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  • Marie-Anne Lorgé

Vie en miroir

Dernière mise à jour : 11 avr. 2021

Si les caprices météorologiques ne vous incitent pas à flâner aux terrasses des cafés nouvellement ouvertes (au Luxembourg !) et si, en même temps, vous souhaitez vous en mettre plein les yeux, alors, hop, voici les oasis où vous poser ce week-end: la galerie Zidoun-Bossuyt (rue St Ulric, Luxembourg-Grund), où 5 artistes (Sharif Bey, Eddy Kamuanga, Michael Ray Charles, Pat Phillips et Kathia St Hilaire) font écho à leur façon (peinture, collage, sculpture) au militant Black Lives Matter jusqu’au 8 mai 2021, et la galerie Ceysson & Bénétière (sise Wandhaff-Koerich) où se déploie l’œuvre immense de l’artiste française Tania Mouraud (née en 1946 à Paris) «qui allie art et philosophie dans un travail d’abord fondé sur les mots» – découvrez son expo Mezzo Forte jusqu’au 22 mai.


Sinon, il y a Robert Brandy.


Artiste luxembourgeois que Ceysson invite jusqu’au 23 avril dans sa galerie stéphanoise (donc, à Saint-Etienne), où le peintre se débarrasse de la couleur et privilégie la gestuelle en des toiles et papiers grands formats tous noirs, «gagnant en pureté et radicalité», tous réalisés en 2020-2021, pendant la pandémie.


Et Brandy encore, auquel le Musée national d’Histoire et d’Art (Luxembourg) consacre actuellement une rétrospective qui… fait sourciller, dans la mesure où, par principe, depuis 1946, le MNHA se refuse à célébrer des artistes luxembourgeois de leur vivant afin… «d’éviter toute jalousie et toute pression» (dixit Michel Polfer) – principe toutefois déjà rompu avec Gust Graas (1924-2020) en 2003 et avec Roland Schauls (Capriccio) en 2014. Alors quoi?


Elément de réponse et visite de cet arpentage (méritoire) des 50 ans de carrière d’un artiste qui «n‘a pas le goût de se copier» et dont chacune des toiles est un moment de sa vie.


Et donc pourquoi Brandy? En raison de la réception de son œuvre à l’étranger et, surtout, parce qu’il a «fait de sa passion sa profession», devenant (dès les années 70) «un des pionniers du statut de l’artiste libre et indépendant au Luxembourg».


Et précisément, cet «élan farouche d’autonomie» est cela qui vient de dynamiser la mise en place «d’une institution nouvelle, appelée à l’étude scientifique de l’histoire de l’art» du pays, laquelle étude faisait jusqu’à présent défaut. Et c’est ainsi que la rétrospective Brandy s’accompagne d’une vitrine documentaire, comme une préfiguration du Lëtzebuerger Konschtarchiv qui «sera rattaché au MNHA pour constituer un centre de documentation et de recherche», à l’exemple de celui existant sur la Forteresse de Luxembourg.


L’expo Brandy est donc un galop d’essai, l’artiste, acteur et témoin «d’une période charnière de l’art au Luxembourg», prêtant ses archives privées, «minutieusement tenues depuis le début de sa carrière».


Notez qu’une table ronde fera le point sur cet enjeu documentaire le 30 septembre (à 18.00h).



Zoom sur la carrière brandyesque.


Quelques rampes d’accès sont à notre disposition. Soit: un vidéo-guidage commenté par l’artiste lui-même, et une vidéo-interview, produite par le MNHA (c’est une première), où l’artiste, qui se dit «paumé sans son atelier», explique son parcours (à découvrir dans la salle d’expo, ainsi que sur les plateformes digitales du musée). Sans compter le catalogue de 144 pages, en vente 35 euros (www.mnha-shop.lu).


Au tout se greffent des conférences: celle du 29 avril (18.00h, en français), axée sur le vocabulaire du plasticien, insiste sur l’influence du mouvement Supports/Surfaces, et celle du 20 mai (18.00h, en français) évoque son rayonnement international. On ajoutera les visites thématiques, celles pilotées par Brandy le jeudi 22 avril (18.00h, en luxembourgeois) et le jeudi 3 juin (18.00h en français), celles qui scrutent l’œuvre en 3 temps de l’artiste «faisant part de ses utopies et de ses désillusions» ou qui s’attardent sur Bolitho Blane, énigmatique personnage «qui en dit long sur l’imaginaire de l’artiste», sur son désir déjà/aussi «d’introduire le récit dans sa peinture» – du reste, régulièrement ponctuée d’inscriptions, de citations, de datations.


Brandy peint tous les jours, il prend le temps de tendre sa toile, de l’apprêter de colle de peau où noyer ses collages en papier; Brandy n’achète pas ses couleurs, il prépare lui-même ses pigments. Et «la marque de fabrique» de Brandy, c’est ces bleus et ces ocres (des débuts) glanés en Provence dans les années 70, c’est Cézanne (qui d’ailleurs l’inspire toujours), c’est un yo-yo entre dissolution et retour de la couleur, c’est aussi une sensibilité particulière à la matérialité – le premier ajout de matières et de collages papier date de 1975 – , c’est l’insertion d’objets sur la toile, où les inscriptions captent éphémérides et humeurs, c’est la transparence de la lumineuse gamme chromatique, c’est le motif de la croix, c’est enfin les giclures et autres coulures (à l’exemple du magnifique monumental format Garder le geste de 2015, Collection MNHA, au centre de la photo).


Tout cela et moult autres caractéristiques de l’évolution plastique de Brandy se déclinent à travers plus de 70 œuvres (peintures, dessins, sculptures, installations et livres d’artistes/ sérigraphies, sachant qu’il est prévu que la Bibliothèque nationale s’attache à ces œuvres sur papier), en vertu d’un accrochage chronologique.


Et j’y vais de mes préférences. En triplette.


La «Période blanche», et de 1. Un visage rond, toujours prompt à sourire par les yeux – tout le portrait craché de Brandy –, ça masque souvent des fêlures ou manques, et la période blanche y répond. Toute en monumentalité, mais tellement en intimité. En frottis. Avec éclipse de la couleur, réduite à celle, légèrement bistre, d’empreintes inachevées – notamment laissées par des chaises, motif symbolique de l’attente – , avec fragments du châssis affleurant à/sur la surface, interagissant avec d’autres éléments (bois, cordes, tissus) et une mise en espace oscillant entre flottaison et crucifixion.


Cette «période blanche va aboutir à la consécration de l’artiste, représentant le Luxembourg à la XIe Biennale de Paris en 1980», et attester de son appétit pour les toiles-constructions.


Parallèlement, il y a les installations appelées «Ensembles intégrés», et de 2. Ces mises en boîte «de morceaux de bois, de charpies» et autres objets de rebut – «ceux-là qui ont déjà eu une vie» – prolongent à l’évidence «l’exploration de la toile-objet» mais participent aussi d’un certain rituel, soit: une mise en ordre des traces du temps qui, d’une certain façon, est une célébration de l’homme derrière les traces.


Et voilà qu’apparaît Bolitho Bane – et de 3 –, né (en 1994) du goût des traces de Brandy, de l’exploration du passé et de son désir «d’aller à la quête de lui-même». Sur Bolitho Blane, l’ambiguïté reste totale, cultivée. Personnage réel ou fictif? En tout cas, apparemment inspiré de Murder off Miami, un roman-mystère de Dennis Wheatley, Bolitho Blane «se prête à une invention artistique originale» – une oeuvre à part entière –, Brandy collectant des archives, lettres, documents, photos et objets divers censés donner une authenticité aux faits et gestes de ce fantasmatique passeur disparu en 1936. Pendant une vingtaine d’années, Brandy a tutoyé Bolitho Blane comme son alter ego, vivant son monde par procuration, le mettant en forme comme «une vie vécue en miroir».


Dans la vraie vie, nul n’ignore la passion que Brandy voue aux anciennes voitures. Au point de composer des Autos portraits (dont d'une Austin Healey de 84): derrière la malice du titre, au-delà de sanctifier l’esthétique, la forme et la ligne, l’intention qui prime est celle «de faire revivre ce qui était destiné à la casse».


Alors, Brandy ou l’art du surgissement du présent par le passé…


Photo: Vue de l'exposition ©Tom Lucas


Infos:

Au Musée national d’Histoire et d‘Art (MNHA), Marché-aux-Poissons (Luxembourg): Robert Brandy face à lui-même. 50 ans de carrière, jusqu’au 28 novembre 2021 – www.mnha.lu

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