C’est le soleil d’août qui donne aux pommes leur goût. En attendant, juste au soleil qui déjà bâille, sans même jeter un oeil à ta montre, tu sais l’heure qu’il est.
Pour moi, en août, l’heure fond, c’est la paupière de l’été, les abeilles butinant la lumière accumulée, les nuits des Perséides, surtout, c’est un autre rapport au temps. Et c’est en tout cas le moment de revenir sur Traces of Time, la fabuleuse expo de Kay Walkowiak au Pomhouse (Dudelange), aussi de vous parler de la nouvelle réalité… d’Enrico Lunghi, ancien directeur du Mudam et du Casino Luxembourg: une histoire de musique, de résistance, d’utopie et de cela, la beauté, qui est l’une des choses les plus subversives aujourd’hui.
Pour la cause, le voyage relie New Delhi et l’Alsace.
Elle remonte à fin juin ma conversation avec Enrico Lunghi, dans la foulée d’une expo collective dans ce lieu inouï qu’est «Babel Mallorca», un havre pour l’art contemporain où souffle un vent de liberté – dans le choix des artistes et des curateurs qui pour certains ont eu à subir la censure –, un temple de tous les désirs artistiques où la bienveillance se mêle miraculeusement au talent, fondé dans un immeuble désaffecté par le frondeur Arnaud Cohen, artiste activiste antisystème, à Cala Figuera, un village de pêcheurs situé dans la région sud-est de l’île de Majorque, à 60 kms de Palma. Et dans la foulée aussi d’une série de diners-concerts, une formule généreuse selon Enikma, un trio né en 2022 de la contraction de 3 prénoms, Enrico, Nikolay (Terziev), pianiste bulgare, et Malicka (Ferrari) chanteuse française, une rencontre impossible partout ailleurs.
Le ton est donné. Qui raconte donc l’après Mudam d’Enrico, sa nouvelle réalité, plutôt riche, dopée par des hasards humains et artistiques heureux.
Et c’est tant mieux, c’est «ce qui te permet de transformer ce sur quoi tu ne décides pas, jusqu’à grandir», une allusion claire à ce qui attend le même Enrico à la rentrée: le tribunal. Qui remet le couvert, sept ans après ce que l’on appelle toujours «l’Affaire Lunghi», ce reportage RTL manipulé/ maquillé qui a fait exploser en vol la carrière du directeur du Mudam en 2016, ce reportage faux de A à Z mais dont le tribunal s’entête à dire aujourd’hui qu’il y a beaucoup de vérités: c’est une décision de justice, c’est la justice luxembourgeoise, et Enrico d’ajouter, RTL est un Etat dans l’Etat, tous les membres du gouvernement sont passés par RTL. Tout ça t’ouvre les yeux.
L’affaire est de l’ordre du symbole. Le Mudam était l’emblème de la bourgeoisie, Marie-Claude Beaud a été placée le temps de la préfiguration et puis, quand le Mudam a ouvert, on a pris le petit Italo-luxembourgeois qui avait créé le Casino, censé faire ce qu’on voulait de lui, sauf que je n’ai pas dit merci tout le temps et n’ai pas fait de vernissages mondains. Autrement dit, je ne correspondais pas…
Mais donc, plutôt contemplatif, avec un talent à se mettre dans des situations pas possibles, Enrico a fait mieux qu’ouvrir les yeux, devenu insubmersible… grâce à sa bouée… gonflée au partage de valeurs.
C’est ce que raconte la photo ci-dessus (©Emily Bates) qui renvoie à son expo Here I am, between realities and utopias curatée pour la «Babel Mallorca» de Cohen, une constellation d’affinités électives, 16 artistes qu’Enrico aime et qu’il a exposés au Luxembourg ou à la Biennale de Venise – dont Simone Decker, Wim Delvoye, Jerry Frantz, Sanja Ivekovic (avec sa Lady Rosa qui a mis la rate luxembourgeoise au court-bouillon), Filip Markiewicz, Jill Mercedes, Antoine Prum, Nedko Solakov (et ses poèmes inscrits sur les ailes d’avions Luxair), Bert Theis, ce militant opposé à des projets destructeurs du vivre-ensemble –, sachant qu’Arnaud Cohen, désigné en 2015 comme l'une des 10 personnalités qui réinventent la culture, ce trublion féru de géopolitique, cet artiste dont la création est faite d’assemblages et de détournements, est le premier à avoir défendu Enrico en 2016, son invitation ne se refusait donc pas, d’autant qu’elle est l’incarnation d’un mot d’ordre cardinal: liberté absolue.
La preuve notamment avec Olivier Rocabois, auteur-compositeur-interprète et multi-instrumentiste breton autodidacte, aussi doué que turbulent, venu rehausser le vernissage de l’expo. Cqfd, dans cet archipel des artistes qu’est «Babel Mallorca», on n’est pas là pour se faire voir, dit Enrico, on est loin à tous les points de vue de Luxembourg, et d’ajouter: j’aime le soleil quand je peux m’asseoir à l’ombre.
L’expo a récemment expiré (visuel ci-dessous) mais une visite est toujours possible sur rendez-vous, bon plan si votre route estivante transite par les Baléares et si la chaise longue n’est pas votre tasse de thé (www.babelmallorca.com - lire aussi le magnifique article de Julie Chaizemartin, dont certaines citations sont extraites, paru dans le magazine Transfuge: www.transfuge.fr/2024/06/25/babel-mallorca-larchipel-des-artistes-arnaud-cohen-et-aline-de-villalonga).
Ce jour-là, fin juin, dans un café de Bonnevoie, je trouve donc Enrico en terrasse, épanoui, alors prêt à partir tout l’été, 2 mois durant – c’est une première ! –, en Alsace, la terre de sa compagne Catherine, troquer l’appart’ pour une longère aux fenêtres bleues, façade mangée de fleurs, meublée par la récup’ de pièces de mobilier de famille. Et là, donner du temps au temps et de l’air à deux principes de vie: prendre une décision et s’y tenir d’une part, et d’autre part, concevoir qu’un coup dur est une nouvelle réalité et s’y adapter, s’en arranger, la transformer en quelque chose qui convient, fait moins mal, voire ouvre des perspectives.
Et dans le rayon, il y a la guitare. Enrico est tombé dans les cordes lors d’un Blues'n'Jazz Rallye en 1980, et même avant, à l’adolescence, quand, dans sa chambre, avec sa guitare achetée d’occasion, il voulait ressembler… à Bob Dylan, qui, du reste, figure toujours en tête de hit-parade de ses auteurs compositeurs préférés.
En version guitare-voix, Enrico mêle aux chansons folk ou populaires, ses propres compositions «traduisant son émerveillement tout comme ses inquiétudes face au monde». En solo, il se produit de préférence dans des petits lieux, les stuffs, ici (chez Altrimenti comme à Itzig) ou ailleurs – à Liège mais aussi dans les Vosges, comme ce fut le cas le 29 juin à la Cholotte, une ancienne ferme sise au 44 La Censé Saint-Dié à Les Rouges-Eaux – et de préférence en formule dîner-concert, une formule du reste conforme au style musical de son groupe Enikma, un mixte de variétés et de chansons à texte, non pas une musique d’ambiance ni pour faire la fête, mais surtout des reprises, avec, pour particularité, d’être en plusieurs langues (italien, français, anglais…) – on a pu apprécier en juin Chez Marco et au White Rose.
La musique, Enrico en rêvait. Si j’avais dit à mes parents que je voulais devenir musicien, ils auraient été d’accord. Ils étaient heureux… si je l’étais – l’essentiel des gens simples !
Et comme le destin d’Enrico n’est pas celui d’un rêve contrarié, il se fait qu’en même temps l’histoire de l’art était quelque chose qui lui plaisait. Résultat: un cursus brillamment suivi à Strasbourg – après une incursion dans une école d’ingénieurs – et donc, une guitare mise en veilleuse…
Mais un hobby transformé en pierre philosophale… à la faveur de l’imprévisible, un cataclysme: le Covid. Alors relégué à la maison, j’ai repris ma guitare et ne l’ai plus lâchée. C’est comme si je retrouvais une deuxième jeunesse… intellectuelle. Je m’éclate, et le plus jouissif, depuis 4 ans, ce sont mes progrès en technique de jeu et en chant (je prends des cours). Ça frise la reconversion – sans toutefois renoncer à la curation, à la condition qu’elle participe d’un esprit de résistance, ce qui promet d’être le cas à Moret-sur-Loing, en lisière de forêt de Fontainebleau, avec l’imminent projet Lunghi d’une expo monographique… sur Arnaud Cohen.
Quand le Mudam s’est arrêté, là où il a investi toute son énergie, Enrico s’est dit «je m’arrange avec ça». Aujourd’hui, l’«arrangement» qui s’accommode du temps, apprivoise une étoile prétendument inaccessible… nommée «beauté».
Le temps, matière élastique, et la tentative occidentale de le mesurer – à coups d’horloges –, c’est l’enjeu de la fascinante expo de l’artiste autrichien Kay Walkowiak, parti en Inde, séjournant à Calcutta et New Delhi, pour expérimenter une autre perception du temps, plutôt cyclique, en l’occurrence influencée par la culture bouddhique.
C’est une réelle expérience, qui se vit à Dudelange, au Pomhouse, là, dans l’obscurité d’un «black cube» où – j’en ai déjà parlé dans mon précédent post – un court-métrage intitulé Traces of Time circule en soixante plans dans des petites boutiques familiales … vouées à disparaître: un brouhaha fait de bribes de conversations et de chansons bollywoodiennes, surtout un fouillis saturé d’objets, de photos et d’images de divinités, une sorte de nature morte murale où, indéfectiblement, patiente une horloge, cette silencieuse représentation occidentale de l’écoulement du temps physique. Sauf que parfois l’horloge est montée à l‘envers, sauf que souvent les aiguilles sont figées. Parce que le temps ne dit jamais l’heure…
Sur une face du cube noir, l’artiste optant pour un autre médium, la photographie, aligne une grille de stills (arrêts sur images) tirés du film. Objectif atteint: le temps… est suspendu ! – se dégage une impression étrange, mâtinée de nostalgie et de poésie, d’humour aussi.
Le clou spatio-temporel, c’est au sommet du château d’eau, dans la rotonde, qu’il est installé. Il s’agit de Rise and Fall (visuel ci-dessus), une oeuvre panoramique inspirée du cyclorama présenté au musée d’Histoire naturelle de Chandigarh, dépeignant le développement de la vie sur terre. Dans l’architecture circulaire, l’artiste accélère à 360° l’évolution macrocosmique, jusqu’à ce que dans un grondement assourdissant, advient un plan cotonneux, celui de l’insoutenable et néanmoins inéluctable disparition de toute biodiversité et conséquemment, de notre humanité.
L’ascenseur nous redescend, groggy. Là, dans une petite salle du socle du château d’eau, voilà Misfits, une série photographique présentant des céramiques, une sélection issue de la collection du MNAHA. Des céramiques détournées de leur échelle et fonction, et disposées en équilibre instable. Pour inattendue que soit la proposition, elle est parfaitement raccord avec les notions de fragilité, de faille(s), confrontant la tentative muséale d’éternité avec la précarité tant du matériau que du présent, son mouvement dans l’immobile. En juste dix photographies, Kay Walkowiak réussit ainsi à questionner l’objet et l’esprit, le passé et le futur; en prime, c’est visuellement jubilatoire.
Et tout n’est pas dit de ce qui se donne à voir et réfléchir dans Traces of Time. En tout cas, ce que vous ne verrez pas, c’est le temps passer – jusqu’au 24 novembre (entrée libre du jeudi au dimanche, de 12.00 à 18.00). Infos: www.cna.lu
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