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Marie-Anne Lorgé

Une pensée du monde

Assurément, William Kentridge au Mudam, c’est un cataclysme. Mais ce n’est pas une expo rétrospective. Ça tourne autour de deux films d’animation de 2020, et des nombreux dessins au fusain qui les ont engendrés, nourris par le thème de l’arbre, de la connaissance et du temps. Autour aussi d’une spectaculaire – ô combien sublime – fresque panoramique animée et immersive, une sorte de fanfare théâtrale, de procession d’ombres aussi engagée que poético dada, d’une technicité abyssale – intitulée More Sweetly Play the Dance, l’œuvre date de 2015. Au tout, Mudam greffe un aspect moins connu de l’œuvre de l’artiste sud-africain, ses sculptures, de bois et de carton, coulées en bronze.


L’expo enjambe toutes les facettes (imagées, performées, sonores, opératiques) du prodigieux univers de Kentridge, honoré de contribuer à red bridge project, cet événement pluridisciplinaire qui relie trois institutions culturelles du même périmètre, Mudam, Philharmonie et Grand Théâtre (autour du Pont rouge), afin, précisément, de balayer/embrasser l’amplitude de la création «kentridgesque». C’est à vous couper le souffle, de beauté et de profondeur.



Toute l’oeuvre de Kentridge, résolument narrative, est «imprégnée par la situation de son pays, l’Afrique du Sud, son histoire, l’apartheid, ses contradictions» – pour autant, l’engagement de Kentridge percole davantage dans le processus créatif, dans la construction de sens, que dans la militance – et tout son travail est ancré sur sa ville natale, Johannesbourg – il y est né en 1955 – et là, dans le quartier où il a son atelier.


Le temps de l’atelier est primordial – l’artiste le figure dans moult de ses dessins, comme «un théâtre du regard», et l’architecte Sabine Theunissen, sa collaboratrice de longue date, s’y réfère pour sa scénographie, élaborée à coups de caisses et autres tréteaux, ceux-là qui ont servi au transport des œuvres et qui, en résonance avec l’idée de transit/transitoire, de provisoire et de précaire, traduisent la pensée de Kentridge, «une pensée du monde axée sur l’inachèvement et l’incertitude», l’absurdité aussi.


Dans le plantureux programme cadre qui escorte l’expo, notez d’emblée la masterclass que Sabine Theunissen propose les 31 mai et le 1er juin, à l’attention des étudiants en scénographie, architecture, design d’intérieur et théâtre (sur inscription uniquement: mudam.com, tél.: 45.37.85-531) – sachant que la scénographie, «longtemps maintenue hors du champ de l'art, est aujourd'hui réévaluée et intimement associée à la conception des expositions», intégrée même dans la pratique de l'artiste.


Mais commençons par le début. Dans le grand hall.


Où nous accueillent 4 mégaphones géants, en métal. Forme – conique/ iconique – récurrente dans le vocabulaire de Kentridge, le mégaphone est un outil amplificateur. De voix, de son. Lequel son fait partie intégrante de l’arsenal narratif et de construction de sens de l’artiste, arc-bouté sur le fil tendu de l’Histoire: associé en l’occurrence aux manifestations anti-apartheid – c’est pourquoi l’installation s’intitule Almost Don’t Tremble (Presque pas trembler) et que cinq compositeurs sud-africains y collaborent – , le mégaphone raconte ainsi/aussi les balbutiements en matière d’enregistrement, au cinéma… et pas que.


Dans la foulée, le Mudam programme le 15 mai à 16.00h, ainsi que le 16 mai à 11.00 et 16.00h, une performance qui met en scène la soprano australienne Joanna Dudley (réservation requise). Sur le même tempo, ne boudez pas l’atelier «Une fanfare Dada», une déambulation joviale (pour enfants et familles) conçue par Stéphane Ghislain Roussel les 5 et 6 juin (sur inscription: tickets@philharmonie.lu).


Retour dans le grand hall, avec l’immense dessin mural Shadow (2021), une gigantesque silhouette d’arbre, réalisée en collaboration avec l’Esal (Ecole supérieure d’art de Lorraine). Voilà de quoi planter des principales balises de l’univers visuels de Kentridge: l’arbre, l’ombre, la projection au sens propre et figuré, et, déjà, le dessin.


De quoi aussi/déjà mettre en lumière l’imbrication, l’interaction des motifs et des divers médiums et disciplines croisés, que Kentridge combine en un singulier procédé, «un dynamique jeu de composition, de déconstruction et de transformation».


Alors, focus sur le dessin. Toute l’oeuvre s’y encre/ancre. Tout procède du fusain, selon une technique volatile, éphémère, qui «laisse subsister les traces de ce qui a existé», une «technique unique d’effacement et de recouvrement», «bien dans la manière d’un homme obsédé par l’idée de la réminiscence et de la fragilité». Du coup, direction premier étage du Mudam.


Là, dans la galerie Est, deux séries des dessins. A savoir: Drawings for Projection – série commencée en1989, où gravitent deux personnages, Soho Eckstein, «personnage adipeux, magnat de l’immobilier», et Felix Teitelbaum, passif et rêveur, sorte d’alter ego du créateur Kentridge – puis Waiting for the Sibyl (2019), une série déclinée autour de la feuille de chêne, un motif qui circule au travers de pages arrachées de livres «remplis de la connaissance du monde», renvoyant à la Sibylle de l’Enfer de Dante.


Se répand donc toute une constellation de dessins, de différentes dimensions. Dont des grands formats. Qui s’animent. Clairement, les grands fusains sont l’ultime étape du processus de l’artiste qui, dévoré par le temps, son défilement, a décidé de passer du dessin au mouvement, de (ré)inventer des procédés où «le dessin devient en mouvement».


Au final, ça donne le film d’animation City Deep (2020) – Johannesbourg, vie aurifère autrefois prospère, y est «dépeinte comme un monde qui s’écroule», les traits de Soho Eckstein s’estompent, les excavations des zama-zamas, ou mineurs illégaux, se transforment en tombes, un oiseau traverse comme le temps «le paysage de mines abandonnées» – et Sibyl, second film d’animation de 2020, pendant de l’éponyme opéra de Kentridge, qui renvoie à la sibylle de Cumes, prophétesse de la mythologie gréco-romaine, attachée à la feuille de chêne, «à l’impossibilité de voir le futur».


Et puis, à côté de dessins au charbon et d’autres à l’encre et au pinceau où Kentridge ajoute ses textes, des slogans un tantinet énigmatiques, s’alignent des objets du quotidien, dont une énorme cafetière blanche, une paire de ciseaux et une caméra noires démesurées, autant de sculptures (en matériaux simples, périssables) attestant d’un travail mené sur les formes et la tridimensionnalité depuis les années 80. Travail que Kentridge lie au demeurant à ses créations scéniques, les sculptures s’apparentant/représentant des personnages de théâtre, de commedia dell’arte plus précisément.


Dans le même sillage, il y a Prop for The Nose, un nez colossal, un costume en résine, donc, «un objet à la fois porté et porteur», créé d’après l’opéra satirique de Chostakovitch, Le Nez, inspiré d’une nouvelle de Gogol, que Kentridge a mis en scène en 2010 pour le Metropolitan Opera de New York.


Au rayon porteur, il y a enfin tout un chapelet de petites sculptures, des modèles réduits tridimensionnels de couleur noire – globe, cruche, téléphone, esperluette, oiseau, croix, cône, arbre – fabriqués en papier, carton et cire avant d’être coulés en bronze, tous conçus comme des rébus – d’où le tire de l’ensemble –, où, partant de l’objet, de son image, le spectateur est invité à deviner un mot – voilà qui emboîte les questions du sens et du langage chères à Kentridge.


En tout cas, ces petites sculptures défilent sur de fragiles tréteaux, comme une migration de silhouettes, comme une procession d’ombres.


Et ces ombres – allégories de la caverne de Platon – et cette procession –- métaphore du fil de l’Histoire (de l’Afrique du Sud) – perfusent l’installation immersive More Sweetly Play the Dance, la fabuleuse performance mise en scène et filmée dans l’atelier de l’artiste, à Johannesbourg, «peuplée de personnages représentant des habitants de la ville, des saints et des héros du quotidien, des danseurs des églises africaines, des mineurs» ployant sous leur pelle et des malades (dixit Ebola), tous guidés par la danseuse Dada Masilo et la fanfare d’église du canton de Sebokeng, marchant à la queue leu leu dans un décor de lignes de fusain …

En quinze minutes, More Sweetly Play the Dance résume de façon inouïe toute la pratique de William Kentridge. Qui n’en finit pas de questionner la lumière.


Photo:

William Kentridge, Drawing for Waiting for the Sibyl (Leaning on Air), 2020 – Ink wash on hemp and sisal fibre Phumani handmade paper, mounted on raw canvas, 290 x 330 cm. Courtesy the artist.


Infos:

Mudam (Musée d’Art modern Grand-Duc Jean, Luxembourg-Kirchberg): William Kentridge, More Sweetly Play the Dance, jusqu’au 30 août 2021. Programme complet: mudam.com – ou redbridgeproject.lu

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