Vue sur mon jardin: déjà les étourneaux ébauchent des nids dans les branches encore en sommeil.
Et dans l’éther polaire, déjà une escadrille d’oies sauvages…
Mon café du matin se souvient d’une ballade de Marianne Faithfull, l’icône folk-rock à la voix rocailleuse vient de tirer sa révérence… Dans mes tiroirs, dort depuis 30 ans un vinyle de l’inoubliable rebelle, reçu un soir au théâtre, lors de la première de Bonsoir maman de Marsha Norman, où j’incarnais Jessie, la fille suicidaire de Thelma. Que devons-nous les uns aux autres ?
Elle revoyait les gens qu’elle avait aimés et qu’elle n’avait jamais vus, les gens qu’elle avait oubliés et qu’elle n’avait jamais rencontrés, les histoires qu’elle avait écrites et qu’une personne un jour avait lues: on dirait du Marguerite Duras, en fait, ce sont les mots de la poétesse Eva Mancuso qui accompagnent Main Station, un film de l’artiste belge Eva L’Hoest, diffusé sur 4 grands écrans au premier étage du Casino Luxembourg.
Je vous en cause plus bas. Comme aussi non pas de la crêpe (lendemain de Chandeleur oblige) mais de… pop-corn.

Un pop-corn version Emilie Pierson, plasticienne messine qui joue sur l’absence et la récurrence, par le rituel. Son propos ? Eprouver la répétition compulsive afin de transmettre aux souvenirs des images. Pour le coup, le souvenir est à la fois olfactif et lié à une tradition bulgare, celle de la guirlande de maïs soufflé confectionnée/accrochée comme gage de prospérité. Effet conjugué de la nostalgie et de l’héritage culturel – sa mère est bulgare –, voilà Emilie qui, en une performance filmée – visible dans la vitrine de la CeCiL’s Box (Cercle Cité) –, enfile inlassablement des grains de maïs en un collier: geste répété en boucle, aussi banal que méditatif, un artisanat catalyseur d’immatériel en ce qu’il réactive un rite ancien. Où percolent l’enfance, les sens, la mémoire, le plaisir et la superstition.
La vidéo est plongée dans une montagne de pop-corn (visuel ci-dessus) qui mange quasi totalement la vitrine…jusqu’au 27 avril.

Sinon, ci-bas, je vous propose un rendez-vous céramique, une technique qui a le vent en poupe, le succès de Ceramic Brussels en atteste, et donc, pour ce rendez-vous céramique, deux univers, celui d’Anni Mertens aux Rotondes et celui de Geny Scailquin qui, à la Millegalerie (Beckerich), décline en grès sauvage le petit peuple de Dana.
Mais dans l’immédiat, une envie irrépressible: vous raconter Works & Days, un spectacle inclassable de la fabuleuse compagnie anversoise FC Bergman, six acteurs, créateurs et artistes au langage théâtral innovant, décapant, poétique aussi, à la force plastique et à la puissance d’évocation saisissantes. Tout ça, sans paroles.
C’est vertigineux, performant, aussi drôle qu’amer, d’une beauté et d’une intelligence inouïes, servies sur le plateau par une machinerie complexe et des effets magiques. Pour le moins, ça pulvérise les frontières entre danse, performances, métamorphoses, allégories, métaphores; du reste, ça fait appel au cinéma, à l’histoire de l’art et à de grands récits fondateurs, en l’occurrence Works & Days s’appuie sur Les Travaux et les jours du poète grec Hésiode, un des plus anciens précis littéraire d’agriculture.
Hésiode (fin du VIIIe siècle av. J.-C.) y donne une description des travaux agricoles sur les terres arides de son pays natal liés à un calendrier précis, en incluant des conseils – outils, soins des animaux, semis – pour terminer le récit en prédisant qu’à la fin, l'homme de la justice devient riche, tandis que celui de la démesure perd tout.
En gros, il est question du lien (rompu ?) de l’Homme avec les cycles de la nature, embarquant dans la foulée le changement climatique et la catastrophe écologique.
Tout commence par une poule (qui s’échappe dans le public avant d’être massacrée dans un sac – pas de panique, l’illusionnisme prévaut) et tout se termine par un chien robot qui, au lendemain d’un déluge, déambule au milieu de fruits exotiques artificiels. Pour en arriver là, les artistes ont concrètement/ physiquement labouré/écharpé le sol de la scène (visuel ci-dessus), échafaudé une maison, copulé, enfanté, trucidé un éléphant, tapé des pieds en danses incantatoires, chevauché une machine à vapeur… avant qu’une pluie torrentielle rende les efforts et les cultures stériles. Le tout escorté en musique, en direct (bande-son de Joachim Badenhorst, inspirée des Quatre Saisons de Vivaldi).
On rit… jaune, on s’émeut, on s’interroge, on souffre, et c’est alors, dans un chassé-croisé entre utopie et critique, que, par le collectif, surgit l’espoir… sous la forme d’un tapis coloré, marbré de planchettes de bois, celles-là qui ont habillé comme des totems les corps (esclaves, paysans libres et nobles), selon les âges de l’humanité (or, argent, bronze, fer).
Works & Days était programmé au Grand Théâtre ces 29 et 30 janvier, il est désormais en tournée (jusqu’au 4 juin), sinon, rendez-vous dans son port d’attache, le Toneelhuis à Anvers.
A l’affiche des Théâtres de la Ville, notez Absalon, Absalon, une adaptation (et mise en scène) par Séverine Chavrier du roman de William Faulkner, ce, au Grand Théâtre, (les 5 et 6 février, à 18.30h – 3h10 & entracte !).
Et puis, au Théâtre des Capucins, la création Leuchtfeuer de l’auteure irlandaise Nancy Harris – encore les 4, 6, 7 et février, à 20.00h, en allemand (avec surtitres en anglais le 07/02) –- que Fábio Godinho met en scène comme une réflexion sur l'art et la nature. Partant de Beiv – incarnée par Andrea Quirbach –, comédienne & plasticienne renommée accablée par un passé sombre, qui règle ses comptes avec son fils, la pièce, métaphore de la place de l’artiste dans la société, explore le rapport à l’enfance, à la terre – la nature est un personnage important (allusion à la mer incluse, avec la signature scénographique de Marco Godinho) –, à tout ce qui change à ton retour dans un lieu pourtant familier, le remords, la culpabilité, l'amour aussi. C’est un thriller… très choral, où la lumière joue un rôle majeur.
Nature, ai-je dit, c’est dans ce monde fascinant, plus particulièrement celui des plantes et de leurs interconnexions, que la chorégraphe Elisabeth Schilling entend plonger cette saison avec sa création Verdant Echoes – raccord avec la LUGA, cette exposition éphémère de jardins urbains, installations paysagères et artistiques qui se déroulera du 7 mai au 18 octobre au Luxembourg. Immersion botanique préliminaire au Théâtre des Capucins le 8 février, en vertu du mensuel format culturel baptisé «Samedi aux Théâtres».
Et chorégraphie, ai-je aussi dit, alors ce 3 février (on se dépêche !), pour son mensuel rendez-vous du «3 du TROIS», la Maison pour la danse – à la Banannefabrik, Bonnevoie – propose de la poésie engagée avec Marielle, premier chapitre de l’épopée Amazones de Laura Arend, R I S I N G, une performance écologique de Marielle Morales et Du battement de jours de Maya Balam Mayong qui en images, en mouvement et en mots, traverse l’intimité de trois personnages, leurs conflits, pour parler du rythme de nos vies, entre poésie et onirisme. Infos: www.danse.lu
Enfin, poésie ai-je encore dit, le temps de vous signaler que le festival Printemps des poètes-Luxembourg aura lieu les 25, 26, 27 avril et qu’en amont, il organise son 14e concours de poésie multilingue sur le thème «La poésie. Volcanique». Le formulaire de participation et le poème en format Word devront être envoyés pour le 30 mars 2025 au plus tard à l’adresse: jeuneprintemps@printemps-poetes.lu
Allez, je vous guide en terres de métamorphoses numériques et céramiques.

Au premier étage du Casino Luxembourg, Main Station, un film d’Eva L’Hoest tourné pendant le montage de The Mindful Hand, première expo monographique institutionnelle de l’artiste belge, posant la question du «c’est quoi d’habiter un lieu, en quoi ça définit un geste et une pensée». Du reste, le même questionnement, à savoir: quid des mécanismes de la perception en circulant dans l’architecture, percole dans la série de sculptures composant précisément The Mindful Hand – j’y viens.
Zoom sur le film, sensible, vibratoire, un assemblage d’images, analogiques (16 mm) et de synthèse, de voix et de narration maillée de dialogues intimes, métaphoriques mais simples: «Dans sa ville, elle pouvait refaire tous les jours la même promenade, le même trajet, prendre les mêmes escaliers. (…) Toujours les objets l’entouraient et toujours, ils la trahissaient. Elle ne pouvait jamais leur faire confiance, ils risquaient toujours de retenir les empreintes, (…) fausser les reflets…».
Avec ce film, le spectateur voyage donc au travers de lieux à la fois réels (espaces du «Casino», grenier, ruines, paysage urbain) et artificiels, vides de toute présence humaine, mais qui, soudainement, s’animent sous l’improbable poussée d’un torrent déferlant dans les couloirs ou d’une giboulée de confettis gros comme des perles, un spectacle illusoire qui, tout en captant une sensation de vide, d’absence mais aussi de fantomatique, parlent de condition féminine, de notre relation à l’espace et à la mémoire.
Sinon, d’entrée de jeu, zoom sur une sorte de retable, un haut-relief en résine noire... qui piège une iconographie quasi biblique, une allégorie de la mort façon Brueghel ou Jérôme Bosch, un raccord surtout avec la recrudescence de l’esthétique moyenâgeuse prisée en vidéo. Alors, késako?
En raccourci – sous peine de noyer ce qui est à voir sous des paradigmes conceptuels et techniques aussi pointus qu’indigestes –, disons qu’Eva L’Hoest est une artiste qui vient de la vidéo mais qui, depuis 3 ans, est autodidacte en 3D, soit: en… sculpture. Ce qui l’intéresse, c’est la transposition/traduction sculpturale du pur software dans le geste, c’est passer du logiciel à l’artisanal, à la rencontre de matériaux (résine, métal, bronze) et au relief. Preuve serait dès lors faite que la sculpture ainsi extraite des technologies numériques redéfinit notre relation à la pensée, en tout cas, cqfd, elle génère une narration et une perception en rupture – «depuis la matière brute, des images naissaient». Démonstration en 5 œuvres – toutes inédites (conçues dès 2024 mais produites pour l’occasion) –, 5 hauts-reliefs – sujets figuratifs/humains à caractère médiéval sculptés en ronde-bosse – plongés comme des fossiles dans des sortes d’aquariums installés sur des rails.
Enfin, The Mindful Hand, c’est aussi un zootrope (visuel ci-dessus), ce mécanisme optique à l’allure de tambour qui donne l'illusion de mouvement, en l’occurrence de personnages moulés… tous sortis d’un énième tableau de primitifs flamands; en tout cas, le tambour prend place au-dessus d’une corbeille, terme d’organisation de la Bourse désignant l’accoudoir circulaire où se tiennent les traders, et le tumulte des voix d’épouser le flux des visages, et le mécanisme d’aspirer le vertige, un langage inaudible, une pensée comme une ruine conservée par accident.
Entre la main et l’esprit, un curieux paysage dessiné par Eva L’Hoest au Casino Luxembourg- Forum d’art contemporain (41 rue Notre-Dame), jusqu’au 11 mai, infos: www.casino-luxembourg.lu

Halte aux Rotondes, dont le chantier de rénovation inspire deux créatrices luxembourgeoises, la céramiste Anni Mertens (basée à Rotterdam) et l’illustratrice Viktoria Mladenovski (basée à Berlin) qui, après immersion dans le lieu, ses coulisses, son équipe, ses activités et ses publics, commet Wimmelbuch Rotondes, un livre cartonné format XXL de 7 doubles pages, sans texte, saturées de couleurs solaires où fourmillent (d’où le titre de l’opus géant) des personnages originaux – certains, récurrents, sautent d’une page à l’autre –, des anecdotes, des insectes, à commencer par une araignée, et on déambule dans l’envers du décor de ce lieu de vie culturelle que l’on apprend ainsi à mieux connaître, tout en restant libre d’interpréter l’histoire à sa manière.
Support pédagogique mais d’abord chouette objet artistique, avec sa dose d’humour, d’imaginaire et de récits personnels – à partager en famille –, le Wimmelbuch (visuel ci-dessus) est en vente en ligne sur le site des Rotondes (rotondes.lu) mais existe aussi en version animée, projetée sur l’écran panoramique de la Buvette.

Nous sommes donc dans la Rotonde 2, et c’est là, dans le Cube, un sas entre l’entrée de ladite Rotonde 2 et la Buvette, qu’Anni Mertens, artiste radieuse, nous propose une vision de l’espace en chantier en une installation déroutante qui combine sable, acier – celui des poteaux de soutien ou étançons –, néons – une lumière jaune rayonnant comme un soleil dans un paysage désertique – et formes en céramique, à la fois familières et étranges, en tout cas aussi distordues que du caoutchouc (visuel ci-dessus) et aussi jaunes que le néon; pour la cause, l’environnement tout sculptural s’intitule Yellow Under Pressure.
Cette combinaison de matériaux, de textures et d’effets visuels, cette alliance de l’abstraction et du détournement défient la perception, les emprunts réels au chantier se diluant/transfigurant dans un décor d’une autre nature, ludique, sinon onirique. Une inattendue expérimentation du faux-semblant susceptible de questionner notre capacité à nous adapter là où nous habitons, où nous vivons.

Terminus à Beckerich. Dans la Millegalerie, irruption de la fantasy. Avec une déferlante de Tuatha, ceux-là qui, dans la mythologie celtique irlandaise, désignent les gens de la tribu de Dana, la déesse mère, associée à la terre. Et la terre ou, plutôt, le grès sauvage, c’est le matériau céramique par excellence de Geny Scailquin qui, engagée pour le coup dans une figuration sculpturale, travaille en funambule entre art décoratif et artisanat d’art.
Les boules ou sphères – créations au demeurant magnifiques – ne sont pas vraiment des vases mais des allégories de Gaïa, notre globe originel, source de vie, à défaut, ce sont des vases canopes, par analogie aux formes et fonctions des «pots» destinés, dans l’Egypte antique, à recevoir les viscères embaumés du défunt.
Sinon, les terres de l’expo multiplie les métamorphoses, en ce qu’elles donnent vie en 3 dimensions à un récit légendaire, aux expressions et caractères (assez hargneux, toujours maussades) de petits mutants, des personnages imaginaires aux allures de Hobbits aux longues oreilles (visuel ci-dessus), petit peuple né de la forêt et gravitant autour d’une femme coiffée de branches appelée Dana – d’ailleurs escortée dans l’expo d’un binôme irrésistible: un guerrier encapuchonné flanqué de son cheval calleux. Chaque personnage est une pièce unique, aussi rugueuse que si elle était taillée dans de l’écorce. Du reste, l’artiste conjugue les techniques et les textures, dont de la porcelaine jumelée à un toucher imitant justement le bois – cfr J’ai trouvé un visage, sculpture énigmatique.
Terres de métamorphoses à découvrir à la Millegalerie, lieu dont l’intimité se prête à merveille aux histoires d’un autre temps, à leur magie, jusqu’au 9 février (du jeudi au dimanche de 15.00 à 18.00h). Infos: www.kulturmillen.lu
Comments