Acte de présence
- Marie-Anne Lorgé
- 26 juin
- 8 min de lecture
Une mouche barbote sur le jus de framboise, et une petite guêpe – annonciatrice de la nuée d’août – se piège sur une demi-fraise noyée dans la crème. Là, sur le coup de 16h, on regardait ce tableau nature de saison, en s’inquiétant de la disparition de ces gros coléoptères qui terrorisaient nos cours de récré, les hannetons.
Ceux qui aussi se font plutôt discrets, ce sont les papillons, j’en ai suivi deux le long des prés où, dans l’air chaud, faucheuses et faneuses bourdonnaient pour la fenaison. Une suspension du temps champêtre qui ravive mes étés d’enfance.
Et qui, curieusement, télescope ce qui, au Casino Display (1 rue de la Loge à Luxembourg), évoque l’arbre de Bopi, le grand-père de Sam Krack, artiste dudelangeois dont la résidence prend fin et qui réactive les sensations de renouer avec des lieux qui ont vu passer sa famille: ce travail intime et conceptuel – non dénué d’humour – autour de la présence, s’intitule pour la cause… Acte de présence. Je vous guide ci-dessous, ça mérite de faire un arrêt dans le tumulte des jours.

Encore à Luxembourg, arrêt aussi sur les Pièces récentes de conviction d’Hubert Wurth exposées dans l’espace Projects de la galerie Nosbaum Reding (rue Wiltheim) – au demeurant, Hubert Wurth, né en 1952 à Luxembourg, vient d’être nommé «Président d’honneur de l’ESAL Edward Steichen Award Luxembourg» qui fête cette année son 20e anniversaire.
J’en profite pour brièvement rappeler que la plasticienne Marianne Villière, née en 1989 à Nancy, qui bénéficie d’une résidence de 6 mois à New York en sa qualité de lauréate du Prix Edward Steichen 2024, s’envolera pour la Grosse Pomme ce 1er juillet, invitée à proposer des façons innovantes et ludiques d’engager le public, partant de témoignages, de rencontres, de douces infiltrations dans des situations éphémères basées sur l’observation.
Malicieuse et humble, adepte de la douceur et du compromis, s’obstinant à activer des outils artistiques prompts à transformer et à court-circuiter, toujours ancrés dans le local et le collectif, Marianne, qui se dit grande utopiste, curieuse invétérée, stresse à la perspective de son aventure new-yorkaise – elle me l’a confessé lors de notre discussion à bâtons rompus au festival Embellie, à neimënster, elle y scénographiait un texte de Jérôme Quiqueret –, c’est que, voilà, elle est amoureuse, ce qui signifie une longue période de séparation… Sinon, à New York, elle emportera/travaillera autour d’un objet style mégaphone en verre soufflé (visuel ci-dessus). «Le souffle a généré l’objet mais personne ne le voit, ce qui renvoie à une notion politique, au fait qu’on n’est pas écouté, et ça concerne tout le vivant qui est sacrifié».
Derrière Marianne Villière, flanheureuse, bâtisseuse de carnaval, il y a toujours une hirondelle, voilà qui justifie amplement de lui tirer le portrait, ce à quoi je m’engage dans un tout prochain post.
Tout à trac, juste pour faire lien avec une autre artiste inclassable, animée par la dimension participative du théâtre, je nomme Isabelle Bonillo, une enfant de la balle, qui renoue avec la tradition des tréteaux, transformant sa camionnette en chapiteau nomade, où elle revisite les classiques toujours tellement actuels par leurs thèmes. Chaque création est truffée de pépites scéniques, de détournements d’objets ordinaires et surtout habitée par une énergie folle, communicative, en prise directe avec le public. Pour cette saison, «Ia» Bonillo débarque avec une version ludique du Misanthrope de Molière ou Comment ne pas devenir Le Misanthrope, à ne louper sous aucun prétexte les 2, 3 et 4 juillet au TOL (Théâtre Ouvert Luxembourg, route de Thionville, infos & réserv.: www.tol.lu ou tél.: 49.31.66) – sinon au Festival d’Avignon, précisément à l’Espace St-Martial du 5 au 26 juillet, je vous raconterai.
Mais, donc, rebond plastique et zoom sur Hubert Wurth.

Mes dernières conversations avec Hubert Wurth, moments à la fois édifiants et charmants, remontent à 2023, à l’occasion de la sortie de Muselblo – un dense ouvrage où l’auteur & plasticien arpente le récit de sa famille, du domaine d’Ehnen et le rapport de la Moselle à l’Europe –, à l’occasion aussi de sa participation à l’expo Positions à la galerie Schlassgoart d’Esch-sur-Alzette, avec des champs de couleurs mêlés à des fragments de papier collés et d’autres matériaux, une peinture qui s’affranchit de la représentation fidèle – c’est le propre de l’abstraction –, où les formes, plats et profondeurs font naître des paysages imaginaires ou réinventés.
Aujourd’hui, chez Nosbaum Reding, en 16 compositions, essentiellement sur papier et sur bois, les Pièces récentes de conviction d’Hubert Wurth s’inscrivent dans le geste, dans l’attention portée aux rebuts – fragments délavés/ usés de carton, d’emballage, de plastique ou autres bouts de scotch – et à leur récolte, leur prélèvement, leur découpage inséré de façon brute en dialogue avec/sur des surfaces peintes (visuel ci-dessus). De cet assemblage tactile de déchirures et de lignes, de cette architecture en relief, construite à coups d’indices à décrypter, entre rythme et silence, surgissent des espaces qui ont de la mémoire, des images qui sont autant de cartographies d’un monde fait de riens et de lumière.
Jusqu’au 13 septembre – infos: Nosbaum Reding Projects, 2-4 rue Wiltheim Luxembourg, www.nosbaumreding.com

Arrêt enfin sur les variations chromatiques thermiques de Pit Riewer, à la galerie Reuter Bausch.
Né en 1999 au Luxembourg, formé à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers et lauréat du Prix Révélation du CAL 2023, Pit Riewer propose un voyage singulier à travers ce médium dont on a souvent prédit l’agonie, la peinture, mais qu’il réussit à renouveler, dont il dynamite les codes.
D’abord, partant d’«objets» réels, ce qui lui importe, autrement qu’une représentation, c’est l’exploration de moments fugaces, le surgissement d’atmosphères. Ses peintures sont ainsi des espaces où s’installe un flou entre figuration et abstraction, où, surtout, l’agent alchimiste, d’abord émotionnel, reste la couleur.
Techniquement, au point de départ, il y a la photographie. Pit prend donc des photos de son quotidien, une voiture ou un candélabre par exemple, comme dans son actuelle expo Receptors, mais aussi des corps, du moins des parties, dont main et oreille, des images qu’il déconstruit, et ce sont ces images altérées qu’il réinterprète avec son langage pictural, superposant gouache et huile, dans un va-et-vient entre le chaud et le froid.
Au final, les «figures» sont tantôt en fusion, déformées/bouillies comme sous l’effet d’une lave (visuel ci-dessus: Smoke, 2025), tantôt bleuies par une glace improbable. Point n’est question d’une allusion au yo-yo climatique – encore que, allez savoir? - mais de la manifestation du nuancier cognitif et poétique de notre monde, entre feu, ambiguïté et lumière.
Pit Riewer, un transmetteur de spectres, un traducteur de signaux, à ne pas rater jusqu’au 12 juillet – infos: Reuter Bausch Art Gallery, 14 rue Notre-Dame, Luxembourg, www.reuterbausch.lu
++++
Si l’envie vous prend alors de prolonger votre excursion vers le nord, sachez qu’à Vianden, deux artistes pionnières, deux figures majeures de la scène luxembourgeoise, Berthe Lutgen (peintre) et Marie-Josée Kerschen (sculptrice), ensemble avec la peintre Mady Gorges, créent le buzz à la Veiner Konstgalerie (6, Impasse Léon Roger) jusqu’au 13 juillet (du mercredi au dimanche de 14.00 à 18.00h).
Sinon, reliant le nord au sud sur la seule journée du 28 juin, notez «Konscht um Fields», une expo collective qui fédère 19 artistes – dont Florence Hoffmann, Marie-Josée Kerschen, Patricia Lippert, Hisae Ikenaga, Anne Lindner, Gérard Claude et Serge Ecker – au château de Larochette, ce, dès le 28/06 (vernissage à 18.00h), jusqu’au 13 juillet (ambiance musicale tous les dimanches de 15.00 à 17.00h).
Au bout de la tangente, à Esch-sur-Alzette, notez l’événement «OpenHaus», une occasion unique de découvrir l’univers de la résidence d’artistes Bridderhaus. Où, ce 28/06, l’accent sera mis sur le projet Earthbound, Worms, Soil, Decay du studio d-o-t-s, un projet en parfaite harmonie avec les enjeux écologiques et artistiques actuels. Le projet comprend une exposition, un magazine dédié, un compost communautaire, ainsi que des ateliers participatifs, dans le but de sensibiliser et d’encourager l’engagement pour un avenir plus durable. Au programme, de 15.00 à 23.00h (entrée gratuite), workshops (15.00 -16.00h), conférence (15.30h), échanges participatifs (16.15h), visite guidée (17.00h), performance sonore (17.30h), happenings (18.00h), Live Set (20.00h). Bar et petite restauration. Infos: bridderhaus.lu
A part ça, l’info majeure, c’est que ce 28 juin est jour de manifestation nationale historique à Luxembourg pour défendre nos droits sociaux mis à mal par la politique du gouvernement. Dès 11.00h, rassemblement au croisement de l’Avenue de la Liberté et de l’Avenue de la Gare.

Bon, il est l’heure de l’Acte de présence.
Rencontre avec Sam Krack, qui, en résidence Casino Display, en quasi conclusion de son séjour de recherche, partage ses enjeux et réflexions sous la forme d’une expo, un travail éminemment fédérateur, aussi intelligent qu’à haut potentiel sensible.
Et donc, Sam Krack acte la présence – la présence et sa multiplicité de sens et des sens.
D’abord il y a la présence physique, matérielle, des choses, des espaces, des structures, une présence souvent invisible, à l’exemple du placo sur les murs, des volumes cachés, de la prise électrique derrière une porte, une présence physique, plutôt banale, mais aussi sociale que Sam s’ingénie non sans humour à mettre en lumière au travers de différentes pratiques artistiques. Par la peinture – dans le cas d’un rideau de douche transposé en un affolant trompe-l’œil –, par la fonte –avec le chevalet de signalisation d’un sol glissant transformé en fontaine –- et par le marbre.
A ce niveau (disons) marbrier, faire acte, signifie valider, consigner et, du coup, partant d’un modem, d’un modèle du genre sculpté en marbre blanc, Sam fait appel à un autre geste, celui d’un contrat de location en version eau-forte sur cuivre, s’exposent ainsi côte-à-côte la plaque de cuivre où l’artiste a manuscrit/gravé le protocole locatif et son impression sur papier.
Et puis, il y a la présence intime, privée, mais oubliée du passé. Et cette présence du passé, Sam l’acte en pistant les archives familiales de 1953 à 1962, en dressant, comme pour une enquête détective ou généalogiste, une sorte de tableau d’indices, reliant des lieux jadis occupés par sa famille, en ne faisant pas l’économie des sensations, ni de la mélancolie.
Cette quête à rebours prend corps dans des photos – dont celle de l’arbre mort du terrain familial (visuel ci-dessus) – et surtout… dans les lettres d’amour que Bopi Metti (97 ans) et Bomi Maria (94 ans), les grands-parents de Sam, ont échangé depuis l’aube de leur rencontre. Ces belles lettres joliment calligraphiées, tracées sur du fin papier tantôt crème, tantôt bleu, gardées secrètes pour défier le temps, actant l’union indéfectible, ces lettres, donc, ourlent les cimaises comme un chapelet. On chavire.
Et puis, une projection, un film tourné en Super 8, avec ses grains spécifiques qui brouillent les temporalités, où les anciennes photos en mouvement se confondent à d’actuelles images vivantes. Le passé est acté par un retour dans le présent. On chavire derechef.
Au flanc de cette projection, un petit moniteur où défilent les lettres d’amour… lues par Bomi. Le cœur remonte dans la gorge…
Et tout n’est pas dit – il y a aussi, au bar, des gobelets de carton imprimés du délicat motif fleuri jaune qui, jadis, ornait les tasses de faïence de Maria, mais dont il ne reste qu’un unique exemplaire, rescapé des ravages de la Bataille des Ardennes. Chaque objet, même modeste, a un vécu, Sam y recourt comme à une madeleine de Proust, en tout cas, y fait boire la tasse de la grande histoire.
On ne résiste pas jusqu’au 25 juillet, les jeudi, vendredi, samedi de 14.00 à 18.00h, au Casino Display, 1 rue de la Loge, Luxembourg – infos: www.casino-luxembourg.lu.
Comentarios