sous la forme d’une visite guidée préparée en classe, puis suivie par une discussion/réflexion par la même classe – autrement dit, c’est l’action pédagogique développée par le/les artiste.s en lien avec leur création artistique qui est soutenue, non pas l’expo proprement dite.
En clair, c’est le processus qui doit être au cœur du projet.
Autre dispositif, en l’occurrence hors scolaire, et toujours en cours à la Kulturfabrik d‘Esch, celui d’ateliers «dirigés par des pédagogues de théâtre et de danse, des comédiens, des écrivains et des scénographes», que la Fondation fédère. Faire synergie, créer un écosystème, être un acteur, impulser, voilà le but de Sommer – du reste créée pour une durée de 35 ans, donc, jusqu’en 2051, parce que Pierre Brahms «ne voulait pas édifier une cathédrale mais juste un outil pour la jeunesse».
Accompagner, c’est une chose, fédérer en est une autre, mais aussi comment mesurer l’impact d’un projet?, tel est le chantier 2023 de Sommer, résumé en une vaste formule en quatre mots: faire bouger les lignes.
Alors, pour 2023, sur 10 projets déposés lors du dernier appel, «tous atypiques, avec leurs faiblesses et forces», 8 ont été retenus. Sur l’exil, sur la délinquance juvénile, sur le multilinguisme et sur la radicalisation politique, sur «les jeunes qui épousent des thèses radicales» selon un projet vidéo engagé par respect.lu. A travers ces 8 projets, portés par l’IPW (Institut Pierre Werner), le Mierscher Kulturhaus, Zaltimbanq' Zirkus asbl et Jugendtreff (Maison de jeunes) Redange notamment, c’est la multidisciplinarité qui prévaut, brassant théâtre, arts plastiques, slam, écriture, musique, danse.
Au regard de ces projets, les critères de Sommer sont limpides: traiter d’une problématique sociétale dont la mise en œuvre est artistique/culturelle et qui cible prioritairement les jeunes. A contrario, un projet qui ne cadre pas avec les critères de Sommer, c’est celui qui rate la cible jeunesse, dont la forme est floue, voire celle d’un one-shot, ou dont on ne voit pas l’ancrage dans le territoire, dont surtout on ne voit pas la méthodologie.
C’est d’ailleurs pourquoi Sommer fait se rencontrer les porteurs de projets 2023 afin d’identifier les points communs et d’assurer justement un suivi méthodologique, ce feedback via photos ou supports de témoignages attestant de l’incidence positive du projet et, par là, que Sommer (sic) «n’est pas une pompe à fric».
En fait, la grande spécificité de Sommer, c’est la rencontre et «faire relais», une logique de réseau en réponse au défaut ambiant de coordination dans le secteur culturel et éducatif. Il s’agit d’épauler le seul bon vouloir des professeurs – c’est que, dans une école, la réalité (logistique, bus, etc) est souvent un frein –, il s’agit d’aider un porteur à toucher son public, de faire se rencontrer le Service des publics d’institutions comme le Mudam, les porteurs de projets et ces essentiels démultiplicateurs que sont les enseignants. Il s’agirait aussi de bouturer le ministère et le SCRIPT dans le circuit. C’est tout cela «faire bouger les pratiques», et si ça ressemble à une utopie, alors Sommer oeuvre bel et bien au champ des possibles.
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