Les Rotondes et le Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain lancent une invitation prompte à vous donner le tournis, celle d’arpenter notre mode de vie tel qu’il est désormais ébranlé. Sauf que si c’est grave, ce n’est pas désespéré. Tel est le signal clignotant envoyé par une quarantaine d’artistes, tous lancés comme une bouteille à la mer dans les flots de la Triennale Jeune Création.
C’est aux artistes émergents, tous et toutes millennials, donc né∙e∙s entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, que la Triennale Jeune Création s’adresse. Dont la 5e édition devait avoir lieu en 2020. Sauf que la pandémie est passée par là, perturbant le calendrier de l’exposition – reportée d’un an – mais également les œuvres qui sont actuellement dévoilées en deux lieux, Rotondes et «Casino» saisissant l’occasion du «petit jubilé» (le 5e anniversaire de la Triennale) «pour faire quelque chose de plus grand». Et c’est le cas, le parcours est pléthorique. Faut s’accrocher, s’y reprendre… pour être surpris.
Le but de la Triennale? Donner à voir les enjeux de cette génération Y et leur vision de la création, de l’art, du monde.
Une vision qui, au final, ne vire pas «au portrait dur et aseptisé d’une société dystopique», contrairement à ce que le titre de la Triennale aurait pu induire, Brave New World Order faisant allusion à l’anticipation cauchemardesque d’un Aldous Huxley. Eh non, à la surprise générale, ce vers quoi les propositions basculent, c’est «vers une lecture plus optimiste».
Autrement dit, les oeuvres exposées «dressent le portrait d’une génération qui, plutôt que de le rejeter, accueille son présent avec conscience et discernement». En fait, plus que de génération, c’est de régénération dont il s’agit.
Et donc, dans cette 5e édition de la Triennale Jeune Création, on retrouve, certes pas une vision uniforme, mais «un kaléidoscope de réflexions et de questionnements très personnels». Où – à coups d’installations (vidéos, objets) – «l’identité, les relations humaines, le rapport à l’image et la technologie, la transformation du monde, le temps, l’histoire et le passé et les enjeux écologiques», sujets éminemment ancrés dans la réalité, sont des défis à placer dans une autre lumière.
Ce peut être esthétique ou poétique, ce peut aussi transiter par une ironie mâtinée de candeur, avec, par exemple, cet art calculé du «faux-semblant vraisemblable» que Clara Thomine cultive dans ses «Editions de la fin du monde».
Artiste visuelle nancéienne, aussi performeuse, Clara Thomine, un oiseau bizarre habillé comme un feu follet, se met en scène dans ses vidéos conçues comme des «chroniques imprévisibles»: «c’est, à chaque fois, la situation qui génère l’improvisation, qui elle-même modifie la situation».
On croise Clara, et sa vraie fausse atmosphère post-apocalyptique, aux Rotondes, où elle installe 3 vidéos tournées… après la fin du monde. On la voit sur une piste de ski indoor, se réjouissant de fouler la poudreuse sans que la neige tombe. Et postulant que l’on se serait tous refugiés sous terre, on voit Clara dans une serre, déambulant au milieu de plantes à croissance rapide, se rassurant qu’ainsi les enfants aient accès à une nature qu’auparavant ils n’ont jamais vue. Ladite fin du monde dont parle Clara – ses commentaires sont savoureux – n’est pas liée au Corona, mais y fait écho… «comme à ce qui va nous tomber dessus en plus virulent».
On recroise Clara au «Casino». Où, transformée en fabricante-manipulatrice d’objets, elle prétend ramener des vestiges de notre passage sur terre, gobelets ou fragments de banquise, mis en vente (à un prix raisonnable) comme n’importe quel souvenir de magasin – du reste, tout est en plâtre –, sauf qu’il s’agit d’«un souvenir de l’humanité disparue». Pour guider vos achats, Clara édite un catalogue, malicieusement intitulé Tout doit disparaître.
Mais commençons par le début.
Par la scénographie. Confiée à Morgan Fortems, qui travaille des structures en bois (de peuplier), lesquelles, se superposant aux cimaises, compartimentent/modulent les espaces d’expos, désormais ainsi unifiés tant aux Rotondes qu’au «Casino». Quant à l'identité visuelle, elle est due à Jérôme Knebusch, qui réalise In search of, une série de graphiques compositions avec traits noirs et blancs qui giclent…(photo ci-dessus).
C’est parti pour la visite. On est aux Rotondes.
Au dessin automatique, Julie Luzoir, perfusée par les notions d’engagement et de durée, croque la file d’attente provoquée par la crise de 2008, intensifiée pendant confinement. Elle dessine en public – c’est le résultat, 200 mètres de croquis en continu, qui s’expose – et filme sa performance, alors qu’une file se reforme… le temps d’observer le travail en train de se faire.
On dépasse Julie Deutsch, qui interroge la représentation de l’image, sachant qu’au centre de sa photographie censée immortaliser la patère d’argent du musée du Bardo à Tunis, l’absence de l’objet est interprétée comme une présence.
A côté, Joao Freitas compacte des camisoles de travail blanches, comme «pour donner une âme à ce qui est jeté comme un kleenex». Parallèlement, avec des draps tendus sur le mur – draps tachés/recyclés d’un hôpital –, il compose une sorte de partition de la vie.
Plus loin, Aude Legrand photographie à son insu: c’est son Iphone, calé dans sa poche, qui crée une atmosphère fluide, «un monde immatériel à la frontière entre intimité et externalité», que chacun peut regarder à loisir, assis dans de confortables fauteuils, lesquels symbolisent la vie rétrécie… d’où voir défiler une vie impalpable.
Et puis, il y a Mad Trix, collectif créateur d’espaces immersifs et de médias interactifs, qui, grâce à des points lumineux reliés en faisceaux et actionnés par un simple bouton poussoir, propose à 2 ou 3 participants de se mesurer au Game of Existence («le jeu de l’existence») et selon leur réactivité/vivacité, de le gagner.
Sinon, dans le même champ des possibles, il y a Elsa Muller et ses images de synthèse – en mixant observation de la rue et ficelles de jeux vidéos, en faisant évoluer des silhouettes très cheap dans des décors de Castorama, Elsa fabrique des plans lents où il ne se passe rien, comme dans les séries soaps –, il y a Aurélie d’Incau et son puzzle de monochromes blancs, creux, habités par une vie improbable (uniquement détectable en insérant un Smartphone dans les interstices), et il y a Camille Fischer.
Camille, qui autrement travaille le bijou et dont la famille d’artistes remonte au XIXe siècle – avec Gustave Moreau, Odilon Redon («je suis ringarde», dit-elle) –, affectionne «de faire des plages», parce que c’est à la fois «un bout de monde et le début de quelque chose». Et donc, autour d’une plage de confettis – ceux-là qui disent «quand les rois deviennent fous et les fous des rois» – , elle fait cohabiter des dessins, «des papiers noirs qui bruissent au vent» – «une série commencée quand les forêts brûlaient en Australie» – , des paravents, autant de voiles inspirés de Bali, chargés aussi de la poésie sulfureuse de Jim Morrison, et puis, pour aider ce radeau ivre à (nous) chavirer, des roudoudous remplis d’absinthe…
Suite du barnum – à pied – au «Casino».
Faut lâcher prise, ne pas résister aux voix, aux sons – et ils sont nombreux qui se mélangent et brouillent un tantinet nos repères au milieu d’univers divers, qui tous couvent dans le familier pour éclore dans le singulier.
Le projet de Dany Mucciarelli, par exemple, à la croisée du surréalisme, de l’éthologie et de la physiologie, consacre le poil, «ce reste de notre animalité, cela que l’on partage avec toutes les espèces». Et donc, partant d’une patte velue, celle de l’araignée – reproduite format géant à la cire recouverte de poils de coco –, l’artiste invente une farfelue théorie évolutionniste qui aboutit à l’émergence d’un corps nommé «Hirsutes»: «Les Hirsutes, c’est un peuple, sans genre, même peut-être plus humain, qui produit de la soie, émet des matières bourrées de glucose et de protéines», et dont les ressentis et vibrations, olfactives et sonores, résument leur philosophie: avoir les poils !
Sinon, station dans le hall d’entrée. En compagnie d‘Axel Gouala, dont la Falaise est une installation paysagère sculpturale, une montagne monumentale… mais «miniaturisée à l’échelle du corps». Et surtout minée d’anfractuosités, comme «un jeu de construction/destruction».
Au même niveau, dans l’obscurité d’une petite salle éclaboussée de lumière rouge et trouée par des voix venues d’ailleurs, Tania Soubry invite à une expérience immersive, méditative – notez que Tania pilote un atelier le 17 juillet, de 09.00 à 16.00h (brunch inclus) intitulé Workshop for (Brave (K)new Rave) Listening Space (à partir de 15 ans).
A l’étage, le vertige persiste.
En vrac, il y a Marine Froeliger qui travaille autour de l’érosion de la transmission physique et orale en utilisant des disques de bois, ceux-là qui réactivent le Schieweschlawe, ce rituel païen qui, à Offwiller (Alsace), est censé chasser l’hiver à coups, précisément, de disques de bois enflammés, lancés à la tombée de la nuit, le premier dimanche après Mardi Gras.
Il y a Julie Wagener et sa façon, par la peinture (du clair-obscur), de parler du drame de l’anonymat des appartements superposés… comme des boîtes, comme des cercueils, où de la personne immobile, alitée, tu ne sais si elle dort, si elle refuse de bouger ou si elle en est incapable (à tout jamais?).
Il y a Suzan Noesen qui dispose 4 vidéos à l’intérieur d’une circonférence qui serait celle d’un arbre, d’où le visiteur peut suivre la conversation que 4 comédiens incarnant chacun une position particulière, à savoir: romantique, conservatrice, modératrice et pragmatique, à propos du sort d’un… pommier, fruit symbolique de la connaissance.
Il y a Julien Hübsch et son sculptural détournement de matériaux de construction (néons bleus et carreaux/carrelages blancs), et Manon Nicolay qui tricote un maillage fait de fer et de fragments de carrosserie (photo ci-dessus).
Entres autres photos, dessins et installations multimédias, il y a aussi Jean-Baptiste Grangier qui travaille autour de notre rapport paradoxal au monde, entre émerveillement et fantasmes, entre croyances utopiques et discours écologique, pour, au final, disposer au sol des boules de couleurs et grosseurs différentes comme autant de planètes témoins d’un drapeau utopique, le Flag of Earth vert et noir, qui flotte au vent, dans l’azur.
Et puis, il y a Charles Rouleau et son œuvre sonore captant l’eau qui gèle instantanément: «les vibrations que l’on entend, c’est le temps, c’est le passé gelé de la glace» – d’où le titre: Krystallochronologie. Et «c’est la vie à petite échelle du Saint-Laurent», le fleuve, le géant du Canada, «mais c’est un écho à ce qui se passe au niveau planétaire».
Entre récits (peu ou prou cathartiques), oasis et contradictions, à chacun de faire germer son imaginaire.
Photos: In search of (1981-99) © Jerome Knebusch. Installations de Lynn Klemmer, Jean-Baptiste Grangier, MadTrix au Rotondes © photo Andrés Lejona. Installations de Manon Nicolay, Bruno Oliveira, Axel Gouala, J.-B. Grangier au Casino Luxembourg © photo Andrés Lejona
Infos:
Triennale Jeune Création, Brave New World Order, aux Rotondes (Bonnevoie) et au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain (41 rue Notre-Dame), jusqu’au 29 août. Tous les jours (sauf le mardi) de 11.00 à 19.00h au «Casino» (casino-luxembourg.lu, tél.: 22.50.45), de 13.00 à 19.00h aux Rotondes (rotondes.lu, tél.: 2662.2030). Nocturne le jeudi jusqu’à 21.00h. Entrée gratuite – bravenewworldorder.lu
Visite guidée (des deux lieux) au départ du «Casino», le jeudi 15 juillet, de 19.00 à 21.00h.
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